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GODARD PAR GODARD / Martine Lerude /

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En 2018, Godard a présenté à Cannes son dernier film : Le livre d’image (sans « s », nous y reviendrons), qui a obtenu la Palme d’honneur ; une telle distinction est assez révélatrice de la place marginale et honorée que lui assigne ce grand marché du cinéma. Cette année, comme en 2014, lorsque son film Adieu au langage était en compétition, il n’est pas venu à Cannes. Et s’il n’est pas venu  (et là on évoque son âge et ses douleurs), il a néanmoins réussi à créer l’événement. Secouant les habitudes cannoises, jouant et de son absence physique et de la technique, il a donné une surprenante et amusante conférence de presse par smart phone avec l’application FaceTime : c’est-à-dire avec  l’image la plus petite et la plus mauvaise qui soit (le degré zéro de l’image) sur l’instrument le plus minimaliste, le plus performant, le plus commun aussi. Et ceci précisément l’année où les téléphones portables ont été interdits de tapis rouge, afin que les images de la montée des marches diffusées mondialement ne soient pas parasitées de personnes entrain de faire des selfies[1]. La conférence de presse fut qualifiée de surréaliste, d’hallucinante par des critiques. Elle fut filmée et est diffusée sur YouTube et je dois  à Cyrille Noirjean  de l’avoir découverte (cliquer sur le lien pour la visionner : https://youtu.be/KceYX_A-ERI ) Godard réalise, avec cette conférence de presse, un montage optique cocasse : un smartphone est tenu à bout de bras par son plus proche collaborateur (Fabrice Aragno) ; sur l’écran minuscule, ses grosses lunettes à large monture noire sont reconnaissables mais le visage est flou ; des journalistes du monde entier se précipitent devant ce tout petit écran et s’adressent à cette image incertaine : les uns après les autres, ils  déclinent leur nom, leur journal et posent leur question. Godard répond et l’on entend parfaitement sa voix, qui semble bien plus proche et bien plus reconnaissable que son image. C’est une voix assurée pleine de conviction, rarement hésitante, une voix qui sort du smartphone et pas de l’au-delà ! Il donne à ses interlocuteurs une leçon de cinéma qui reprend la question impossible, celle déjà formulée dans Pierrot le fou (1965) par Belmondo qui demandait à un producteur : «  qu’est- ce que le cinéma ? » Godard parle de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas au cinéma : faire ce qui ne se fait pas, c’est assurément sa ligne de force. Mais qu’est ce qui ne se fait pas ? Peut-être être un film sans fiction, sans acteur, sans tournage? Un  film fait exclusivement d’associations d’images et de textes, d’images déjà tournées déjà enregistrées, déjà vues, et de fragments de textes déjà connus déjà cités. Un film de citations donc et de collages explicites. Ce film, non distribué à ce jour, s’inscrit selon les critiques qui l’ont vu, dans la suite de son « Histoire(s) du cinéma » ;  le propos voulu par Godard sur les palestiniens, sur la guerre, si important pour lui, est à peine mentionné par les critiques qui insistent, eux, sur la beauté, le choix esthétique des images, sur  leur association ; la création est saluée, ennuyant les uns, enthousiasmant les autres. Godard  affirme, via le smartphone, que le plus important dans un film, c’est le montage, le montage des images et pas le tournage. «  Le montage est premier » affirme-t-il. Car les images sont déjà là, à disposition. Il répète que le tournage ne l’intéresse plus et que seul le montage le passionne, d’autant qu’il implique la main.  C’est le paradoxe de son cinéma aujourd’hui : les images ne sont plus à produire, comme il l’a fait il y a 50 ans,  mais à choisir dans un patrimoine d’images déjà là, parmi celles des autres cinéastes, les siennes propres, celles de l’actualité.  Les  images sont à disposition : il s’en empare, les dispose, les articule entre elles  comme il le fait avec les citations des écrivains et des poètes qui les accompagnent en les subvertissant. Il produit un couper-coller singulier, subjectif, qui est aussi  un travail manuel. C’est comme un puzzle d’images et de mots dont la logique, la formule  mathématique serait à découvrir et dont il manque la pièce qui permettrait d’en fixer le sens dernier. Ainsi dans un entretien avec Zagdanski [2]il remarquait : « je m’intéresse à des petits morceaux, aux choses que je vois, comme Théodore Monod et ses petits cailloux, je ne sais pas d’où elles viennent et je me dis qu’il y a là peut être une loi ».  En donnant à son dernier film le titre « le livre d’image » sans « s »,  Godard supprime le « s » inaudible du pluriel et va à l’encontre de l’usage de la langue,  comment l’entendre ?  N’y aurait-il qu’une image fondatrice originaire ? Une seule image qui organiserait toute la suite des autres images emmagasinées par chacun selon des règles qu’il lui faudra (ou pas) découvrir. Lacan parlait, à propos des systèmes logiques, « des règles que l’on s’est à soi-même données » et qui sont en quelque sorte  l’expression de la logique de l’inconscient.  Comme en écho, Godard expliquait : «  Je prends des morceaux, je les mets ensemble et après je cherche la règle mathématique qui les lie : il y en a toujours une » et l’analyste peut ajouter que c’est toujours la même. Avec ce titre, comment aussi ne pas penser à Mallarmé (si souvent cité par Godard) qui s’interrogeait sur le rapport mystérieux entre les « s » inaudibles de la langue, « entre cet « s » du pluriel et celui qui s’ajoute à la seconde personne du singulier, dans les verbes, exprimant lui aussi, non moins que celui causé par le nombre une altération… » [3] Et Godard s’est toujours emparé de la littérature et de citations dont certaines de Mallarmé incluses dans le corps de ses films. N’y aurait- il qu’une seule image, comme il n’y aurait pour Mallarmé qu’un seul vers ? Citons-le encore. « Et le volume de la poésie future sera celui à travers lequel courra le grand vers initial avec une infinité de motifs empruntés à l’ouïe individuelle »[4]. Car pour Mallarmé «  Le vers est partout dans la langue où il y a rythme, partout, excepté dans les affiches et à la quatrième page des journaux. Dans le genre appelé prose, il y a des vers, quelques fois admirables, de tous rythmes. Mais en vérité, il n’y a pas de prose : il y a l’alphabet et puis des vers plus ou moins serrés, plus ou moins diffus. Toutes les fois qu’il y a effort au style, il y a versification. »[5] S’il n’y a qu’un seul vers, «  le grand vers initial » comme le formule, en commentant Mallarmé,  Jean-Claude Milner, c’est « celui qu’on dit dans l’instant qu’on le dit. Tout comme le dé n’est tel qu’à l’instant qu’on le lance aussi longtemps qu’il tournoie ».[6] Ainsi Godard filme des enfants qui jouent aux dés (dans « Adieu au langage »), présence de Mallarmé rappelant le nouage indéfectible du poème et de l’image ? Mais aussi jeu de la lettre 3 « D » car le film est expérimentalement tourné en 3D… Si pour Godard, le cinéma n’est plus, depuis longtemps la création d’images et d’histoires à raconter, c’est en revanche le système de collage des fragments entre eux, et la loi mathématique insue qui les ordonne, qui constituent la création elle-même. L’articulation des images ne cesse de renvoyer à la polyphonie de la langue, à ce que Lacan nommait « le cristal de ma langue »[7] et  le cinéma de Godard me semble venir nous offrir, à nous analystes, une conception de l’inconscient. Une conception de l’inconscient qui n’est ni le réservoir de l’immonde ou de l’objet merveilleux à faire advenir au monde  mais une construction infinie produite dans l’adresse que le créateur fait aux autres, lecteurs et spectateurs,  à partir d’une marque première singulière inaugurale qu’on l’appelle image ou vers. C’est cette création,  ce collage subjectif qui donne une perspective extérieure à l’artiste comme le dit Aragon. La question du sens et des sens est posée, comme celle de la forme et de l’interprétation qui nous concerne au plus vif. On le sait, on  peut faire dire ce qu’on veut aux images, c’est pourquoi il y faut le langage et Godard ne cesse de nous le  rappeler. Son avant-dernier film, pourtant nommé Adieu au langage, est aussi la reprise incessante de sa question sur l’impossible à dire, à montrer  qui est toujours recommencement de nouveaux collages d’images et de mots, de nouveaux films et de nouvelles créations. Aragon, qui le comparait à Delacroix, écrivait : «  l’art c’est le délire d’interprétation de la vie »[8]. Si Godard pouvait affirmer « Il n’y a pas d’images justes mais juste des images »,  nous ajouterons : « juste des images »  reliées entre elles par une logique implicite offerte à la lecture singulière de chacun, à condition de se déprendre de l’aveuglement esthétique et du charme des histoires qu’elles peuvent dispenser. D’où peut-être le dépouillement systématique de Godard pour faire un cinéma qui ne se fait pas. Martine Lerude
[1] Remarque que je dois à Cyrille Noirjean [2] Dialogue Zadganski-Godard autour de La mort dans l’œil, 22/09/2014 YouTube « Paroles des jours » [3] Stéphane Mallarmé in « Fragments et notes », Poésie/Gallimard, 2003, p399 [4] Stéphane Mallarmé in « Réponses à des enquêtes », Poésie/Gallimard, 2003, p 404 [5] Ibid p 403 [6] J C Milner, Mallarmé au tombeau ,Verdier, Paris, 1999 [7] J Lacan, « Radiophonie » in Autres Écrits [8] Aragon : Qu’est-ce que l’art Jean-Luc Godard ? In Lettres françaises, 1965, n° 1096