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NOTE DE LECTURE À PROPOS DE L’OUVRAGE « LE LAMBEAU » DE PHILIPPE LANÇON / PAR MARC ESTENNE /

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L’assassinat de plusieurs collaborateurs de Charlie Hebdo en janvier 2015 a confronté de manière inédite la société française au terrorisme islamiste, inaugurant dans nos pays une succession d’attentats extrêmement meurtriers. De nombreux travaux émanant de différentes disciplines ont tenté de saisir de quoi cette violence, cette haine est le nom. Si ce travail d’analyse et de réflexion est indispensable, c’est d’un point de vue bien différent que Philippe Lançon s’énonce dans son récent livre : il relate les deux années qu’il a vécues après l’attentat qui a décimé ses collègues et amis et l’a défiguré en lui arrachant la moitié de la mâchoire.
Cette œuvre récompensée à l’automne par le prix Femina est d’une remarquable humanité et porte au plus haut l’éthique d’une parole qui oppose à la barbarie l’extraordinaire vitalité d’une culture incarnée. Je l’ai lue comme la description minutieuse d’un nouage élaboré pour survivre à l’effroi absolu qu’induit inévitablement la mort quand elle déferle avec une telle violence, pour ne pas chuter dans l’abîme d’un Réel dévastateur et sombrer comme sujet. Par respect pour cet écrit et pour faire entendre quelque chose de son intensité, j’ai choisi de retranscrire ici plusieurs signifiants et fragments du texte original – ils figurent en italiques.
            La trame de l’écriture emmène le lecteur au plus près de ce travail de haute couture intime qui s’efforce petit à petit de border le trou, la caverne que l’attentat a creusé dans la réalité de Philippe Lançon. Dans un processus non linéaire fait d’allers-retours, d’avancées et d’arrêts, de plongeons et de sursauts, de zigzags il essaye de remettre les deux pieds sur la rive des vivants dans un monde où plus rien n’est à sa place, où tout est étranger, unheimlich. L’homme consistant qu’il a été avec un corps, une histoire et des souvenirs s’est brusquement détaché de lui et le temps s’est interrompu. Il se sent dans un état flottant, entre avenir et passé, là où « je » fut quelqu’un, sera un autre, et, pour l’instant, n’est plus. Où le futur antérieur, temps du sujet, n’a pas cours. Effraction, béance, disjonction. L’amputation de sa mâchoire lui interdit de parler et d’avaler et l’oblige à respirer par une trachéotomie. Privé de ces repères sensoriels essentiels, il est désorienté, égaré. En plus du trou qui le défigure, le maintien de ses fonctions vitales impose aux médecins de le percer de toutes parts. Il se sent fuir par ces multiples trous corporels et par celui qu’il appelle le trou dans ma conscience.
            Malgré l’angoisse, la douleur, la solitude et l’épuisement il s’efforce dans l’entremêlement des jours et des nuits de s’approprier par bribes ce qui lui est à présent si radicalement étranger et ne cesse de faire intrusion de façon anarchique, sensations inédites, imprévisibles et douloureuses, cauchemars et souvenirs éteints qu’il ne parvient plus à sentir. Il ne parle pas mais dès le lendemain de l’attentat, il tente de les nommer en utilisant ses trois seuls doigts non bandés pour écrire en lettres capitales sur une ardoise Velléda. Il n’y a que deux mots par lignes, confie-t-il, comme si j’écrivais dans l’obscurité. Je prends une torche et circule dans la caverne par où je suis revenu. J’éclaire ces graffitis. Il s’adresse d’abord à son frère qui le veille et aux soignants, puis très vite rédige des articles pour Charlie et Libération, les deux journaux dans lesquels il livre des chroniques depuis des années.
Pour Philippe Lançon écrire est bien plus qu’un métier, c’est un acte. Et c’est dans cet acte que le journaliste-écrivain mutique trouve la force d’inscrire les premiers mots qui contiennent la fuite hémorragique qui le vide de ce qui n’est plus lui et de ce qui ne l’est pas encore. Corps effracté, corps abîmé mais, toujours et encore, corps parlant. Premières représentations, premiers traits symboliques qui font inscription subjective sur les murs de sa caverne. Premiers pas pour apprivoiser la violence qui lui a été faite et, par l’écriture, parvenir après bien des mois à se sentir à nouveau léger comme une plume, abandonné à la discipline quotidienne comme au vent qui passe.
            Sa passion pour la littérature, la musique et l’art font monter à bord de son frêle esquif des passagers clandestins à qui il ne cesse de s’adresser durant ce long voyage, Baudelaire, Proust, Kafka, Bach, Beethoven, le jazz, Velasquez et tant d’autres. Ses auteurs favoris lui permettent de trouver des mots suffisamment vierges et fluides pour décrire ce qui le traverseLe jazz m’a aidé à vivre, le livre à ne pas mourir. La musique et la langue sont toutes deux habitées par le rythme qui fonde leur dimension symbolique et conditionne l’inscription pour le sujet d’une présence à lui-même et à l’a(A)utre.
Il y a aussi le rythme des multiples activités qui scandent nécessairement les journées d’un patient gravement lésé, liées aux soins eux-mêmes ou aux visites quotidiennes des proches, des soignants et des amis. L’auteur évoque en quoi ces activités ont pour lui valeur de rituel. Nous avons fait l’hypothèse que les rituels ont une fonction de nouage qui se soutient du rythme, du corps, du mouvement et de l’écriture*. Peut-on avancer que ces temps de rituel ont fourni à Philippe Lançon l’appui indispensable pour que son corps hors temps, immobile et morcelé se laisse à nouveau habiter par la pulsatilité ? Au cours de son parcours il expérimente différents temps qu’il qualifie d’interrompu, négligé, suspendu ou encore retrouvé. La sensation de renaître viendra avec le sentiment séminal de joindre les deux bouts, l’avant et l’après ; on pourrait dire avec le sentiment de se retrouver dans un temps à la fois rythmé et continu.
Alain Didier-Weill soutient que, dans différentes formes de production artistique, le rythme a la propriété de mettre Réel et Symbolique en résonnance. Il nous semble que le livre de Philippe Lançon témoigne de combien l’écriture, par le rythme qui l’habite, a soutenu en lui cette opération de nouage. Une écriture, comme le dit Serge André, qui s’empare de la chair des mots et vise à présentifier le Réel.
            Au moment de partir de l’hôpital, il dit quitter ce qui a été un second berceau, un berceau textuel. Berceau qui lui a permis d’accueillir progressivement l’étrangeté des plus petits gestes du quotidien comme celle de certaines perceptions et pensées, et de renouer avec les personnages, les images, les sons et les odeurs qui habitent les souvenirs de son enfance et de nombreux voyages. C’est en prenant conscience de son corps métamorphosé dans le monde vivant qui l’entoure que le patient commence véritablement à renaître. Faire les gestes comme toujours, comme jamais et aller au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau. 
            Le récit de Philippe Lançon témoigne de la manière dont sa reconstruction subjective ne cesse de faire écho au travers de signifiants partagés à celle qu’opèrent les chirurgiens et l’équipe soignante. C’est une parole adressée qui le sauve, qui lui permet de survivre et redonner un minimum de sens à cette vie après la mort, après la vie, à cette fiction qui n’en était pas une. Construction dans la langue : française ou espagnole, pensée, lue, écrite ou parlée, elle n’a jamais cessé d’être extraordinairement vivante en lui et a fondé les nombreux transferts – avec la chirurgienne, les soignants, les policiers qui assurent sa sécurité et certains patients avec qui il fraternise – sans lesquels rien n’aurait pu advenir, sans lesquels son chemin de croix n’aurait pu se transformer en une épopée presque plaisante, vouée à une réparation chirurgicale, amicale et mystique.
            Il reste dans ce récit lucide, bienveillant, pudique et sans complaisance une grande part de mystère, de nécessairement indicible parce qu’on ne peut jamais saisir que quelques éclats de ce qui constitue le Réel d’une telle expérience. Les mots ont tout le poids de leur absence ; et le silence naît, littéralement, de ce qui ne peut être dit, pour rejoindre ce qui ne le sera pas, écrit Philippe Lançon. Dont acte.
* Estenne M, Jamart C, Marchal P. Document préparatoire à la journée d’étude organisée à Bruxelles le 19 mars 2016. Le Bulletin Freudien n°62/2017. Devons-nous encore avoir des rites ? pp15-18.