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Delphine Horvilleur / LA LETTRE FÉMINISE

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Texte paru paru sur le site L’@psychanalyse. Illustration :Klimt. Intervention faite le 17 novembre 2019 aux 49es Journées de l’École de la Cause freudienne, « Femmes en psychanalyse ».

Delphine Horvilleur est une femme rabbin française du Mouvement juif libéral de France et directrice de la rédaction de la revue Tenou’a.

Je tiens à remercier les organisateurs de cette journée pour cette invitation et aussi pour la façon dont ils l’ont formulée. Vous m’avez demandé de commenter cette phrase : « la lettre féminise », en m’expliquant qu’il s’agissait d’une idée extraite du « séminaire sur “La Lettre volée” »[1] de Lacan, un séminaire que je n’ai pas lu.

C’est ma première confession, et je vous préviens, je vais en faire d’autres ce matin. Car l’heure est venue de vous révéler un certain nombre de choses. Par exemple ceci : je n’ai pas lu Lacan. Et là où les choses deviennent intéressantes (et d’ailleurs c’est ce qui explique peut-être la raison de cette invitation), c’est que je ne compte pas, ces dernières années, le nombre de fois où j’ai reçu des messages, des lettres (pas du tout volées), des commentaires après mes conférences, où mon interlocuteur me disait : « vous, on voit que vous avez lu Lacan ». Alors je voudrais dissiper ce malentendu : non, je ne l’ai pas lu !

Et j’en suis parfois la première troublée. Quand, par exemple, j’ai rendu mon dernier manuscrit à mon éditeur, j’avais développé tout un chapitre sur ce que j’avais intitulé le « pas-tout », sans avoir la moindre idée que ce n’était pas de moi. J’aurais adoré pouvoir accuser Lacan de m’avoir plagié, mais c’était un peu compliqué.

Et puisque l’heure est aux confessions, je vais en faire une autre : je n’ai pas non plus fait de psychanalyse ! Et pourtant, un jour, tout près de chez moi, un de vos collègues dont je tairai le nom par charité chrétienne m’a arrêtée dans la rue et m’a dit, je cite :

« Vous, madame le rabbin, quand je vous écoute, je peux dire que vous avez été très bien analysée ». Je me suis tout de suite sentie beaucoup mieux.

Mais plus sérieusement, je me suis souvent demandé, ces dernières années, pourquoi tant de gens au sein du monde psychanalytique avaient l’impression que mes sujets dialoguaient avec les leurs. Ou alors que je faisais du « midrash » de l’interprétation de textes de Freud ou de Lacan qu’a priori je n’avais pas lu.

Et ce, jusqu’à cette invitation aujourd’hui.

Quand Gil Caroz m’a proposée de vous parler de « la lettre féminise », je ne savais pas qu’il s’agissait d’une phrase lacanienne, mais je me suis tout de suite dit qu’a priori j’aurais très bien pu intituler comme ça un chapitre d’un de mes livres.

J’aurais peut-être même pu appeler comme ça mon tout premier livre, intitulé En tenue d’Ève[2] où il est précisément question du féminin dans les pensées religieuses et de l’obsession partagée du corps féminin couvert et pudique, au sein de toutes les orthodoxies religieuses : la perception de la femme comme un corps ouvert, exposé et potentiellement une source de tentation et de contamination pour le groupe.

J’aurais peut-être dû choisir ce titre lacanien pour le livre.

J’en profite d’ailleurs pour ouvrir une parenthèse et vous raconter une anecdote. Lorsque mon livre est paru, j’en ai beaucoup voulu à mon éditeur qui m’avait laissée choisir ce titre. Je ne sais pas si vous imaginez combien de fois j’ai dû me rendre à des salons du livre ou des manifestations où les organisateurs annonçaient : « retrouvez-nous au stand du libraire, car dans quelques minutes, Delphine Horvilleur vous dédicacera son livre En tenue d’Ève». Je ne sais pas dans quelle mesure cette promesse a contribué au succès de l’ouvrage. Mais vous voyez, parfois, tout est affaire de malentendu, et ce n’est pas à vous que je vais apprendre cela.

Mais revenons à notre sujet. « La lettre féminise », je le disais donc, aurait très bien pu être le titre d’au moins un des chapitres du livre. Et en réalité de bien des recherches que j’ai pu mener ces dernières années. Je me suis en effet beaucoup intéressée au lien subtil qui existe entre le féminin et l’activité de la lecture et d’interprétation en général, dans la pensée talmudique et dans la littérature juive. Ou pour le dire autrement : pourquoi les rabbins qui font de la lecture l’activité la plus sacrée qui soit (puisque c’est celle qui fonde leur autorité) vont simultanément dans cette activité se percevoir comme féminins ? Attention, pas comme des femmes, mais comme mettant en œuvre un attribut féminin dans cet exercice. Je pourrais donner mille exemples de cela, mais le plus emblématique est sans doute un récit du Talmud, avec lequel vous êtes peut-être familiers.

Dans le Talmud, dans un traité qui s’appelle « Baba Metzia » — la porte du milieu — est racontée une rencontre très particulière : la rencontre entre deux hommes très importants du Talmud, deux grands sages. Au départ, c’est l’histoire d’un brigand, un gladiateur qui s’appelle Rish Lakish. Un jour, il croise en chemin un célèbre sage du Talmud nommé Rabbi Yohanan. Ils ne se connaissent pas encore, mais cette rencontre va changer leur vie et bientôt Rish Lakish va devenir lui aussi un immense maître de la maison d’étude. Le Talmud raconte qu’au début, Rish Lakish voit Rabbi Yohanan se baigner dans les eaux du Jourdain, et il le prend pour une femme. Alors il jette son couteau près de la rivière, il saute à l’eau, apparemment dans l’intention de violer celui qu’il a pris pour une femme. Et là, Rabbi Yohanan engage la conversation et va réussir à convaincre Rish Lakish de changer de vie, de rejoindre la maison d’étude et c’est ainsi qu’il va devenir son meilleur ami et un très grand esprit du Talmud.

Cette histoire est celle d’une conversion au monde des rabbins, initiée par une conversation. Ce qui est intéressant, c’est qu’elle oppose deux types de virilité, celle de Lakish, qui vient d’un monde de gladiateurs, ou la puissance virile et musculaire de l’univers romain ; et de l’autre côté, il y a Yohanan que l’on prend pour une femme, mais qui est l’idéal masculin de la maison d’étude. Pourquoi est-il ainsi féminisé ? Le Talmud affirme qu’il avait une particularité physique. Il n’avait pas de barbe. Il était imberbe, comme une femme. Ce qui n’est pas très commun chez les rabbins ! Mais que symbolise ce détail si ce n’est que le monde des rabbins se perçoit comme l’incarnation d’une autre masculinité, d’un autre genre ? Pas la virilité du mâle alpha, mais une masculinité qui puise sa force dans ce que les rabbins appellent « Herev Pipiot» — l’épée de la bouche — c’est-à-dire la force de la parole et de l’interprétation qu’ils détiennent et qui leur donne une certaine puissance. Les rabbins sous les traits de Rabbi Yohanan affirment qu’ils ne sont pas comme Rish Lacan… pardon ! comme Rish Lakish ! Et d’ailleurs, lorsque Rish Lakish change de camp et décide de les rejoindre, étrangement, nous dit le Talmud, Lakish avait perdu toute sa force physique ; il avait renoncé à son couteau, c’est-à-dire au symbole phallique par excellence pour endosser une autre forme de masculinité. Une sorte de « masculinité féminine », d’une certaine manière. Ce qui n’est pas simple à définir. C’est comme si les rabbins du Talmud disaient : « vous voyez, nous sommes des femmes comme les autres ».

Vous vous doutez que des voix, disons plus conservatrices que la mienne et plus barbues que moi, ne feraient pas nécessairement du texte la même interprétation. Mais toujours est-il que l’activité de lecture et d’interprétation relève pour les exégètes d’une forme d’activation du féminin en soi.

Encore faut-il s’entendre sur ce que l’on entend par féminin, et qui — vous le percevez bien — n’est pas qu’entre les mains des femmes, voire pas du tout entre les mains des femmes quand, comme c’est le cas dans de nombreuses traditions religieuses, précisément on les empêche d’accéder à la lecture et à l’interprétation. Lire devient alors une activité féminine sans femmes, ce qui peut surprendre. Pour comprendre ce qu’est le féminin, permettez-moi de faire un petit tour par l’hébreu. En hébreu, le féminin se dit « Nekeva». L’hébreu est une langue polysémique et chaque mot est construit sur la base d’une racine qui veut dire une chose et parfois autre chose et même parfois son contraire. Sachez que « Nekeva» vient d’une racine qui signifie en hébreu « faire un trou », « oblitérer ». Le féminin, en hébreu, c’est le trou. Le trou de sens, le trou de peau, le trou de signifiant, le trou de mémoire, etc. Tout cela relève étymologiquement de la racine « Nekeva».

Or le rapport des rabbins au texte, leur activité de lecture, est ce qu’on pourrait appeler un « dialogue avec le trou ». Ça ne sonne pas très bien comme cela, mais ce que je tente de dire, c’est que de leur point de vue, le texte est toujours manquant. Le propre de ce texte sacré révélé est qu’à leurs oreilles, il a beau être révélé, il n’a pas fini de parler, pas fini de dire. Le texte reste à être interprété et ne peut par définition être explicite. Les rabbins ne croient jamais au sens littéral du texte, celui qui suggère que le texte ne veut dire que ce qu’il veut dire. Ils croient toujours qu’il peut dire plus qu’il ne veut dire. Chaque génération se doit d’hériter des « pouvoirs dire » passés et d’y ajouter les siens, le travailler pour que des sens cachés ou en attente de découverte puissent sortir du trou, et aussi pour que le trou ne soit jamais colmaté, et qu’il reste toujours suffisamment de manque pour que la génération suivante continue de tisser du sens. Et c’est leur travail d’exégète de faire cela.

Le métier qui à mon sens s’approche le plus de leur entreprise, de leur artisanat à eux, c’est sans doute l’art de la couture. Les rabbins se refilent le texte comme on se passe un tissu, une fabrique en attente de retouche, de surpiquage, dans la conscience que le tissu ne sera pas réparé une fois pour toutes. Alors, on raconte souvent que les Juifs ont une histoire d’amour avec le tissu, avec ce qu’on appelle en yiddish le « Shmattes» — « le rebut », « le chiffon ». Mais cette histoire de rapport au textile est en fait une histoire de rapport au texte, ni plus ni moins. On le touche et on le retouche, et on y ajoute des points, et encore des points, des points droits, des points zigzags, des points cachés, points feston, etc. Et vous le savez, si vous avez lu les contes et la mythologie — l’histoire de Pénélope ou de la Belle au bois dormant — l’activité de couture est une activité du féminin par excellence.

De la même manière, la lecture, quand elle considère qu’elle fait de la reprise, elle est toujours une activité qui « féminise la lettre ». Dans la mesure où elle tisse les fils autour d’un trou. Elle compose avec le vide, le creux qui permet que du neuf surgisse. Faire surgir du neuf : ce n’est pas sans lien avec le problème que pose le féminin aux institutions religieuses, sous la forme du corps féminin, ou pire encore, de son esprit ou de son leadership. Tout ce qu’il faut tenir à distance de l’institution parce qu’il la menace d’impudeur ou représente la tentation ou la contamination.

Si toutes les religions tentent de conserver la femme à l’intérieur, la cacher, la voiler ou l’éclipser ou de limiter son rôle aux fonctions d’épousailles ou de maternité, cela a bien sûr à voir précisément avec le trou, le creux qui permet que du neuf surgisse et qui menace toute institution quand, précisément, elle se veut garante du plein, de ce plein où ne surgit aucun neuf (ou : aucun œuf ?). Le féminin, à travers le corps de la femme, devient alors la menace d’ouverture, c’est-à-dire la menace que de l’autre entre en nous-même. Et c’est là où il y a un paradoxe particulier au sein de nos pensées religieuses. Un paradoxe que je vous soumets, auquel je ne réponds pas : nos pensées religieuses, nos rites considèrent que le féminin est essentiel. Et que l’homme dans sa religiosité doit l’explorer en lui.

Je vous en donne un exemple dans le judaïsme. Si vous êtes déjà entrés dans une synagogue, vous avez sans doute aperçu cela. Généralement, les hommes en prière portent des phylactères, des tefilines — vous savez, ces lanières de cuir que l’on place sur sa tête comme un diadème, ou autour de ses bras comme des bracelets. C’est comme si dans la prière, dans la relation au divin, l’homme travaillait bel et bien le féminin en lui. Le féminin, c’est bien sûr le genre de la réceptivité, d’une certaine humilité du pôle qui reçoit, face à un transcendant masculin, un divin qui s’épanche. Et ce n’est pas propre au judaïsme. Ça se traduit dans toutes les religions. Il vous suffit de regarder les robes des prêtres pour arriver à peu près à la même conclusion.

Vous le voyez, dans la vie religieuse, les hommes se disent parfois qu’ils sont des femmes comme les autres. Pour le dire autrement, les hommes dans nos traditions religieuses sont tout à fait prêts à se percevoir comme à la fois masculins et féminins. Par contre — et c’est là où votre expertise m’intéresse tout particulièrement — ils ont beaucoup plus de mal à faire de la place à une femme qui se percevrait comme autre chose que toute féminine. Et c’est comme si chaque fois qu’une femme s’exprime par d’autres codes que ceux de la stricte féminité domestique — de l’intériorité et de la maternité — elle constituait une menace subversive pour le système, aux yeux des hommes en charge des institutions. Voilà qui vaudrait sans doute une interprétation psychanalytique.

Certains, je le sais, me diront que ce n’est pas propre aux religions, et que peut-être même au sein du monde psychanalytique, on reconnaîtra beaucoup plus facilement à un homme la possibilité de faire parler le masculin et le féminin en lui qu’on ne le permettra à une femme. On pourrait alors comprendre autrement cette phrase : « la lettre féminise ». Et se dire que bien souvent des hommes se sont abrités derrière la lettre, ou leur interprétation de la lettre, pour empêcher la femme d’être autre chose que toute féminine, c’est-à-dire de coller à cette représentation un peu caricaturale du féminin qu’ils y avaient lue.

Je crois que bien des choses rapprochent nos mondes et nos expertises, le monde de l’exégèse rabbinique et celui de la psychanalyse, à commencer par la conscience qu’un texte n’a jamais fini de dire, que l’on n’a jamais fini de lire, quand notre écoute est prête à faire entendre les mots autrement.

Je voudrais conclure sur une citation d’un auteur que j’aime énormément. L’écrivain israélien Amos Oz, récemment disparu. Dans un de ses livres, Juifs par les mots[3], écrit à quatre mains avec sa fille, il tente de définir l’indéfinissable : décrire ce qu’est selon lui l’identité juive. Sur quoi repose-t-elle ? À quoi tient-elle ? Nul ne le sait vraiment. Toujours est-il qu’à la fin du livre, dans le tout dernier chapitre, Amos Oz écrit :

« Partout dans ce livre, à chaque fois que vous voyez le mot “Juif”, essayez de le remplacer par le mot “lecteur” et vous verrez, ça marche aussi ».

Je soupçonne que si vous le remplacez par le mot psychanalyste, ça marche aussi. Ça marche peut-être pour tous ceux qui savent que l’identité ne se construit pas sur un plein, mais sur un trou, que l’identité se consolide toujours sur un pas-tout. Un pas-tout lu, un pas-tout dit, un pas-tout soi-même.

En clair, les psychanalystes aussi peuvent être des femmes comme les autres.

[1] Lacan J., « Le séminaire sur “La Lettre volée” », Écrits, Paris, Seuil, 1966.

[2] Horvilleur D., En tenue d’Ève. Féminin, pudeur et judaïsme, Paris, Grasset, 2013.

[3] Oz A., Oz-Salzberger F., Juifs par les mots, Paris, Gallimard, 2014.