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D’une révolution sexuelle en psychanalyse / Laura Sokolowsky /

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Texte publié dans Lacan quotidien n°865.

Un appel à la révolution sexuelle en psychanalyse se produisit au cours des premières décennies du siècle dernier. Interne au champ psychanalytique, la contestation fut portée par une génération d’analystes de langue allemande durant l’entre-deux-guerres avant leur dispersion et leur émigration au début des années trente, principalement aux États-Unis.

Recouvrant ce que certains auteurs ont désigné comme la gauche freudienne, ses représentants les plus célèbres furent les psychanalystes Wilhelm Reich et Otto Fenichel (1). Inspirés par la doctrine marxiste de la lutte des classes, proches des milieux communistes, contemporains de la révolution russe de 1917, ces psychanalystes entreprirent de rénover la psychanalyse en la politisant. Séduits par le matérialisme dialectique, ils voulaient établir un dialogue entre le marxisme et la psychanalyse. Mais la mission fut difficile dans la mesure où les communistes n’appréciaient pas la doctrine freudienne de la sexualité. Les solutions individuelles aux traumatismes infantiles objectaient à l’opinion selon laquelle la société de classes et les conditions de production capitalistes devaient être combattues et abolies. Dès lors, une astuce consistait à mettre plutôt l’accent sur la prévention des névroses, à mener des actions concrètes telles que l’accès à des centres d’information implantés dans des quartiers populaires. Il fallait faire l’éducation sexuelle des populations soumises à l’ordre répressif autoritaire patriarcal.

Reich, brillant théoricien du transfert négatif (2) et de l’analyse caractérielle, fut exclu de l’International Psychoanalytical Association (IPA) au congrès de Lucerne en 1934. Son rejet des notions de masochisme et de pulsion de mort lui valut d’abord quelques soucis. La parution de son étude critique sur le caractère masochiste dans l’ International Zeitschrift für Psychoanalyse en 1932, sans l’aval de Freud et par l’entremise de Fenichel en sa qualité de rédacteur en chef de la revue, ne fit qu’aggraver sa situation. En outre, le rapprochement avec Moscou conduisit Reich à d’amères déceptions. Les communistes n’étaient ni prêts à s’affranchir de l’aliénation familiale, ni conquis par le rapprochement entre la doctrine du matérialisme dialectique et la psychanalyse freudienne. Comme l’écrivit un journaliste danois comptant parmi ses supporters, Reich fut celui qui prêcha dans le désert (3). À la suite de sa double exclusion du parti communiste et de l’IPA, ce dernier se lança dans une série de curieuses expériences qui l’éloignèrent de la pratique analytique. Réfugié en Norvège, Reich tenta de capturer la libido freudienne à l’aide d’une chaîne d’électrons. Il inventa aussi un remède pour soigner le cancer et étudia l’orgone (4) atmosphérique. Il finit sa trajectoire symptomatique dans une prison fédérale américaine.

Dans la période de l’entre-deux-guerres, Reich partit du constat que le manque d’efficacité de la psychanalyse dans la thérapeutique des névroses n’était pas assez interrogé. La guérison ne tracassait pas suffisamment les analystes en formation. Il voulut y remédier en dispensant des cours à l’Institut psychanalytique de Vienne ainsi que par l’introduction d’une technique nouvelle qui s’attaquait frontalement aux résistances caractérielles du moi de l’homme moderne. Cependant, sa critique de la psychanalyse était plus radicale. Pour le dire autrement, ce qui était visé comme guérison ne devait pas s’obtenir de surcroît car il ne s’agissait rien de moins que la capacité à jouir génitalement. Si la jouissance prenait son départ dans les organes génitaux, elle se propageait dans le corps sous forme de convulsions, ce phénomène étant suivi par une détente. Pour nommer cette jouissance, Reich inventa une terminologie toujours plus complexe en s’éloignant des concepts analytiques au fil des années.

Ne voulant rien savoir des développements de Freud concernant les pulsions partielles, à savoir leur part non éliminable, non résorbable et non transférable, sa théorie de la décharge orgastique se présentait comme l’alpha et l’oméga de la vie : la stase sexuelle rendait malade, la décharge sexuelle rendait vivant. Dans cette perspective, jouir ou ne pas jouir était une affaire de vie ou de mort. La castration s’avérait contingente puisque celle-ci était dépendante des déterminations économiques et sociales susceptibles d’être modifiées. Ne pas croire à l’inconscient en éliminant l’au-delà du principe de plaisir conduisit Reich à l’idée saugrenue qu’il avait découvert les vraies lois de la vie (5).

Au cours de la période où il pratiqua l’analyse, la satisfaction génitale était le but à atteindre en s’attaquant à la cuirasse défensive du moi de ses patients. Les pulsions partielles, les fixations prégénitales, étaient interprétées en termes de résistances à la satisfaction sexuelle. Or, assez vite, la démonstration de Reich s’appuya sur des observations empruntées au domaine de la physiologie. L’une d’elle établissait la comparaison entre l’érection- contraction du pénis et la poussée-rétractation des pseudopodes, indice d’une indubitable tendance à vouloir percer le secret de la jouissance en dehors de la dimension signifiante, au niveau biologique (6).

Reich estimait que depuis les 8 000 ou 10 000 ans de l’existence du système patriarcal, l’éducation dispensée aux enfants par la famille autoritaire refoulait la sexualité génitale en produisant des individus d’un type particulier. Emprisonnés dans leur cuirasse défensive, ceux-ci étaient frustrés sexuellement de façon permanente. Ils étaient peureux, malades et nerveux. Pour ainsi dire incapables de la grande santé que Nietzsche appela de ses vœux (7). Ils gaspillaient leur libido pour maintenir un refoulement constant : « La peste des névroses prospère pendant trois phases principales de la vie : dans la petite enfance, du fait de l’atmosphère du foyer parental névrotique ; pendant la puberté ; et finalement dans le mariage d’obligation, fondé sur des normes strictes morales » (8). Dans la relation conjugale, les hommes perpétuaient la mentalité coloniale en transformant leur épouse en esclave domestique vouée à la procréation. Dans ce contexte civilisationnel, l’amour conjugal était inexistant. Le produit de cette union malheureuse assistait aux déchirements inévitables de deux êtres qui ne s’aimaient pas. L’enfant traumatisé tombait alors aisément sous la coupe d’une mère frustrée qui reportait son affection et son ambivalence sur sa progéniture. Reich en vint à comparer l’enfant de la cellule familiale à l’animal domestique qu’une femme caresse ou bat selon son bon plaisir.

La famille œdipienne était le lieu de tous les dangers puisqu’elle mettait l’enfant en position d’objet du caprice maternel. Fondée sur la soumission à l’autorité, la répression sociale de la jouissance sexuelle se transmettait de génération en génération depuis l’époque néolithique et dans la plupart des sociétés, exceptée celle des Trobriandais étudiée par l’anthropologue Bronislaw Malinowski (9).

La mise en cause de la famille œdipienne avait une portée politique. Si l’on souhaitait se débarrasser des politiciens malhonnêtes et des fascistes de tous bords, la solution se trouvait à portée de mains. C’était le système patriarcal comme support de la morale sexuelle répressive que l’on devait supprimer pour libérer les énergies et produire des individus sains. Il en existait déjà un petit nombre dans nos sociétés, mais ceux-ci se cachaient : les caractères génitaux devaient se montrer discrets pour survivre au sein d’une communauté imposant l’ascétisme, le mysticisme et la monogamie du mariage.

L’hypothèse de la pulsion de mort développée par Freud à l’orée des années vingt contrevenait à l’opinion que la révolution sexuelle était possible. La particularité de l’interprétation de Reich relativement à l’Œdipe est l’extension de la fonction répressive au couple du père et de la mère. Ici, le père de famille n’a pas l’inquiétante splendeur de celui de Totem et Tabou. Il s’agit du travailleur fatigué des grandes villes industrieuses, usé par l’alcool et la misère. C’est le père malade, au bout du rouleau, de l’hystérique, mais en plus nocif. Pitoyable, le père œdipien exerce son méchant petit pouvoir sur l’ensemble de ses proches. La mère de famille, femme frustrée sexuellement et dépendante économiquement de son mari, éduque ses enfants à la baguette, étouffant dans l’œuf toute manifestation infantile de sexualité génitale. Sa passion incestueuse fait le reste. Si l’enfant survit à cet enfer familial, c’est pour devenir un adolescent sadique, fixé aux stades oral et anal que la cuirasse caractérielle inscrit dans son moi de façon pérenne.

Reich évoquait en 1927 les fixations œdipiennes de l’enfant de la façon suivante :

« Les parents – inconsciemment sur l’ordre de la société mécanisée et autoritaire – répriment la sexualité chez les enfants et les adolescents. Comme les enfants trouvent leur voie à l’activité vitale bloquée par l’ascétisme et, en partie, par le désœuvrement, il se développe chez eux une espèce “collante” de fixation parentale caractérisée par l’impuissance et les sentiments de culpabilité […]. La tradition conservatrice – une tradition qui a peur de la vie – se perpétue de la sorte. Comment, dès lors, peut-il se trouver encore des êtres humains sains et qui le demeurent ? » (10)

Dans sa période américaine, à l’automne 1953, Reich nota dans son journal que la fonction de l’orgasme transcendait l’espèce et le genre : « Son rythme à quatre temps caractérise la division des cellules et les mouvements pulsatoires d’une méduse ou le péristaltisme d’un ver ou d’un intestin. Il trouve son expression la plus nette dans la projection des pseudopodes d’une amibe. » (11) Il convient de relever qu’ici la jouissance n’a plus rien de génitale. Décrite en termes d’énergie universelle que divers appareils devaient capter pour guérir du cancer – ce qui valut à Reich des ennuis sérieux avec la justice américaine et son emprisonnement en Pennsylvanie –, la jouissance illimitée de la vie ne connaît pas les limites de la castration.

En 1971, Lacan énonça que la jouissance est corrélative de l’entrée en jeu du signifiant sous la forme de la marque, laquelle est marque pour la mort. La séparation de la jouissance et du corps mortifié par la marque du trait unaire implique que l’on ne pourra jamais savoir ce qu’est la jouissance sans l’entrée en jeu du signifiant : « Ce dont jouit l’huître ou le castor, personne n’en saura jamais rien, parce que faute de signifiant, il n’y a pas de distance entre la jouissance et le corps. L’huître et le castor sont au même niveau que la plante, qui, après tout, en a peut-être une, de jouissance, sur ce plan-là » (12).

Reich avait donc trouvé une solution personnelle à l’énigme de la jouissance : la jouissance hors signifiant est identique à l’expansion de la vie. Jouir, c’est vivre et tout obstacle à la jouissance mortifie de façon nécessaire, d’où l’accent qu’il met sur l’orgasme obligatoire sous forme de convulsions corporelles, plus proche du modèle de l’épilepsie que d’une quelconque érotique.

La révolution sexuelle en psychanalyse ne se soutient que du non-rapport.

1 : Jacoby , Otto Fenichel : destins de la gauche freudienne, Paris, PUF, 1986.

2: Sur l’apport de Reich à cette notion, voir les développements de Jacques-Alain Miller lors d’une conversation qui eut lieu à Madrid en 1998, in Miller -A. (s./dir.), Le transfert négatif, Paris, Navarin, 2005.

3: Leistikow , « L’homme qui prêche dans le désert » (1936), Partisans, n° 66-67, juillet-octobre 1972, p. 54-63.

4: À la recherche d’un substrat réel de la libido, Reich mesura les phénomènes électriques présents sur la peau durant l’orgasme. Il inventa le terme d’orgone pour nommer cette énergie de la vie dont le rayonnement serait présent au niveau atmosphérique.

5: Reich , Écoute petit homme !, Paris, Payot, 2002, p. 163.

6: Reich , La fonction de l’orgasme, Paris, L’Arche éditeur, 2004, p. 208.

7: Sur la grande santé, voir le passage commençant par « Nous qui sommes neufs, innommés, difficiles à comprendre, précurseurs d’un avenir encore non démontré » in Nietzsche , Le Gai savoir (1882), disponible sur internet, ici.

8: Reich , La fonction de l’orgasme, op. cit., p. 159.

9: Lacan se réfère à l’étude de Malinowski sur les îles Trobriand dans son texte sur les complexes familiaux : le complexe d’Œdipe est relatif à une structure sociale, ce qui ne préjuge d’aucun mirage paradisiaque lorsque la répression n’est pas assumée par l’imago

10: Reich , La fonction de l’orgasme op. cit.

11: Reich , Reich parle de Freud, Paris, Payot, 1972, p. 287-288.

12: Lacan , Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 1991, p. 206.