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Stéphanie TORRE/ Psychanalyse et médias : des discours immiscibles ?

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Texte paru le 22 mai 2025 et à retrouver sur le site de l’ALI. Illustration Culture Psy P7 — Psychanalyse et Culture contemporaine.

Pourquoi la psychanalyse a-t-elle, de nos jours, si fréquemment «mauvaise presse» ? Faut-il imputer aux seules outrances médiatiques auxquelles nous sommes en train de nous habituer, la raréfaction d’un dire psychanalytique dans les grands médias français ? Pas si simple, puisque force est de constater que la possibilité de parler d’inconscient dans les supports d’information dominants s’avère, depuis un siècle, souvent révélatrice des discours politiques, économiques et sociaux dominants. Et qu’à ce titre, le traitement réservé par les journaux, la télévision, la radio ou le web à la théorie ou à la pratique freudo-lacanienne peut être sérieusement envisagé comme un indicateur fiable et précis de l’indépendance des rédactions.

Une approche historique des séquences d’appréciation ou de rejet qui se succèdent depuis la décision de Freud d’élargir son adresse aux profanes permet, en effet, de relever cinq séquences distinctes qui marquent, finalement, l’histoire de la psychanalyse dans les médias.

  • La première séquence, de 1900 à 1940, pourrait être nommée « l’Âge héroïque ».

En effet, au début du XXe siècle, l’accueil réservé à la pensée de Freud, en France, s’avère plutôt frileux, pour ne pas dire franchement hostile. Dans la presse généraliste, on le décrit volontiers comme pan-sexualiste, irrationnel, aventureux. On s’insurge aussi souvent contre sa théorie sexuelle infantile. Si bien que, malgré l’intérêt pour l’inconscient de certaines revues savantes au milieu des années 20, Freud, rancunier, n’acceptera jamais de répondre à la presse française.

  • Le deuxième âge, de 1945 à 1966, c’est « l’Âge d’or »

Cet âge d’or advient juste après la Seconde Guerre mondiale, quand les autorités françaises rêvent d’une information indépendante qui contribue à la formation de l’esprit critique des citoyens. Dans ces années très particulières, la psychanalyse devient, en effet, un véritable phénomène de société, et ses signifiants se répandent dans les journaux, sur les ondes, et par voie de conséquences dans l’opinion, soumise au discours dominant du « quatrième pouvoir ». Et le phénomène est d’autant plus soutenu que, dès les années 50, Jacques Lacan parvient, à travers son enseignement, à faire de la psychanalyse une science spécifique en parlant de structure, c’est-à-dire en intégrant les effets du langage sur le sujet. Par son érudition, sa théâtralité, voire son maniérisme, celui-ci exerce une fascination sur les grands médias et leur donne même, pourrait-on dire, le goût de la psychanalyse, ou tout au moins le goût de la populariser, souvent jusqu’à l’excès, c’est-à-dire jusqu’à la réduire à « des signifiants noyés dans une culture psychologique généralisée » selon l’expression du sociologue Robert Castel.

  • Le troisième âge, entre 1967 et 1990, c’est celui de la « nouvelle vague »

Malgré les guerres de clans qui la minent, la psychanalyse se trouve alors en position hégémonique dans les institutions psychiatriques, mais aussi dans les pratiques pédagogiques, éducatives, sociales, artistiques… Au risque de devenir un produit de consommation comme un autre, ce qui inquiète Lacan au point qu’après le succès de ses Écrits, il prévient les psychanalystes, à Rome, en 1967 : « C’est que je pense que le bruit ne convient pas au psychanalyste et moins encore au nom qu’il porte et qui ne doit pas le porter ». À sa mort en 1981, dans le journal de la mi-journée de TF1 présenté par Yves Mourousi, on parle ainsi d’« un nom qui rayonnait sur le monde». On le rapproche souvent d’un autre, celui de Françoise Dolto, qui connait, en effet, à son tour, entre 1976 à 1978, un immense succès populaire grâce à l’émission « Lorsque l’enfant parait » diffusée sur France Inter. Elle devient alors la psychanalyste que l’on invite sur les plateaux, dans les studios, à l’instar de J.B Pontalis, Jean Laplanche, André Green, Jean Oury ou Maud Mannoni, dans les années 80… C’est une époque où la psychanalyse donne de la voix.

  • Quatrième période : 1990-2020, « les années noires ».

À l’heure de l’avènement de l’ère numérique et alors que les neurosciences et le cognitivisme sont en plein essor, un nouveau cycle de polémiques arrivant des États-Unis autour de la scientificité des travaux de Freud est activement relancé dans les médias français : on se souvient, notamment de 2005, de la parution du « Livre noir de la psychanalyse » qui provoque un déchainement de la médiasphère.

  • Cinquième période : celle qui court depuis 2020, et que j’ai appelée « l’Âge de la bâtardisation ».

Le point de départ de cette dernière période qui est la nôtre est à situer lors de la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid 19 du fait de la décision politique des services du gouvernement français de favoriser, dès mars 2020, les sciences cognitives et comportementales dans leur approche sociale de l’évènement pour prodiguer des conseils qu’ils veulent efficaces. Les médias répercutent largement ces messages injonctifs qui excluent toute discursivité. Or, depuis cinq ans maintenant, un même constat s’impose : dans l’ensemble des supports d’information, les psychanalystes sont de moins en moins invités à parler. Sauf exception. Car il est indéniable qu’une certaine psychanalyse semble, depuis peu, séduire un certain nombre de journalistes : on applaudit donc, ici ou là, une psychanalyse dite « émancipée » qui fait la joie d’un certain nombre de rédactions, satisfaites de recevoir des psychanalystes enfin prêts à dire ce qu’elles ont envie d’entendre.

Mais au-delà de ce repérage, comment expliquer cette succession de séquences d’adhésion et d’aversion ? Par quelle logique, quelle loi, quelle théorie ?

Une logique des séquences

La théorie des Discours que Lacan établit en 1969 permet de saisir les raisons pour lesquelles ces périodes se sont succédées, ce qui les a déterminées. Il s’avère, en effet, que ces quatre +1 mathèmes se révèlent être une boussole inédite et inégalable pour parvenir à une lecture des liens sociaux établis entre les psychanalystes d’une part, et les journalistes et donc le grand public, d’autre part. Ainsi, étudier, à partir de la logique des Discours, différentes interventions dont celles de Sigmund Freud, Jacques Lacan, Françoise Dolto, Claude Halmos, Charles Melman ou Laurie Laufer éclaire indubitablement le fait que, lorsqu’un psychanalyste accepte de répondre à un média, il s’inscrit à coup sûr dans une structure discursive particulière puisque chaque intervention vise un certain public visé. Mais ajoutons aussitôt ceci : lorsqu’il prend la parole sur la scène médiatique, un psychanalyste le fait également à une époque donnée, c’est-à-dire dans un contexte politique et social particulier. Les choses étant ainsi posées sur un axe diachronique et synchronique, il apparait que l’étude des interactions médiatiques des psychanalystes permet d’avancer quelques hypothèses quant aux raisons des oscillations qui marquent l’histoire de la psychanalyse dans les médias.

  • Hypothèse 1. Plus les médias obéissent à un régime libéral, plus leur ligne éditoriale s’inscrirait dans un discours où l’opinion prime sur l’information.

Ceci peut être illustré par un exemple précis : avant la Guerre de 1914, alors que Freud commence à publier dans certaines revues, les médias français fonctionnent, eux, depuis la Loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse, dans un régime de gestion plus libéral que libre — régime qui permet aux capitaines d’industrie ou aux financiers d’acheter une influence. Conséquences : jusqu’à la Guerre de 1914, soumis à un marché extrêmement concurrentiel, les journaux dont les tirages se comptent en millions cherchent moins à informer qu’à « distraire » leur lectorat, par les faits-divers notamment. À cette époque, pas de place pour les théories freudiennes, outre des railleries pour celui qui est juif et s’exprime en allemand. C’est donc seulement après le premier conflit mondial, quand les médias cherchent à retrouver une crédibilité en sortant de leurs campagnes de propagande, qu’ils deviennent plus attentifs aux idées de Freud, notamment grâce au succès intellectuel de « Au-delà du principe de plaisir », publié en 1920, qui éclaire la question de la névrose de guerre.

Dans le cas de Lacan, quelques années plus tard, c’est l’inverse qui se produit : lorsqu’il commence à parler dans les médias, au milieu des années 50, il bénéficie d’un contexte qui, à la suite des Ordonnances du Conseil de la Résistance, veille encore à la qualité de contenus des médias, c’est-à-dire privilégie l’information plutôt que l’opinion.

À partir de là, nous pouvons bel et bien avancer que lorsqu’il n’est contraint par aucune régulation, le marché de l’actualité est souvent peu disposé à donner la parole à des psychanalystes, trop enclins à remettre en question, par la portée de leurs dires, le discours du Capitaliste. En revanche, relevons que lorsqu’une politique publique vient à encourager l’indépendance politique et la liberté des débats dans les médias en encadrant leurs droits et leurs devoirs, les contenus de qualité, et donc la place accordée à la psychanalyse, deviennent plus réguliers.

  • Hypothèse 2. Du fait de ses missions — informer, éduquer, cultiver, divertir — il apparait que le service public audiovisuel serait davantage enclin à faire référence à la psychanalyse que le secteur privé.

Lacan ne l’ignorait pas lui qui a choisi de se faire entendre sur les ondes de l’ORTF ou de France Culture. Ainsi, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et la création d’un service audiovisuel public en 1939, la psychanalyse bénéficie-t-elle, il faut le souligner, d’une attention particulière qui, je l’ai dit, a mis à l’honneur Françoise Dolto dans les années 70, mais aussi plus récemment, Clothilde Leguil, Caroline Eliacheff, Jean-Pierre Winter ou Laurie Laufer. Sur France Culture, France Inter ou France Info, France 3 ou Arte, parce qu’elle est une science humaine, la psychanalyse a donc pu jouir, jusque récemment, d’espaces d’expression encore possibles. Pourtant récemment, à la rentrée 2024, la direction de France Inter a choisi de ne pas reconduire son émission l’« Inconscient » diffusée toutes les semaines, tandis que Claude Halmos a disparu de la grille des programmes de France Info depuis deux ans.

  • Hypothèse 3. Cependant traiter un sujet de société́ sous l’angle psychanalytique pourrait être un choix politique lorsqu’une rédaction, relevant d’une entreprise privée, prend le risque d’informer son auditoire ou son lectorat autrement.

Je citerai ici, pour l’exemple, l’espace d’expression qu’a pu trouver Charles Melman dans le quotidien breton Le Télégramme lorsque, progressivement, les autres médias ont cessé de l’inviter. Pourtant, entre les années 80 et le début des années 2000, l’élève de Lacan s’était souvent exprimé dans Le Monde, Libération ou sur France Culture, notamment après la parution de L’Homme sans gravité, ouvrage coécrit avec Jean-Pierre Lebrun où était décrite une « transformation culturelle » à l’œuvre à l’heure de l’avènement de l’ère numérique et de l’économie de la jouissance. Mais, dans les années 2010, ne cédant jamais sur son désir de dire la vérité, de dénoncer les nouvelles autorités politiques, religieuses ou savantes dès lors qu’elle menaçait le Sujet de l’inconscient, Melman s’est donné une image de mauvais client dans les rédactions : trop clivant, tranchant, percutant. Mais pas pour celle du Télégramme, quotidien régional où céder aux sirènes des discours dominants n’est pas une priorité. Jusqu’à sa disparition, Melman a en effet pu continuer à y tenir un discours souvent à l’encontre de la doxa de son époque. Mais n’oublions pas non plus ici de citer ces quelques titres qui font encore le choix de donner parfois la parole aux psychanalystes en dépit ou grâce à leur mode de financement : MarianneElleLes ÉchosLe Figaro, Le MondeAOC, L’HumanitéPsychologies ou bien Geek Magazine, par exemple. Autant de lieux de transmission encore envisageables qu’il s’agirait, peut-être, pour les praticiens désireux d’évoquer la spécificité de la psychanalyse à un public large, d’investir davantage pour faire entendre leur voix.

  • Hypothèse 4. La théorie des discours de Lacan permettrait de postuler que certains psychanalystes semblent avoir tenté́, chacun à leur manière, avec leur style, de trouver un mode d’adresse compatible avec le modèle économique des médias invitants.

 — Ainsi, en 1933, dans le quotidien viennois Neue Frei Presse, Freud se montre-t-il très engagé pour expliquer ses travaux, je le cite : « La psychanalyse rend les hommes souffrants capables d’une plus grande résistance en leur dévoilant les causes objectives de leur situation et en contenant ainsi la peur torturante d’un coup du sort ou d’une “déveine” personnelle». Mais il reste particulièrement prudent quant à la place qu’il s’accorde : il le dit, il n’est pas le seul à se frotter à l’énigme de l’inconscient. On entend ainsi que le père de la psychanalyse ne souhaite nullement se désigner en maitre, c’est plutôt un savoir, le savoir psychanalytique (S2) qu’il situe en place d’agent, et c’est donc dans le discours de l’Université qu’il prend abri pour répondre à cet exercice de communication.

— Sa position d’énonciation est, en revanche, bien différente six ans plus tard, en 1939, lorsqu’il répond à la BBC. Comme s’il était temps, pour lui, de revendiquer sa place d’initiateur. « J’ai découvert des faits nouveaux et importants concernant l’inconscient dans la vie psychique. De ces trouvailles naquit une science nouvelle, la psychanalyse, se définissant comme une nouvelle méthode de traitement de la névrose», explique-t-il. Dans cette intervention, pas de doute, Freud s’assigne la première place, il est le Maître en place d’agent, le S1 qui précède le Savoir, celui aussi qui s’accorde cette faveur après avoir « payé cette chance à un prix très lourd».

Que s’est-il donc passé à six années d’intervalle ? Pourquoi ce changement de discours, de mode d’adresse ? Et bien notons qu’en 1933, lorsque Freud répond au journal autrichien, il se trouve qu’Hitler vient de prendre le pouvoir en Allemagne et d’imposer les premières lois anti-juives. Il s’agissait donc probablement pour Freud de transmettre sans se compromettre grâce à un discours de l’Université. Quant à son intervention radiophonique de 1939, rappelons qu’elle fait suite à l’exil de Freud en Angleterre pour fuir l’invasion nazie. Et que cela lui aura probablement permis de retrouver une certaine liberté d’expression.

Prenons le cas de Lacan, maintenant.
  • C’est également le discours de l’Université qui va d’abord être privilégié lorsqu’il décide d’accepter sa première grande interview, en 1957, pour L’Express, intutilée « Les clés de la psychanalyse ». Dans cet entretien avec Madeleine Chapsal, il est notable que Lacan parle au nom de ce que Freud a énoncé, qu’il place en agent le Savoir sur l’inconscient (S2) qu’il tient d’un autre qu’il représente. Autrement dit, en lieu et place de la vérité́, c’est la praxis freudienne qui fait parler Lacan pour produire du sujet désirant ($), c’est-à-dire curieux de la psychanalyse.
  • Il en va différemment dix-sept ans plus tard, en 1974, quand Lacan répond aux questions de Jacques-Alain Miller sur la première chaine de l’ORTF dans le programme intitulé « Télévision ». Alors que la France est en pleine crise économique après les deux chocs pétroliers, que le Discours du capitaliste, devenu dominant, est en train de plonger des millions de personnes dans la précarité, Lacan va décider de proposer une expérience particulière aux téléspectateurs. Et pour saisir quelque chose à cette prise de parole qui peut sembler très hermétique, il est essentiel de relever que le « je » qu’il va utiliser ne se rapporte pas à lui-même, Jacques Lacan en tant que sujet. C’est le « je » du « moi », autrement dit l’inconscient à partir duquel il parle qu’il emprunte. « Je dis toujours la vérité́ : pas toute, parce que toute la dire, on n’y arrive pas… Les mots y manquent… C’est même par cet impossible que la vérité́ tient au réel», déclame-t-il. Il apparait que, dans cette intervention, alors qu’il a plusieurs témoigné que le discours qui était le sien, y compris dans ses séminaires, était celui de l’hystérique, il apparait que, cette fois-ci, Lacan tente de faire parler le discours de l’analyste afin que ceux qui se sentent suffisamment divisés ($) puissent entendre son message de vérité (petit a) qui vise à les encourager à devenir des sujets conséquents (S1). Pour quelle raison tente-t-il cette opération ? Et bien peut-être pour ouvrir une porte de sortie dans ce chaos où le discours du Capitaliste, et celui de la science sont en train d’attaquer le lien social et de miner les individus.

Ainsi, nous pouvons relever que certaines prises de parole psychanalytiques dans les médias, par le discours qu’elles empruntent, peuvent être considérées comme de véritables actes politiques. Nous pourrions ajouter, pour aller dans ce même sens, un mot de plus sur la résistance montrée par Françoise Dolto quand les journalistes lui réclamaient des conseils et qu’elle adoptait alors le discours de l’Université pour, à partir de ce que les enfants lui enseignaient (S1) et en s’adressant à la passion de savoir qui traversait l’époque (petit a), diffuser du savoir psychanalytique afin de produire des parents capables de respect ($) pour leur progéniture. Mais afin d’illustrer cette question des discours empruntés par les psychanalystes dans les médias en fonction des discours politiques, économiques et sociaux dominants, prenons un dernier exemple, celui de Laurie Laufer. Laurie Laufer est une psychanalyste et professeur d’université, dont les ouvrages sont largement recensés et encensés par Télérama, Le Monde, France Inter, L’Humanité ou Libération. Son credo : s’opposer à la majorité de ces collègues qu’elle dit « déconnectés de leur temps et repliés sur les concepts fondateurs » en proposant une nouvelle psychanalyse, soit une psychanalyse pro-féministe et pro-minorités sexuelles et de genre. Son mode d’adresse est souvent le même dès lors qu’elle répond aux journalistes : se référant à Freud et de Lacan, celle-ci se présente telle l’universitaire qui place le savoir en position d’agent, vise la jouissance des victimes (petit a) dont elle est la figure de proue, pour produire un sujet divisé, enclin à s’interroger. Mais ce qui est notable dans son cas, c’est que l’on peut se demander si celle-ci se soutient réellement de ceux qu’elle appelle ses Maitres, ou plutôt des études de genre ou de Michel Foucault à qui elle se réfère bien souvent. Car, cette question vient aussitôt en poser une autre : par ce truchement, Laurie Laufer ne glisse-t-elle pas, finalement, sur la pente d’un leurre, leurre où le S2 du discours de l’université pourrait tout aussi bien servir de masque à un signifiant-maitre voilé, un S1 prompt, comme celui du capitaliste, à destituer le discours de l’analyste par en dessous ?

Cette question, laissons-là en suspens, et reconnaissons surtout à Laurie Laufer un talent pour faire parler d’elle, mais aussi de la psychanalyse quand le contexte politique, économique et social est loin de s’y prêter.

Quelles conséquences pour nous ?

Quelles sont les conséquences, pour les psychanalystes, mais aussi pour les sujets contemporains, c’est-à-dire pour chacun d’entre nous, de la pression qu’exercent les discours sociaux, politiques et économiques dominants par le biais de notre société de l’information ? Et par la même, quelles sont les conséquences pour un dire psychanalytique dans des médias grand public qui, du fait de leurs modèles financiers, se soumettent de plus en plus souvent au discours de la science, discours de la science qui, en 2025, est aussi celui du politique qui, à son tour, sert un discours économique ultralibéral de plus en plus agressif, de plus en plus débridé ?

Un discours économique ultralibéral de plus en plus agressif, débridé. Pour mieux en saisir le dessein, revenons au mathème du discours du capitaliste décrit par Jacques Lacan en 1972, ce discours qui est, dit-il, «quelque chose de follement astucieux. De follement astucieux, mais de voué à la crevaison». Avançons d’abord que ce discours, devenu dominant politiquement dans les années 60, avec un renforcement économique dans les années 80, serait peut-être en voie de « crever » depuis une vingtaine d’années, sous l’influence de ce que l’on pourrait appeler un nouveau discours, le discours du nouveau maître, ou le discours néolibéral.

Cette idée n’est évidemment pas la mienne, je la reprends à Charles Melman qui l’a formalisée au début des années 2000. Selon lui, si une bascule anthropologique s’est engagée avec l’avènement de l’ère numérique, c’est aussi par son biais qu’un nouveau discours a pu émerger, encouragé, selon Melman, par le 4e pouvoir, celui des médias, qui, disait-il, « s’est substitué au grand Autre auquel on se référait parfois à travers le poids de l’Histoire, de la religion ». Et de cette opération, résume-t-il, résulte « un sujet extrêmement manipulable et manipulé », un sujet à qui l’on fait croire qu’il est décideur quand ses choix sont en réalité ceux qu’on lui a inculqués. Avec ce nouveau discours, « nous y sommes arrivés, disait alors Melman. Nous y sommes arrivés à renoncer à notre mémoire, à notre histoire à notre singularité.» Mais alors qu’est-ce que ce discours, et pourquoi apparait-il particulièrement pertinent pour écrire le mode de lien social qu’il impose aux sujets que nous sommes ?

Le discours du nouveau maitre

Ce discours est-il un nouveau discours ? Réponse de Melman : plus qu’un nouveau discours, il s’agit plutôt d’une perversion du discours de l’Analyste. Car le mathème de l’un et de l’autre s’écrit exactement de la même manière à un détail près. Non pas du côté des lettres, mais du côté des flèches. Si, dans le discours de l’Analyste, petit a, l’objet cause du désir en place d’agent est l’analyste, analyste qui travaille à faire advenir un sujet S1 par le biais de la castration pour lui permettre une entrée dans le champ du désir, dans le discours néolibéral, l’objet petit a, en position d’agent, est celui qui va sans détour ni impossible au sujet barré qui est invité à ignorer sa division, sa castration, dans une illusion de libre arbitre.

Comment l’interpréter ? Peut-être, à la différence du discours du capitaliste qui met en place d’agent un sujet qui se croit libéré du signifiant et de la castration, mais est, en réalité, sous la tyrannie de l’objet sous la forme de lathouses qu’on le pousse à consommer selon le postulat d’Adam Smith que « les vices privés font la vertu publique », à la différence de cela, dans le discours néolibéral, c’est directement l’objet, l’objet idéal, celui de la plus-value qui commande. Petit a devient le plus de jouir qui nous commande, et est représenté par des biens interchangeables (que ce soit du matériel, mais aussi du corps, du savoir, de la famille). Et le circuit tourne sans le moindre grain de sable, puisqu’il n’y a plus de flèche, plus de réel, d’impossible. C’est une nouvelle économie, une économie de la jouissance pulsionnelle et addictive qui se met en place avec ce discours dont les effets nous parviennent tous les jours. Regardons-nous faire avec les alertes infos que nous recevons sur nos smartphones : nous sommes amoureux de notre propre technologie. Voilà ce que parvient à faire ce discours si puissant qu’il engloutit tous les autres.

Pourquoi avale-t-il tous les discours sur son passage, y compris celui du Capitaliste ? Parce que, dans le déni du réel qu’il instaure, ce Nouveau Maître ne tient surtout pas compte du fait que nous sommes des êtres fabriqués par le langage. Quand chaque discours écrit par Lacan est une adresse à l’Autre, y compris celui du Capitaliste qui vise à amasser du capital en sachant toujours y faire avec l’État, celui du Nouveau Maître est lui, plutôt de l’ordre de l’injonction. Du slogan. De l’impératif. Qui ne cherche pas à établir un lien social, mais plutôt à anéantir toute subjectivité, avec des effets globaux considérables, dopés par une synergie inédite d’évolutions technoscientifiques. Question : ce discours résultant de la perversion du discours de l’Analyste est-il juste une nouvelle phase libérale du capitalisme ? Une déformation temporaire du cinquième discours lacanien ?

Sur ce point, il y aurait un travail à mener, peut-être que d’autres y travaillent d’ailleurs. Mais relevons ici que cette formalisation de Melman apparait particulièrement pertinente pour décrire ce qui se passe actuellement sur le marché des médias français.

Incidences sur la médiasphère

Rappelons brièvement quelques chiffres : en France, en 2025, 10 milliardaires pèsent 90 % des ventes de journaux et 40 % des radios. Vous connaissez leur nom : Bernard Arnaud (Les Échos, Paris Match, Le Parisien), Vincent Bolloré (Canal+, JDD, Prisma, Europe 1), Martin Bouygues (TF1), Serge Dassault (Le Figaro), Matthieu Pigasse (Nova, Huffpost, Le Monde, Télérama), Alain Weihl (L’Express)…. Par ailleurs, il est indéniable que, depuis vingt ans, le paysage de l’information a radicalement évolué avec la diffusion des technologies numériques. Au-delà des médias dits « historiques » que sont la télévision, la radio et la presse papier, les Français ont, en effet et désormais, accès à une offre extrêmement diversifiée avec des chaînes d’information en continu, des médias en ligne, mais aussi, via les réseaux sociaux, des contenus créés spécifiquement pour être diffusés sur Instagram, YouTube ou Twitch. S’informer à l’ère numérique n’a donc plus rien à voir avec l’avant Internet. Certes, pour les supports, il s’agit toujours bel et bien de vendre de l’info. Mais l’offre s’étant intensément diversifiée avec le web et les plateformes qui créent de nouveaux environnements d’information numériques chaque jour, observons que l’abondance des sources pose de réels défis. Car, ces médias algorithmiques sont évidemment de potentiels sources de désinformation, de manipulation ou de haine de la part de personnalités politiques ou d’États, mais aussi de lobbies économiques ou institutionnels qui émettent une information pour en obtenir à dessein un effet de désinformation qui serve leurs intérêts.

Ainsi, reprendre le discours néolibéral décrit par Melman pour tenter de lire le marché des médias permet d’appréhender un phénomène particulier, phénomène où l’information devient l’objet mise en position d’agent, objet déchet offert au public pour flatter son refus de savoir et renforcer ses « vices privés », c’est-à-dire sa jouissance. Parfois, et même de plus en plus souvent, contre la volonté des journalistes qui, il est important de le rappeler, sont de plus en plus nombreux à organiser des mouvements de grèves dans leur rédaction, à signer des motions de défiance à l’encontre de leur propriétaire.

Ainsi, avec Melman, considérons ici que si le discours du Capitaliste a bel et bien été celui qu’ont emprunté les médias dominants durant longtemps, il semble que cela ne soit plus désormais le cas. Pour aller plus loin encore, la question se pose d’ailleurs de savoir si nous pouvons toujours, aujourd’hui, parler de « médias dominants », tant les supports traditionnels de la presse écrite et de l’audiovisuel sont actuellement en pleine perte de vitesse, rattrapés voire dépassés par des concurrents hors de leur champ habituel, car hors du cadre de toute régulation par les autorités. En effet, rappelons que ces nouveaux médias sont le plus souvent constitués en sociétés anonymes, et ne sont donc pas soumis à la législation des sociétés d’information qui, elles, doivent répondre à un certain nombre de contraintes édictées par la Loi. Là encore, laissons une question en suspens : dans la société de l’information qui est la nôtre, existe-t-il encore réellement des médias dominants ?

Quelles conclusions ?
  • Quelles sont donc les conséquences pour nous, sujets contemporains surinformés, de ce changement de discours dominant pour nos économies psychiques ?

Je parlerais d’abord d’un effet dans le langage, langage qui, sous l’influence de la technoscience et du numérique, se modifie en se rêvant désormais plein, transparent et entier. Un langage qui dirait tout dans une sorte de métalangue, comme si le réel était réductible à la signification, comme si l’être parlant était réductible à son cerveau. Autrement dit, pour le discours néolibéral, le langage se réduit à un outil d’information, et nous en mesurons les effets chaque jour lors des débats, sur les réseaux sociaux : la dialectisation est en voie de disparition.

  • Quelles conséquences pour les psychanalystes dans leur clinique quotidienne ?

Compte tenu du déni du réel que le discours du Nouveau Maitre implique, et compte tenu des modifications sur le langage qu’il induit, nous pouvons avancer que les psychanalystes, lorsqu’ils écoutent leurs patients, doivent désormais composer, œuvrer avec de nouvelles résistances. Mais aussi, et ce n’est pas non plus une évidence, ceux-ci doivent aussi résister aux discours sociaux ambiants et tenir le leur en ne lâchant jamais la rampe de leur éthique.

  • Enfin, quelles conséquences pour les psychanalystes fréquentant les médias d’aujourd’hui ?

La théorie et la clinique freudo-lacanienne à travers le discours de l’Analyste étant évidemment intolérables pour le Nouveau Maitre, les occasions de se faire entendre sont de plus en plus réduites pour les psychanalystes. Sauf à se rendre médiatiquement compatible, en devenant inopérant. Ou bien en sachant exactement à quoi l’on s’engage, c’est-à-dire pourquoi on parle (est-ce pour des raisons politiques ? Narcissiques ?), mais aussi de quelle place et pour s’adresser à qui ? En effet, si un psychanalyste digne de ce nom a pour vocation d’interroge le réel, c’est-à-dire le rapport à l’impossible pour faire entendre à qui veut bien que l’homme peut devenir sujet de son désir dans le retranchement de la jouissance, il ne faut pas oublier que le journaliste, lui, s’inscrit le plus souvent dans un discours du Capitaliste. Discours du Capitaliste, puisqu’un journaliste est d’abord un agent qui questionne ($) qui s’adresse à un spécialiste ou à un témoin qui détient le Savoir (S2) pour produire des news qui suscitent de l’intérêt, la plus forte audience possible (petit a). Quant à la place de la vérité, soutenant l’agent du discours, j’avance maintenant que c’est le signifiant-maitre S1 qui vient s’y loger. Mais qui est ce S1 ? Et bien un groupement économique, un empire financier, un patron de presse, une idéologie… Quoi qu’il en soit, une puissance qui guide en sourdine l’éthique du journaliste qu’elle représente. Ainsi, un analyste intervenant dans les médias contemporains ne devrait donc jamais ignorer le modèle de financement du support auquel qui il répond pour ne pas en être dupe. Pour tenir son discours en dépit des questions qui tentent de le détourner. Et rappeler, avec son style et ses mots, l’utilité publique de la psychanalyse qui n’est pas une technique de maitrise qui dirait le bien, mais un atout pour démasquer la vacuité de certains discours dont on nous berce.