Françoise Nielsen / « Elle disait oui, c’était peut-être non »

Texte paru dans la revue Che vuoi ? 2010/1 N° 33. A retrouver sur CAIRN info Pages 25 à 28. Illustration: Une œuvre de Misstic jouant avec un jeu de mot lacanien. Voir « Lacan, l’exposition, quand l’art rencontre la psychanalyse » au Centre Pompidou-Metz : du plaisir, des mots d’esprit et des chefs-d’œuvre. À consulter l’info ici.
« Elle disait oui, c’était peut-être non, il fallait remonter dans le temps à travers une mémoire enténébrée, rien n’était sûr. La mémoire des pauvres déjà est moins nourrie que celle des riches, elle a moins de repères dans l’espace puisqu’ils quittent rarement le lieu où ils vivent, moins de repères aussi dans le temps d’une vie uniforme et grise… Le temps, pour les pauvres, marque seulement les traces vagues du chemin de la mort et puis pour bien supporter il ne faut pas trop se souvenir. »
Il s’agit de la mère d’Albert Camus dans Le premier homme, son dernier livre[1].
Camus parle des pauvres à travers sa mère, sourde et presque muette, mais la pauvreté psychique évoquée peut nous concerner tous, analyste ou patient, pauvre ou riche.
« Y a-t-il une psychopathologie de la psychanalyse ? »
Je ne l’ai pas apprise. Je l’ai rencontrée.
Quelle formation initiale ? Comme on dit « de quelle origine êtes-vous ? », psychologue, psychiatre, philosophe…
Pour moi, c’est assistante sociale dans les hôpitaux psychiatriques avec leur temps suspendu, leurs violences intempestives.
Assistante sociale Anna O. l’a été pour les filles perdues, Ginette Raimbault l’était avant d’être la psychanalyste que nous connaissons, Obama aurait pratiqué le service social avant d’avoir, à un autre titre, des ennuis avec la Sécurité sociale que les Américains confondent avec le communisme.
Il y a plusieurs voies au service social : la charité religieuse, la politique, la psychanalyse.
Je suis athée, pas toujours charitable, la politique et la psychanalyse m’ont toujours intéressée.
La psychanalyse dans des textes, très jeune, puis rencontrée en psychiatrie m’a décidée à en entreprendre une, fort tard et fort longue, très coûteuse pour mes ressources ; pour la financer j’ai fait, en plus du service social, de l’enseignement sanitaire et social et de législation dans les collèges.
Je n’ai jamais fait la psychanalyste dans le service social, mais je ne me suis pas bouché les oreilles bien qu’il me soit demandé dans certains services de ne pas trop parler avec les patients comme si leur parole, le récit de leur vie n’appartenait qu’aux thérapeutes, comme une séparation de l’âme et du corps.
Psy et service social ça pourrait s’appeler « l’âme et le corps », « les mots et les choses », « le désir et le besoin ».
Les choses, objets profanes, qui auraient une réciprocité exacte avec les énoncés, comme si on ne disait jamais une chose pour une autre, la partie pour le tout…
Mais en deçà des corps qu’il faut loger et nourrir — « les choses » du service social — en deçà de la réalité par les mots de l’ordinaire où l’aveu précède le secret, il y a le tragique du réel, son dit caché, ses ombres projetées, son opacité à respecter.
À travers « la demande » soutenue par le patient : de chambre, de foyer, de maison de repos, de retraite, de long séjour, on peut entendre, parfois, la demande — perverse mine de rien — de l’institution hydre à cent têtes, qui veut faire de la place ; « la place » demande d’impossible : une place pour « vivre ailleurs » ailleurs que là où on est, ailleurs qu’enfermé en soi.
Histoire du patient qui ne demandait rien.
Il s’agit d’un vieux monsieur hongrois ou polonais habitant une chambre au 7e étage sans ascenseur d’un immeuble, hospitalisé d’office sur les plaintes renouvelées de voisins dont il réclamait le silence pour que soit respecté le travail dans son laboratoire, alors même qu’il encombrait le palier et certains étages de fils tendus qu’il appelait ses antennes.
La chambre est visitée par le service social dès son hospitalisation, il s’agit d’une petite chambre très encombrée de livres, de journaux, dont les volets sont clos depuis des années. Il n’y a plus l’électricité, des casseroles sont liées les unes aux autres par des fils, il y a un réchaud à alcool, un matelas posé à même le sol.
Le service demande à l’assistante sociale de faire nettoyer le local, ce qui est fait en quelques semaines, cependant que le patient qui se prétend savant est soigné.
Le laboratoire est transformé en chambre propre et habitable.
Le vieux monsieur y meurt deux mois après sa sortie.
Histoire d’une patiente, qui un matin me dit. « Bonjour Madame Defleuves » … « Ben oui, le Nil et la Seine c’est bien deux fleuves »…
Je n’ai pas appris la psychopathologie (ses risques d’expertise, ses classements, l’ennui des affaires classées), je l’ai rencontrée avec ces autres-là, psychiatres, psychologues, philosophes, psychanalystes, et de nombreux patients, dans cette immersion des langues, dans l’altérité des symptômes mobiles ou récalcitrants, à travers les disparités subjectives.
J’ai appris la précarité des étayages, des adossements, l’illusion du concret, la fugacité des stratégies thérapeutiques, le poids — le retournement amour/haine des transferts massifs, l’appel à la toute-puissance, l’amélioration passagère, le mensonge du mieux… J’ai appris à travers les rires immotivés, la polyphonie des voix et des interlocuteurs dans un même corps, les ruses de l’oubli, l’enchantement ou la douleur de la mémoire, les messages sans adresse, la stéréotypie de la répétition, l’humour foudroyant de la schizophrénie ou de l’hystérie.
L’étonnement ne me quitte pas du talent de l’être humain à se détruire, son courage à tenir, sa capacité à traverser d’une rive à l’autre, de la vie à la mort et de la mort à la vie. Je crois connaître la fragilité du passage, mais avec ces deux-là on ne sait jamais.
J’ai joué sur quelques notes de la psychose dans sa témérité parfois élégante, mais dans des tonalités différentes je retrouve ces notes dans d’autres partitions.
Le théâtre d’immersion d’Antonin Artaud et de distanciation de Bertolt Brecht sont des notions que j’ai trouvées assemblées dans un livre de Jacques Rancière, Le spectateur émancipé. Le théâtre est pour lui une constitution sensible de la collectivité. Il cite Guy Debord : « Plus l’homme spectateur contemple, moins il est. »
Une séance d’analyse pour moi n’est pas une contemplation, mais une continuité entre immersion et distanciation. Elles sont opposées dans la logique et dans le langage, alors que dans le travail comme dans le rêve elles peuvent se penser se vivre en même temps. La séance où, comme le dit Daniel Destombes, « les patients fabriquent leur texte ».
Pour Jacques Rancière — je le cite — « Il y a les stratégies des artistes qui se proposent de changer les repères de ce qui est visible et énonçable, / de faire voir ce qui n’était pas vu, / de faire voir autrement ce qui était trop aisément vu, / de mettre en rapport ce qui ne l’était pas, / dans le but de produire des ruptures dans le tissu sensible des perceptions et dans la dynamique des affects. C’est là le travail de la fiction. La fiction n’est pas la création d’un monde imaginaire opposé au réel. Elle est le travail qui opère des dissensus, qui change les modes de présentation sensible et les formes d’énonciation en changeant les cadres, les échelles ou les rythmes / en construisant des rapports nouveaux entre l’apparence et la réalité /, le singulier et le commun /, le visible et sa signification. Ce travail change les coordonnées du représentable ; il change notre perception des événements sensibles / notre manière de les rapporter à des sujets, / la façon dont notre monde est peuplé d’événements et de figures. [2] »
J’aimerais être une artiste comme ça, ou comme le dit Jean Oury, « faire des greffes d’ouvert, donner de l’arrière-pays ».
Après tant d’années de lectures et de séminaires, je ne sais parler ni le freudien ni le lacanien. « Ça Résiste » et « ça parle ». Peut-être y a-t-il pour moi l’impossibilité d’une parure phallique, impossibilité qui serait une marque de ma phobie. Non c’est peut-être oui.
Je vous ai donc parlé dans ma langue faite d’autres emprunts. [3]
Date de mise en ligne : 25/09/2012
https://doi.org/10.3917/chev.033.0025
[1] Camus (A.), Le premier homme, Paris, Gallimard NRF, 1994, p. 79.
[2] Rancière (J.), Le spectateur émancipé, Paris, La fabrique éditions, 2009, p. 72.
[3] Ce texte a été prononcé lors de la journée d’études organisée par le Cercle freudien en septembre 2009 sur le thème : « Y a-t-il une psychopathologie de la psychanalyse ? »