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Thierry ROTH / PLUS JAMAIS COMME AVANT ? /

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Dans mon livre paru récemment, Les affranchis[1], je mettais en avant que pour de nombreux jeunes patients qui se sont développés en se passant de l’instance paternelle (encouragés en cela par le fonctionnement social et leur environnement familial), ce n’était plus leur confrontation aux contraintes symboliques, mais bien plutôt celle à des limites réelles qui les amenait à consulter. Ainsi l’épuisement du corps, l’excès de jouissance, l’horreur d’un vide inhabité, viennent régulièrement faire obstacle. Les manifestations symptomatiques les plus répandues ne sont plus l’expression métaphorique d’un compromis entre désir et loi symbolique, mais le résultat d’un heurt avec le sans-limite de la jouissance, via l’objet — nouveau patron. Addictions, dépressions, errances subjectives, angoisses chroniques, prennent le pas sur les névroses de transfert. Mais en mettant l’accent sur l’obstacle réel plutôt que symbolique, je n’avais pas prévu l’arrivée du virus, qui prend au corps bien sûr, corps-on-a-virus, et qui vient faire point d’arrêt dans la course permanente à laquelle tant s’adonnaient il y a peu encore. En matière de heurt avec le réel, et de coup d’arrêt à la folie consumériste, nous voilà servis !

Au moment où la France et le monde se retrouvent ainsi confinés, voire traumatisés du fait de ce coronavirus, certains espèrent et prédisent qu’après cette crise « plus rien ne sera comme avant », que les gens retrouveront des valeurs de solidarité et d’échanges enrichies, que l’humanité y gagnera en dégageant le chemin vers un nouvel humanisme… Outre la naïveté en général d’un tel espoir, que constate-t-on déjà ?

Cette crise, d’abord, ne fait que renforcer le règne des GAFAM [2] et des nouvelles technologies, qui s’imposent plus que jamais comme le seul moyen de rester en lien, liés les uns aux autres par le biais de nos écrans, chacun chez soi. Les médecins et les psys n’osent même plus alerter contre leur utilisation excessive, tant ils s’imposent comme nécessaires. Par ailleurs on ne peut que sentir, déjà, s’aiguiser et trépigner d’impatience l’appétit pour une reprise de la bougeotte consumériste, dès lors que nos portes fermées pourront se rouvrir. Cette reprise sera nécessaire au redémarrage économique et donc encouragée. Tout sera fait pour relancer la consommation, et le toujours plus sera sans doute davantage encore au rendez-vous. Alors que j’entendais à la radio, simple exemple, deux nutritionnistes se réjouir que les Français retrouvent le goût pour la cuisine et les bons produits en ces temps de confinement, la réouverture le lendemain du drive d’un restaurant McDonalds d’Île-de-France a suscité un incroyable embouteillage et 3 h 30 d’attente pour pouvoir manger un cheeseburger dans sa voiture ! On constate, aussi, poindre à l’horizon les inévitables ravages d’une guerre économique entre entreprises voire entre pays aux abois : la guerre des masques n’en est que la prémisse et esquisse déjà du poids grandissant de l’Asie (la compagnie aérienne de Dubai Emirates, par exemple, reprend des vols en proposant pour cela des tests au coronavirus à l’entrée de ses avions, avec résultats en dix minutes, dans un but autant sanitaire que commercial… Air France paraît loin de pouvoir en proposer autant). Enfin, on n’ose à peine se projeter dans un avenir fait de « distanciation sociale », de « gestes barrières », de masques et de méfiances renouvelées devant toute proximité avec l’autre, sources de phénomènes paranoïaques — et hypocondriaques — de masse…

Si l’après-crise doit déboucher sur du nouveau, les signes d’espoir n’abondent donc pas… Mais on sait ce que Lacan pensait de l’espoir [3]. Cette croyance, « plus rien ne sera comme avant », est en tout cas un fantasme récurent, le vœu naïf d’un nouveau départ, l’espoir enfantin – ou névrotique, c’est pareil – que plus tard, quand je serai grand, etc. C’est typique de l’obsessionnel qui attend la mort du père, qui pourtant ne le guérira pas… Aujourd’hui, on assiste à la croyance, tout aussi naïve, que quand ce nouveau réel aura disparu, quand ce coronavirus sera enfin vaincu, comme le Père qui lui l’est déjà, on pourra être libéré des entraves. Mais le réel revient toujours, sous telle ou telle forme, et se moque de nos espoirs comme de nos croyances.

Si l’on peut espérer un peu de progrès, ce sera dans le type de prise en compte de ce réel, dans le nouage qui pourra se faire avec les dimensions symbolique et imaginaire, dans la manière dont le lien social pourra continuer à se construire. De même que pour nos patients affranchis, addicts notamment, on part d’une forme de castration réelle pour, via la parole et le transfert, les aider à retrouver la castration symbolique propre à leur statut de parlêtre, et ainsi à mieux repérer leur singularité au-delà de la foire aux jouissances, de même au-delà des contraintes réelles liées au Covid-19, la question va être de savoir comment chacun, individuellement, mais aussi collectivement, assumera sa condition d’être social, fait de parole et de langage, au-delà du virus. Combattre les dangers du coronavirus est primordial, maintenir des « gestes barrières » reste nécessaire, se servir des écrans pour des rencontres à distance est utile, mais au-delà de ces nouvelles contraintes, saurons-nous, et si possible mieux qu’avant, faire humanité ? Quelle place pour le symbolique à l’avenir ? Quel lien social va se mettre en place dans l’ère du post-Covid ? Quel type de gouvernance sera appelée ? Rien ne pousse, pour l’heure, à l’optimisme, à commencer par le traitement réservé depuis quelques années à la psychanalyse.

 

 

1 Thierry Roth, Les affranchis – Addictions et clinique contemporaine, Toulouse, érès, 2020.

2 Acronyme désignant les grandes entreprises technologiques que sont Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.

3 Voir Jacques Lacan, Télévision,