GRACE A DIEU… / Jean-Pierre Lebrun /
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Le dernier film de François Ozon, en dépit de ses qualités cinématographiques évidentes (grand prix du jury au Festival de Berlin) et de son actualité interpellante (il évoque les affaires judiciaires en cours des procès contre le prêtre Bernard Preynat, accusé d’actes pédophiles, et contre le cardinal Barbarin, accusé d’avoir couvert les agissements de ce dernier durant des années) pose néanmoins question.
Derrière les faits avérés rapportés dans le film et ce qu’ils traduisent du profond malaise à l’égard du sexuel dans l’institution catholique, il y a une lecture implicite qui relève davantage de la méprise que de l’élucidation.
Tout semble en effet étayer et conforter une seule thèse : les trois victimes de ces abus souffrent dans leur vie actuelle des suites de ce qui est présenté à juste titre comme des actes traumatisants. Nul ne peut nier le traumatisme, mais la question est de savoir si la corrélation établie est pour autant aussi claire qu’il ne l’est affirmé, si la causalité invoquée est à prendre en compte de manière aussi directe et exhaustive.
En un mot comme en cent, c’est comme si le réalisateur François Ozon faisait allègrement passer la certitude d’avoir mis la main sur la cause des troubles psychiques de ceux qu’il considère alors purement et simplement comme des victimes. Ainsi, le personnage joué admirablement par Swann Artaud est régulièrement atteint de crises d’épilepsie, pète régulièrement les plombs et se retrouve même passible de violences conjugales. Où est le rapport avec les attouchements sexuels ? Non qu’il n’y ait pas de rapport possible, mais c’est l’évidence de la causalité qui ne convient pas, d’autant plus d’ailleurs que le rapport de la victime, tant à sa mère seule qu’à son père remis en ménage avec une nouvelle compagne, donne bien à voir qu’on est loin d’une quelconque sérénité relationnelle.
En fait, cette démonstration faussement évidente va plutôt de pair avec un implicite inquestionné, celui de considérer les actes litigieux comme venant ternir « l’innocence perdue » de l’enfance, comme le dit l’un des trois protagonistes.
C’est donc bien, autrement dit, toute la découverte freudienne – celle de l’inconscient, comme l’infantile en chacun de soi tout simplement – qui est implicitement versé à la déchetterie. La sexualité n’est plus que l’irruption dans la vie de la blanche enfance d’une salissure qu’il aurait fallu attendre la vie adulte pour pouvoir la consommer en toute légitimité.
Nulle place à ce que la sexualité est bel et bien présente dès l’enfance dans le développement de la vie psychique. Nulle question, donc, à propos de la répétition manifeste de ces actes. Nulle interrogation sur le fait que d’autres enfants, eux, réagissent en s’enfuyant. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas ici de minimiser l’impact de l’abus de confiance, encore moins la perversion du prédateur, comme on l’appellerait aujourd’hui. Mais simplement d’identifier qu’en mettant seulement la focale sur ce dernier, l’on s’empêche de tirer au clair, voire même d’aborder la complexité des situations et de ses conséquences.
Sans doute que la satisfaction d’enfin pouvoir mettre à jour des pratiques qui sont loin d’avoir été rares entraine d’aucuns à ne plus se soucier de l’élucidation de ce qui en résulte. Pourtant, la question s’avère incontournable, d’autant plus que, par un autre biais, le film d’Ozon donne à entendre un autre implicite.
Ce qui vient effectivement en aide aux trois victimes, c’est indiscutablement le fait de pouvoir en parler : d’abord, bien sûr de ne pas rester confinés au silence, d’en parler entre eux ensuite, d’en parler aux autres, enfin, au travers de leur action collective dans le social, la création d’une association « Parole libérée ». Tout
cela les amenant à revivre une solidarité qui est loin d’être négligeable dans ce processus de réappropriation de leur existence traumatisée.
C’est donc implicitement que Ozon fait voir et entendre que parler est au cœur de la possible transformation d’une impasse en voie ouverte.
Certains pourront évidemment penser qu’il s’agit là d’une évidence, mais ce serait méconnaître à quel point l’évolution de notre société nous amène à ne plus prendre acte de ce que parler implique.
La parole y est aujourd’hui rétrécie à la seule communication, réduite au seul jeu de la demande et contre- demande, délestée de sa valeur énonciative, alors que tel est bien notre destin d’êtres parlants, que d’être contraints, notre vie durant, à subjectiver via le langage et la parole. C’est sans doute la raison pour laquelle Lacan, à la fin de son œuvre proposait de parler de parlêtre plutôt que d’inconscient.
A ce propos, Ozon décrit avec minutie et fait bien entendre que par cette voie de la parole débâillonnée, peuvent se remettre au travail les effractions dont les trois protagonistes ont été victimes, ce qui n’autorise nullement à les enfermer dans la seule victimisation.
C’est donc bien un film paradoxal que nous livre François Ozon, aussi paradoxal que le mot du cardinal Barbarin qui sert de titre au film et que celui-ci utilisa spontanément, sans se rendre compte de ce qu’il disait, pour commenter la prescription juridique des faits qui étaient reprochés à Bernard Preynat.
Jean-Pierre Lebrun