Gilles Deleuze / À QUOI RECONNAÎT-ON LE STRUCTURALISME ? (1967)
Texte à retrouver in F. Châtelet, Histoire de la philosophie VIII. Le XXe siècle, Hachette, 1973. Repris sur le blog d’Olivier Douville. Illustration Gilles Deleuze à Vincennes.
On demandait naguère « qu’est-ce que l’existentialisme ? ». Maintenant : qu’est-ce que le structuralisme ? Ces questions ont un vif intérêt, mais à condition d’être actuelles, de porter sur des œuvres en train de se faire. Nous sommes en 1967. On ne peut donc pas invoquer le caractère inachevé des œuvres pour éviter de répondre, c’est seulement ce caractère qui donne un sens à la question. Dès lors « Qu’est-ce que le structuralisme ? » est appelé à subir certaines transformations. En premier lieu, qui est structuraliste ? Il y a des coutumes dans le plus actuel. La coutume désigne, elle échantillonne à tort ou à raison : un linguiste comme R. Jakobson ; un sociologue comme C. Lévi-Strauss ; un psychanalyste comme J. Lacan ; un philosophe qui renouvelle l’épistémologie, comme M. Foucault, un philosophe marxiste qui reprend le problème de l’interprétation du marxisme, comme L. Althusser ; un critique littéraire comme R.Barthes ; des écrivains comme ceux du groupe Tel Quel… Les uns ne refusent pas le mot « structuralisme », et emploient « structure », « structural ». Les autres préfèrent le terme saussurien de « système ». Penseurs très différents, et de générations différentes, certains ont exercé sur d’autres une influence réelle. Mais le plus important est l’extrême diversité des domaines qu’ils explorent. Chacun retrouve des problèmes, des méthodes, des solutions qui ont des rapports d’analogie, comme participant d’un air libre du temps, d’un esprit du temps, mais qui se mesure aux découvertes et créations singulières dans chacun de ces domaines. Les mots en -isme, en ce sens, sont parfaitement fondés.
On a raison d’assigner la linguistique comme origine du structuralisme : non seulement Saussure, mais l’école de Moscou, l’école de Prague. Et si le structuralisme s’étend ensuite à d’autres domaines, il ne s’agit plus cette fois d’analogie : ce n’est pas simplement pour instaurer des méthodes « équivalentes » à celles qui ont d’abord réussi dans l’analyse du langage. En vérité il n’y a de structure que de ce qui est langage, fût-ce un langage ésotérique ou même non verbal. Il n’y a de structure de l’inconscient que dans la mesure où l’inconscient parle et est langage. Il n’y a de structure des corps que dans la mesure où les corps sont censés parler avec un langage qui est celui des symptômes. Les choses mêmes n’ont de structure que pour autant qu’elles tiennent un discours silencieux, qui est le langage des signes. Alors la question « Qu’est-ce que le structuralisme ? » se transforme encore — il vaut mieux demander : à quoi reconnaît-on ceux qu’on appelle structuralistes ? Et qu’est-ce qu’ils reconnaissent eux-mêmes ? Tant il est vrai qu’on ne reconnaît les gens, d’une manière visible, qu’aux choses invisibles et insensibles qu’ils reconnaissent à leur manière. Comment font-ils, les structuralistes, pour reconnaître un langage en quelque chose, le langage propre à un domaine ? Qu’est-ce qu’ils retrouvent dans ce domaine ? Nous nous proposons donc seulement de dégager certains critères formels de reconnaissance, les plus simples, en invoquant chaque fois l’exemple des auteurs cités, quelle que soit la diversité de leurs travaux et projets.
PREMIER CRITÈRE : LE SYMBOLIQUE
Nous sommes habitués, presque conditionnés à une certaine distinction ou corrélation entre le réel et l’imaginaire. Toute notre pensée entretient un jeu dialectique entre ces deux notions. Même lorsque la philosophie classique parle de l’intelligence ou de l’entendement purs, il s’agit encore d’une faculté définie par son aptitude à saisir le réel en son fond, le réel « en vérité », le réel tel qu’il est, par opposition, mais aussi par rapport aux puissances de l’imagination. Citons des mouvements créateurs tout à fait différents : le romantisme, le symbolisme, le surréalisme… Tantôt l’on invoque le point transcendant où le réel et l’imaginaire se pénètrent et s’unissent ; tantôt leur frontière aiguë, comme le tranchant de leur différence. De toute manière ou en reste à l’opposition et à la complémentarité de l’imaginaire et du réel — au moins dans l’interprétation traditionnelle du romantisme, du symbolisme, etc. Même le freudisme est interprété dans la perspective de deux principes : principe de réalité avec sa force de déception, principe de plaisir avec sa puissance de satisfaction hallucinatoire. À plus forte raison, des méthodes comme celles de Jung et de Bachelard s’inscrivent tout entières dans le réel et l’imaginaire, dans le cadre de leurs rapports complexes, unité transcendante et tension liminaire, fusion et tranchant.
Or le premier critère du structuralisme, c’est la découverte et la reconnaissance d’un troisième ordre, d’un troisième règne : celui du symbolique. C’est le refus de confondre le symbolique avec l’imaginaire, autant qu’avec le réel, qui constitue la première dimension du structuralisme. Là encore, tout a commencé par la linguistique : au-delà du mot dans sa réalité et ses parties sonores, au-delà des images et des concepts associés aux mots, le linguiste structuraliste découvre un élément d’une tout autre nature, objet structural. Et peut-être est-ce dans cet élément symbolique que les romanciers du groupe Tel Quel veulent s’installer, tant pour renouveler les réalités sonores que les récits associés. Au-delà de l’histoire des hommes, et de l’histoire des idées, Michel Foucault découvre un sol plus profond, souterrain qui fait l’objet de ce qu’il appelle l’archéologie de la pensée. Derrière les hommes réels et leurs rapports réels, derrière les idéologies et leurs relations imaginaires, Louis Althusser découvre un domaine plus profond comme objet de science et de philosophie.
Nous avions déjà beaucoup de pères, en psychanalyse : d’abord un père réel, mais aussi des images de père. Et tous nos drames se passaient dans les rapports tendus du réel et de l’imaginaire. Jacques Lacan découvre un troisième père, plus fondamental, père symbolique ou Nom-du-père. Non seulement le réel et l’imaginaire, mais leurs rapports et les troubles de ces rapports, doivent être pensés comme la limite d’un procès dans lequel ils se constituent à partir du symbolique. Chez Lacan, chez d’autres structuralistes aussi, le symbolique comme élément de la structure est au principe d’une genèse : la structure s’incarne dans les réalités et les images suivant des séries déterminables ; bien plus, elle les constitue en s’incarnant, mais n’en dérive pas, étant plus profonde qu’elles, sous-sol pour tous les sols du réel comme pour tous les ciels de l’imagination. Inversement, des catastrophes propres à l’ordre symbolique structural rendent compte des troubles apparents du réel et de l’imaginaire : ainsi dans le cas de L’Homme aux loups tel que Lacan l’interprète, c’est parce que le thème de la castration reste non symbolisé (« forclusion ») qu’il ressurgit dans le réel, sous la forme hallucinatoire du doigt coupé[1].
Nous pouvons numéroter le réel, l’imaginaire et le symbolique : 1, 2, 3. Mais peut-être ces chiffres ont-ils une valeur cardinale autant qu’ordinale. Car le réel en lui-même n’est pas séparable d’un certain idéal d’unification ou de totalisation : le réel tend à faire un, il est un dans sa « vérité ». Dès que nous voyons deux en « un », dès que nous dédoublons, l’imaginaire apparaît en personne, même si c’est dans le réel qu’il exerce son action. Par exemple, le père réel est un, ou veut l’être d’après sa loi ; mais l’image de père est toujours double en elle-même, clivée suivant une loi de duel. Elle est projetée sur deux personnes au moins, l’une assumant le père de jeu, le père-bouffon, l’autre, le père de travail et d’idéal : tel le prince de Galles dans Shakespeare, qui passe d’une image de père à l’autre, de Falstaff à la couronne. L’imaginaire se définit par des jeux de miroir, de dédoublement, d’identification et de projection renversés, toujours sur le mode du double[2].
Mais peut-être, à son tour, le symbolique est-il trois. Il n’est pas seulement le tiers au-delà du réel et de l’imaginaire. Il y a toujours un tiers à chercher dans le symbolique lui-même ; la structure est au moins triadique, sans quoi elle ne « circulerait » pas — tiers à la fois irréel, et pourtant non imaginable.
Nous verrons pourquoi ; mais déjà le premier critère consiste en ceci : la position d’un ordre symbolique, irréductible à l’ordre du réel, à l’ordre de l’imaginaire, et plus profond qu’eux. Nous ne savons pas du tout encore en quoi consiste cet élément symbolique. Nous pouvons dire au moins que la structure correspondante n’a aucun rapport avec une forme sensible, ni avec une figure de l’imagination, ni avec une essence intelligible. Rien à voir avec une forme : car la structure ne se définit nullement par une autonomie du tout, par une prégnance du tout sur les parties, par une Gestalt qui s’exercerait dans le réel et dans la perception ; la structure se définit au contraire par la nature de certains éléments atomiques qui prétendent rendre compte à la fois de la formation des « toute » et de la variation de leurs parties. Rien à voir non plus avec des figures de l’imagination, bien que le structuralisme soit tout entier pénétré de réflexions sur la rhétorique, la métaphore et la métonymie ; car ces figures elles-mêmes impliquent des déplacements structuraux qui doivent rendre compte à la fois du propre et du figuré. Rien à voir enfin avec une essence ; car il s’agit d’une combinatoire portant sur des éléments formels qui n’ont par eux-mêmes ni forme, ni signification, ni représentation, ni contenu, ni réalité empirique donnée, ni modèle fonctionnel hypothétique, ni intelligibilité derrière les apparences ; nul mieux que Louis Althusser n’a assigné le statut de la structure comme identique à la « Théorie » même — et le symbolique doit être entendu comme la production de l’objet théorique original et spécifique.
Tantôt le structuralisme est agressif : lorsqu’il dénonce la méconnaissance générale de cette ultime catégorie symbolique, par-delà l’imaginaire et le réel. Tantôt il est interprétatif : lorsqu’il renouvelle notre interprétation des œuvres à partir de cette catégorie, et prétend découvrir un point originel où le langage se fait, les œuvres s’élaborent, les idées et les actions se nouent. Romantisme, symbolisme, mais aussi freudisme, marxisme deviennent ainsi l’objet d’interprétations profondes. Plus encore : c’est l’œuvre mythique, l’œuvre poétique, l’œuvre philosophique, les œuvres pratiques elles-mêmes qui sont sujettes à l’interprétation structurale. Mais cette réinterprétation ne vaut que dans la mesure où elle anime des œuvres nouvelles qui sont celles d’aujourd’hui, comme si le symbolique était une source, inséparablement, d’interprétation et de création vivantes.
DEUXIÈME CRITÈRE : LOCAL OU DE POSITION
En quoi consiste l’élément symbolique de la structure ? Nous sentons la nécessité d’aller lentement, de dire et de redire d’abord ce qu’il n’est pas. Distinct du réel et de l’imaginaire, il ne peut se définir ni par des réalités préexistantes auxquelles il renverrait, et qu’il désignerait ni par des contenus imaginaires ou conceptuels qu’il impliquerait, et qui lui donneraient une signification. Les éléments d’une structure n’ont ni désignation extrinsèque ni signification intrinsèque. Que reste-t-il ? Comme Lévi-Strauss le rappelle avec rigueur, ils n’ont rien d’autre qu’un sens : un sens qui est nécessairement et uniquement de « position[3] ». Il ne s’agit pas d’une place dans une étendue réelle, ni de lieux dans des extensions imaginaires, mais de places et de lieux dans un espace proprement structural, c’est-à-dire topologique. Ce qui est structural, c’est l’espace, mais un espace inétendu, pré-extensif, pur spatium constitué de proche en proche comme ordre de voisinage, où la notion de voisinage a précisément d’abord un sens ordinal et non pas une signification dans l’étendue. Ou bien en biologie génétique : les gènes font partie d’une structure pour autant qu’ils sont inséparables de « loci », lieux capables de changer de rapports à l’intérieur du chromosome. Bref, les places dans un espace purement structural sont premières par rapport aux choses et aux êtres réels qui viennent les occuper, premières aussi par rapport aux rôles et aux événements toujours un peu imaginaires qui apparaissent nécessairement lorsqu’elles sont occupées.
L’ambition scientifique du structuralisme n’est pas quantitative, mais topologique et relationnelle : Lévi-Strauss pose constamment ce principe. Et quand Althusser parle de structure économique, il précise que les vrais « sujets » n’y sont pas ceux qui viennent occuper les places, individus concrets ou hommes réels, pas plus que les vrais objets n’y sont les rôles qu’ils tiennent et les événements qui se produisent, mais d’abord les places dans un espace topologique et structural défini par les rapports de production[4]. Quand Foucault définit des déterminations telles que la mort, le désir, le travail, le jeu, il ne les considère pas comme des dimensions de l’existence humaine empirique, mais d’abord comme la qualification de places ou de positions qui rendront mortels et mourants, ou désirants, ou travailleurs, ou joueurs ceux qui viendront les occuper, mais qui ne viendront les occuper que secondairement, tenant leurs rôles d’après un ordre de voisinage qui est celui de la structure même. C’est pourquoi Foucault peut proposer une nouvelle répartition de l’empirique et du transcendantal, ce dernier se trouvant défini par un ordre de places indépendamment de ceux qui les occupent empiriquement[5]. Le structuralisme n’est pas séparable d’une philosophie transcendantale nouvelle, où les lieux l’emportent sur ce qui les remplit. Père, mère, etc., sont d’abord des lieux dans une structure ; et si nous sommes mortels, c’est en prenant la file, en venant à tel lieu, marqué dans la structure suivant cet ordre topologique des voisinages (quand bien même nous devançons notre tour).
« Ce n’est pas seulement le sujet, mais les sujets pris dans leur intersubjectivité qui prennent la file… et qui modèlent leur être même sur le moment qui les parcourt de la chaire signifiante… Le déplacement du signifiant détermine les sujets dans leurs actes, dans leur destin, dans leurs refus, dans leurs aveuglements, dans leur succès et dans leur sort, nonobstant leurs dons innés et leur acquis social, sans égard pour le caractère ou le sexe[6]… » On ne peut mieux dire que la psychologie empirique se trouve non seulement fondée, mais déterminée par une topologie transcendantale.
De ce critère local ou positionnel, plusieurs conséquences découlent. Et d’abord, si les éléments symboliques n’ont pas de désignation extrinsèque ni de signification intrinsèque, mais seulement un sens de position, il faut poser en principe que le sens résulte toujours de la combinaison d’éléments qui ne sont pas eux-mêmes signifiants[7]. Comme Lévi-Strauss le dit dans sa discussion avec Paul Ricœur, le sens est toujours un résultat, un effet : non seulement un effet comme un produit, mais un effet d’optique, un effet de langage, un effet de position. Il y a profondément un non-sens du sens, dont le sens lui-même résulte. Non pas qu’on revienne ainsi à ce qui fut appelé philosophie de l’absurde. Car pour la philosophie de l’absurde, c’est le sens qui manque, essentiellement. Pour le structuralisme au contraire, il y a toujours trop de sens, une surproduction, une surdétermination du sens, toujours produit en excès par la combinaison de places dans la structure. (D’où l’importance, chez Althusser par exemple, du concept de surdétermination.) Le non-sens n’est pas du tout l’absurde ou le contraire du sens, mais ce qui le fait valoir et le produit en circulant dans la structure. Le structuralisme ne doit rien à Albert Camus, mais beaucoup à Lewis Carroll.
La seconde conséquence, c’est le goût du structuralisme pour certains jeux et certains théâtres, pour certains espaces de jeu et de théâtre. Ce n’est pas par hasard que Lévi-Strauss se réfère souvent à la théorie des jeux, et donne tant d’importance aux cartes à jouer. Et Lacan, à des métaphores de jeux qui sont plus que des métaphores : non seulement le furet qui court dans la structure, mais la place du mort qui circule dans le bridge. Les jeux les plus nobles comme les échecs sont ceux qui organisent une combinatoire des places dans un pur spatium infiniment plus profond que l’étendue réelle de l’échiquier et l’extension imaginaire de chaque figure. Ou bien Althusser interrompt son commentaire de Marx pour parler de théâtre, mais d’un théâtre qui n’est ni de réalité ni d’idées, pur théâtre de places et de positions dont il voit le principe chez Brecht, et qui trouverait peut-être aujourd’hui son expression la plus poussée chez Armand Gatti. Bref, le manifeste même du structuralisme doit être cherché dans la formule célèbre, éminemment poétique et théâtrale : penser, c’est émettre un coup de dés.
La troisième conséquence est que le structuralisme n’est pas séparable d’un nouveau matérialisme, d’un nouvel athéisme, d’un nouvel anti-humanisme. Car si la place est première par rapport à ce qui l’occupe, il ne suffira certes pas de mettre l’homme à la place de Dieu pour changer de structure. Et si cette place est la place du mort, la mort de Dieu veut dire aussi bien celle de l’homme, en faveur, nous l’espérons, de quelque chose à venir, mais qui ne peut venir que dans la structure et par sa mutation. Tel apparaît le caractère imaginaire de l’homme (Foucault), ou le caractère idéologique de l’humanisme (Althusser).
TROISIÈME CRITÈRE : LE DIFFÉRENTIEL ET LE SINGULIER
En quoi consistent enfin ces éléments symboliques ou unités de position ? Revenons au modèle linguistique. Ce qui est distinct à la fois des parties sonores, et des images et concepts associés est appelé phonème. Le phonème est la plus petite unité linguistique capable de différencier deux mots de signification diverse : par exemple billard et pillard. Il est clair que le phonème s’incarne dans des lettres, des syllabes et des sons, mais qu’il ne s’y réduit pas. Bien plus, les lettres, les syllabes et les sons lui donnent une indépendance, alors qu’en lui-même il est inséparable du rapport phonématique qui l’unit à d’autres phonèmes : b/p. Les phonèmes n’existent pas indépendamment des relations dans lesquelles ils entrent et par lesquelles ils se déterminent réciproquement. Nous pouvons distinguer trois types de relations. Un premier type s’établit entre des éléments qui jouissent d’indépendance ou d’autonomie : par exemple 3 + 2, ou même 2/3. Les éléments sont réels, et ces relations doivent être dites elles-mêmes réelles. Un second type de relations, par exemple x2 + y2 — R2 = 0, s’établit entre des termes dont la valeur n’est pas spécifiée, mais qui doivent pourtant dans chaque cas avoir une valeur déterminée. De telles relations peuvent être appelées imaginaires. Mais le troisième type s’établit entre des éléments qui n’ont eux-mêmes aucune valeur déterminée, et qui pourtant se déterminent réciproquement dans la relation : ainsi ydy + xdx = 0, ou dy/dx=— x/y. De telles relations sont symboliques, et les éléments correspondants sont pris dans un rapport différentiel. Dy est tout à fait indéterminé par rapport à y, dx est tout à fait indéterminé par rapport à x : chacun n’a ni existence, ni valeur, ni signification. Et pourtant le rapport dy/dx est tout à fait déterminé, les deux éléments se déterminent réciproquement dans le rapport. C’est ce processus d’une détermination réciproque au sein du rapport qui permet de définir la nature symbolique. Il arrive qu’on cherche l’origine du structuralisme du côté de l’axiomatique. Et il est vrai que Bourbaki, par exemple, emploie le mot structure. Mais c’est, nous semble-t-il, en un sens très différent du structuralisme. Car il s’agit de relations entre éléments non spécifiés, même qualitativement, et non pas d’éléments qui se spécifient réciproquement dans des relations. L’axiomatique en ce sens serait encore imaginaire, non pas à proprement parler symbolique. L’origine mathématique du structuralisme doit plutôt être cherchée du côté du calcul différentiel, et précisément dans l’interprétation qu’en donnèrent Weierstrass et Russell, interprétation statique et ordinale, qui libère définitivement le calcul de toute référence à l’infiniment petit, et l’intègre à une pure logique des relations.
Aux déterminations des rapports différentiels correspondent des singularités, des répartitions de points singuliers qui caractérisent les courbes ou les figures (un triangle par exemple a trois points singuliers). Ainsi la détermination des rapports phonématiques propres à une langue donnée assigne les singularités au voisinage desquelles se constituent les sonorités et significations de la langue. La détermination réciproque des éléments symboliques se prolonge dès lors dans la détermination complète des points singuliers qui constituent un espace correspondant à ces éléments. La notion capitale de singularité, prise à la lettre, semble appartenir à tous les domaines où il y a structure. La formule générale « penser, c’est émettre un coup de dés » renvoie elle-même aux singularités représentées par les points brillants sur les dés. Toute structure présente les deux aspects suivants : un système de rapports différentiels d’après lesquels les éléments symboliques se déterminent réciproquement, un système de singularités correspondant à ces rapports et traçant l’espace de la structure. Toute structure est une multiplicité. La question : y a-t-il structure dans n’importe quel domaine ? doit donc être précisée ainsi : peut-on, dans tel ou tel domaine, dégager des éléments symboliques, des rapports différentiels et des points singuliers qui lui soient propres ? Les éléments symboliques s’incarnent dans les êtres et objets réels du domaine considéré ; les rapports différentiels s’actualisent dans les relations réelles entre ces êtres ; les singularités sont autant de places dans la structure, qui distribuent les rôles ou attitudes imaginaires des êtres ou objets qui viennent les occuper.
Il ne s’agit pas de métaphores mathématiques. Dans chaque domaine il faut trouver les éléments, les rapports et les points. Lorsque Lévi-Strauss entreprend l’étude des structures élémentaires de parenté, il ne considère pas seulement des pères réels dans une société ni les images de père qui ont cours dans les mythes de cette société. Il prétend découvrir de vrais phonèmes de parenté, c’est-à-dire des parentèmes, des unités de position qui n’existent pas indépendamment des rapports différentiels où ils entrent et se déterminent réciproquement. C’est ainsi que les quatre rapports frère/sœur, mari/femme, père/fils, oncle maternel/fils de la sœur, forment la structure la plus simple. Et à cette combinatoire des « appellations parentales », correspondent, mais sans ressemblance et d’une manière complexe, des « attitudes entre parents » qui effectuent les singularités déterminées dans le système. On peut aussi bien procéder à l’inverse : partir des singularités pour déterminer les rapports différentiels entre éléments symboliques ultimes. C’est ainsi que, prenant l’exemple du mythe d’Œdipe, Lévi-Strauss part des singularités du récit (Œdipe épouse sa mère, tue son père, immole le Sphinx, est nommé pied-enflé, etc.) pour en induire les rapports différentiels entre « mythèmes » qui se déterminent réciproquement (rapports de parenté surestimés, rapports de parenté sous-estimés, négation de l’autochtone, persistance de l’autochtonie[8]). Toujours en tout cas, les éléments symboliques et leurs rapports déterminent la nature des êtres et objets qui viennent les effectuer, tandis que les singularités forment un ordre des places qui détermine simultanément les rôles et attitudes de ces êtres en tant qu’ils les occupent. La détermination de la structure s’achève ainsi dans une théorie des attitudes qui en expriment le fonctionnement.
Les singularités correspondent avec les éléments symboliques et leurs rapports, mais elles ne leur ressemblent pas. On dirait plutôt qu’elles « symbolisent » avec eux. Elles en dérivent, puisque toute détermination de rapports différentiels entraîne une répartition de points singuliers. Mais par exemple : les valeurs de rapports différentiels s’incarnent dans des espèces, tandis que les singularités s’incarnent dans des parties organiques correspondant à chaque espèce. Les unes constituent des variables, les autres des fonctions. Les unes constituent dans une structure le domaine des appellations, les autres, celui des attitudes. Lévi-Strauss a insisté sur le double aspect, de dérivation et pourtant d’irréductibilité, des attitudes par rapport aux appellations[9]. Un disciple de Lacan, Serge Leclaire, montre dans un autre domaine comment les éléments symboliques de l’inconscient renvoient nécessairement à des « mouvements libidinaux » du corps, incarnant les singularités de la structure à telle ou telle place[10]. Toute structure en ce sens est psychosomatique, ou plutôt représente un complexe catégorie-attitude.
Considérons l’interprétation du marxisme par Althusser et ses collaborateurs : avant tout, les rapports de production y sont déterminés comme des rapports différentiels qui s’établissent, non pas entre des hommes réels ou des individus concrets, mais entre des objets et des agents qui ont d’abord une valeur symbolique (objet de la production, instrument de production, force de travail, travail immédiat, non-travailleurs immédiats, tels qu’ils sont dans des rapports de propriété et d’appropriation[11]. Chaque mode de production se caractérise alors par des singularités correspondant aux valeurs des rapports. Et s’il est évident que des hommes concrets viennent occuper les places effectuer les éléments de la structure, c’est en tenant le ré que la place structurale leur assigne (par exemple le « capitaliste »), et en servant de supports aux rapports structuraux : si bien que « les vrais sujets ne sont pas ces occupants et ces fonctionnaires… mais la définition et la distribution de ces places et de ces fonctions ». Le vrai sujet est la structure même : le différentiel et le singulier, les rapports différentiels et les points singuliers, la détermination réciproque et la détermination complète.
QUATRIÈME CRITÈRE : LE DIFFÉRENCIANT, LA DIFFÉRENCIATION
Les structures sont nécessairement inconscientes, en vertu des éléments, rapports et points qui les composent. Toute structure est une infrastructure, une micro-structure. D’une certaine manière elles ne sont pas actuelles. Ce qui est actuel, c’est ce dans quoi la structure s’incarne ou plutôt ce qu’elle constitue en s’incarnant. Mais en elle-même, elle n’est ni actuelle ni fictive ; ni réelle ni possible. Jakobson pose le problème du statut du phonème : celui-ci ne se confond pas avec une lettre, syllabe ou son actuels, et n’est pas davantage une fiction, une image associée[12]. Peut-être le mot de virtualité désignerait-il exactement le mode de la structure ou l’objet de la théorie. À condition de lui ôter tout vague ; car le virtuel a une réalité qui lui est propre, mais qui ne se confond avec aucune réalité actuelle, aucune actualité présente ou passée ; il a une idéalité qui lui est propre, mais qui ne se confond avec aucune image possible, aucune idée abstraite. De la structure, on dira : réelle sans être actuelle, idéale sans être abstraite. C’est pourquoi Lévi-Strauss présente souvent la structure comme une sorte de réservoir ou de répertoire idéal, où tout coexiste virtuellement, mais où l’actualisation se fait nécessairement suivant des directions exclusives, impliquant toujours des combinaisons partielles et des choix inconscients. Dégager la structure d’un domaine, c’est déterminer toute une virtualité de coexistence qui préexiste aux êtres, aux objets et aux œuvres de ce domaine. Toute structure est une multiplicité de coexistence virtuelle. L. Althusser, par exemple, montre en ce sens que l’originalité de Marx (son anti-hégélianisme) réside dans la manière dont le système social est défini par une coexistence d’éléments et de rapports économiques, sans qu’on puisse les engendrer successivement suivant l’illusion d’une fausse dialectique[13].
Qu’est-ce qui coexiste dans la structure ? Tous les éléments, les rapports et valeurs de rapports, toutes les singularités propres au domaine considéré. Une telle coexistence n’implique nulle confusion, nulle indétermination : ce sont des rapports et éléments différentiels qui coexistent en un tout parfaitement et complètement déterminé. Reste que ce tout ne s’actualise pas comme tel. Ce qui s’actualise, ici et maintenant, ce sont tels rapports, telles valeurs de rapports, telle répartition de singularités ; d’autres s’actualisent ailleurs ou en d’autres temps. Il n’y a pas de langue totale, incarnant tous les phonèmes et rapports phonématiques possibles ; mais la totalité virtuelle du langage s’actualise suivant des directions exclusives dans des langues diverses, dont chacune incarne certains rapports, certaines valeurs de rapports et certaines singularités. Il n’y a pas de société totale, mais chaque forme sociale incarne certains éléments, rapports et valeurs de production (par exemple le « capitalisme »). Nous devons donc distinguer la structure totale d’un domaine comme ensemble de coexistence virtuelle, et les sous-structures qui correspondent aux diverses actualisations dans le domaine. De la structure comme virtualité, nous devons dire qu’elle est encore indifférenciée, bien qu’elle soit tout à fait et complètement différentiée. Des structures qui s’incarnent dans telle ou telle forme actuelle (présente ou passée), nous devrons dire qu’elles se différencient, et que s’actualiser, pour elles, c’est précisément se différencier. La structure est inséparable de ce double aspect, ou de ce complexe qu’on peut désigner sous le nom de différen(t/c)iation, où t/c constitue le rapport phonématique universellement déterminé.
Toute différenciation, toute actualisation se fait suivant deux voies : espèces et parties. Les rapports différentiels s’incarnent dans des espèces qualitativement distinctes, tandis que les singularités correspondantes s’incarnent dans les parties et figures étendues qui caractérisent chaque espèce. Ainsi les espèces de langues, et les parties de chacune au voisinage des singularités de la structure linguistique ; les modes sociaux de production spécifiquement définis, et les parties organisées correspondant à chacun de ses modes, etc. On remarquera que le processus d’actualisation implique toujours une temporalité interne, variable suivant ce qui s’actualise. Non seulement chaque type de production sociale a une temporalité globale interne, mais ses parties organisées ont des rythmes particuliers. La position du structuralisme à l’égard du temps est donc très claire : le temps y est toujours un temps d’actualisation, suivant lequel s’effectuent à des rythmes divers les éléments de coexistence virtuelle. Le temps va du virtuel à l’actuel, c’est-à-dire de la structure à ses actualisations, et non pas d’une forme actuelle à une autre. Ou du moins le temps conçu comme relation de succession de deux formes actuelles se contente d’exprimer abstraitement les temps internes de la structure ou des structures qui s’effectuent en profondeur dans ces deux formes, et les rapports différentiels entre ces temps. Et précisément parce que la structure ne s’actualise pas sans se différencier dans l’espace et dans le temps, sans différencier par là même des espèces et des parties qui l’effectuent, nous devons dire en ce sens que la structure produit ces espèces et ces parties elles-mêmes. Elle les produit comme espèces et parties différenciées. Si bien qu’on ne peut pas plus opposer le génétique au structural que le temps à la structure. La genèse, comme le temps, va du virtuel à l’actuel, de la structure à son actualisation ; les deux notions de temporalité multiple interne, et de genèse ordinale statique, sont en ce sens inséparables du jeu des structures[14].
Il faut insister sur ce rôle différenciateur. La structure est en elle-même un système d’éléments et de rapports différentiels ; mais aussi elle différencie les espèces et les parties, les êtres et les fonctions dans lesquels elle s’actualise. Elle est différentielle en elle-même, et différenciatrice en son effet. Commentant Lévi-Strauss, Jean Pouillon définissait le problème du structuralisme : peut-on élaborer « un système de différences qui ne conduise ni à leur simple juxtaposition ni à leur effacement artificiel[15] ? » À cet égard l’œuvre de Georges Dumézil est exemplaire, du point de vue même du structuralisme : personne n’a mieux analysé les différences génériques et spécifiques entre religions, et aussi les différences de parties et de fonctions entre dieux d’une même religion. C’est que les dieux d’une religion, par exemple Jupiter, Mars, Quirinus, incarnent des éléments et rapports différentiels, en même temps qu’ils trouvent leurs attitudes et fonctions au voisinage des singularités du système ou des « parties de la société » considérée : ils sont donc essentiellement différenciés par la structure qui s’actualise ou s’effectue en eux, et qui les produit en s’actualisant. Il est vrai que chacun d’eux, considéré dans sa seule actualité, attire et réfléchit la fonction des autres, si bien qu’on risque de ne plus rien retrouver de cette différenciation originaire qui les produit du virtuel à l’actuel. Mais c’est précisément ici que passe la frontière entre l’imaginaire et le symbolique : l’imaginaire tend à réfléchir et à regrouper, sur chaque terme l’effet total d’un mécanisme d’ensemble, tandis que la structure symbolique assure la différentiation des termes et la différenciation des effets. D’où l’hostilité du structuralisme à l’égard des méthodes de l’imaginaire : la critique de Jung par Lacan, la critique de Bachelard par la « nouvelle critique ». L’imagination dédouble et réfléchit, elle projette et identifie, se perd en jeux de miroirs, mais les distinctions qu’elle fait, comme les assimilations qu’elle opère, sont des effets de surface qui cachent les mécanismes différentiels autrement subtils d’une pensée symbolique. Commentant Dumézil, Edmond Ortigues dit très bien : « Quand on se rapproche de l’imagination matérielle, la fonction différentielle diminue, on tend vers des équivalences ; quand on se rapproche des éléments formateurs de la société, la fonction différentielle augmente, on tend vers des valences distinctives[16]. »
Les structures sont inconscientes, étant nécessairement recouvertes par leurs produits ou effets. Une structure économique n’existe jamais pure, mais recouverte par les relations juridiques, politiques, idéologiques où elle s’incarne. On ne peut lire, trouver, retrouver les structures qu’à partir de ces effets. Les termes et les relations qui les actualisent, les espèces et les parties qui les effectuent, sont des brouillages autant que des expressions. C’est pourquoi un disciple de Lacan, J. A. Miller, forme le concept d’une « causalité métonymique », ou bien Althusser, celui d’une causalité proprement structurale, pour rendre compte de la présence très particulière d’une structure dans ses effets, et de la manière dont elle différencie ces effets, en même temps que ceux-ci l’assimilent et l’intègrent[17]. L’inconscient de la structure est un inconscient différentiel. On pourrait croire ainsi que le structuralisme revient à une conception préfreudienne : Freud ne conçoit-il pas l’inconscient sur le mode du conflit des forces ou de l’opposition des désirs, tandis que la métaphysique leibnizienne proposait déjà l’idée d’un inconscient différentiel des petites perceptions ? Mais chez Freud même, il y a tout un problème de l’origine de l’inconscient, de sa constitution comme « langage », qui dépasse le niveau du désir, des images associées et des rapports d’opposition. Inversement l’inconscient différentiel n’est pas fait de petites perceptions du réel et de passages à la limite, mais bien de variations de rapports différentiels dans un système symbolique en fonction de répartitions de singularités. Lévi-Strauss a raison de dire que l’inconscient n’est ni de désirs ni de représentations, qu’il est « toujours vide », consistant uniquement dans les lois structurales qu’il impose aux représentations comme aux désirs[18].
C’est que l’inconscient est toujours un problème. Non pas au sens où son existence serait douteuse. Mais il forme lui-même les problèmes et les questions qui se résolvent seulement dans la mesure où la structure correspondante s’effectue, et qui se résolvent toujours d’après la manière dont elle s’effectue. Car un problème a toujours la solution qu’il mérite suivant la manière dont il est posé, et le champ symbolique dont on dispose pour le poser. Althusser peut présenter la structure économique d’une société comme le champ de problèmes qu’elle se pose, qu’elle est déterminée à se poser, et qu’elle résout d’après ses propres moyens, c’est-à-dire d’après les lignes de différenciation suivant lesquelles la structure s’actualise. Compte tenu des absurdités, ignominies et cruautés que ces « solutions » comportent en raison de la structure. De même Serge Leclaire, à la suite de Lacan, peut distinguer les psychoses et les névroses, et les névroses entre elles, moins par des types de conflits que par des modes de question, qui trouvent toujours la réponse qu’ils méritent en fonction du champ symbolique où ils se posent : ainsi la question hystérique n’est pas celle de l’obsédé[19]. En tout cela, problèmes et questions ne désignent pas un moment provisoire et subjectif dans l’élaboration de notre savoir, mais au contraire une catégorie parfaitement objective, des « objectités » pleines et entières qui sont celles de la structure. L’inconscient structural est à la fois différentiel, problématisant, questionnant. Il est enfin, nous allons le voir, sériel.
CINQUIÈME CRITÈRE : SÉRIEL
Tout cela pourtant semble encore incapable de fonctionner. C’est que nous n’avons pu définir qu’une moitié de ; structure. Une structure ne se met à bouger, ne s’anime, que si nous lui restituons son autre moitié. En effet les éléments symboliques que nous avons précédemment définis, pris dans leurs rapports différentiels, s’organisent nécessairement en série. Mais comme tels, ils se rapportent à une autre série, constituée par d’autres éléments symboliques et d’autres rapports : cette référence à une seconde série s’explique facilement si l’on se rappelle que les singularités dérivent des termes et rapports de la première, mais ne se contentent pas de les reproduire ou de les réfléchir. Ils s’organisent donc eux-mêmes en une autre série capable d’un développement autonome, ou du moins rapportent nécessairement la première à une telle autre série. Ainsi les phonèmes et les morphèmes. Ou bien la série économique et d’autres séries sociales. Ou bien la triple série de Foucault, linguistique, économique et biologique, etc. La question de savoir si la première série forme une base et en quel sens, si elle est signifiante, les autres étant seulement signifiées, est une question complexe dont nous ne pouvons pas encore préciser la nature. On doit seulement constater que toute structure est sérielle, multi-sérielle, et ne fonctionnerait pas sans cette condition.
Lorsque Lévi-Strauss reprend l’étude du totémisme, il montre à quel point le phénomène est mal compris tant qu’on l’interprète en termes d’imagination. Car l’imagination, suivant sa loi, conçoit nécessairement le totémisme comme l’opération par laquelle un homme ou un groupe s’identifient à un animal. Mais symboliquement, il s’agit de tout autre chose : non pas l’identification imaginaire d’un terme à un autre, mais l’homologie structurale de deux séries de termes. D’une part une série d’espèces animales prises comme éléments de rapports différentiels, d’autre part une série de positions sociales elles-mêmes saisies symboliquement dans leurs propres rapports : la confrontation se fait « entre ces deux systèmes de différences », ces deux séries d’éléments et de rapports[20].
L’inconscient, selon Lacan, n’est ni individuel ni collectif, mais intersubjectif. C’est dire qu’il implique un développement en séries : non seulement le signifiant et le signifié, mais les deux séries au minimum s’organisent de manière très variable suivant le domaine considéré. Un des textes les plus célèbres de Lacan commente la Lettre volée d’Edgar Poe, en montrant comment la « structure » met en scène deux séries dont les places sont occupées par des sujets variables : roi qui ne voit pas la lettre — reine qui se réjouit de l’avoir d’autant mieux cachée qu’elle l’a laissée en évidence — ministre qui voit tout et qui prend la lettre (première série) ; police qui ne trouve rien chez le ministre ; ministre qui se réjouit d’avoir d’autant mieux caché la lettre qu’il l’a laissée en évidence — Dupin qui voit tout et qui reprend la lettre (seconde série)[21]. Déjà dans un texte précédent, Lacan commentait le cas de L’Homme aux rats sur la base d’une double série, paternelle et filiale, dont chacune mettait en jeu quatre termes en rapport suivant un ordre des places : dette-ami, femme riche-femme pauvre[22].
Il va de soi que l’organisation des séries constitutives d’une structure suppose une véritable mise en scène, et exige dans chaque cas des évaluations et interprétations précises. Il n’y a pas du tout de règle générale ; nous touchons ici au point où le structuralisme implique tantôt une véritable création, tantôt une initiative et une découverte qui ne vont pas sans risques. La détermination d’une structure ne se fait pas seulement par un choix des éléments symboliques de base et des rapports différentiels où ils entrent ; pas seulement non plus par une répartition des points singuliers qui leur correspondent ; mais encore par la constitution d’une seconde série, au moins, qui entretient des relations complexes avec la première. Et si la structure définit un champ problématique, un champ de problèmes, c’est au sens où la nature du problème révèle son objectivité propre dans cette constitution sérielle, qui fait que le structuralisme se sent parfois proche d’une musique. Philippe Sollers écrit un roman, Drame, rythmé par les expressions « Problème » et « Manqué », au cours duquel des séries tâtonnantes s’élaborent (« une chaîne de souvenirs maritimes passe dans son bras droit… la jambe gauche au contraire semble travaillée par des groupements minéraux »). Ou bien la tentative de Jean-Pierre Faye dans Analogues, concernant une coexistence sérielle des modes de récits.
Or qu’est-ce qui empêche les deux séries de se réfléchir simplement l’une l’autre, et dès lors d’identifier leurs termes un à un ? L’ensemble de la structure retomberait dans l’état d’une figure de l’imagination. La raison qui conjure un tel risque est étrange en apparence. En effet, les termes de chaque série sont inséparables en eux-mêmes des décalages ou déplacements qu’ils subissent par rapport aux termes de l’autre ; ils sont donc inséparables de la variation des rapports différentiels. Pour la lettre volée, le ministre dans la seconde série vient à la place que la reine avait dans la première. Dans la série filiale de L’Homme aux rats, c’est la femme pauvre qui vient à la place de l’ami par rapport à la dette. Ou bien dans une double série d’oiseaux et de jumeaux, citée par Lévi-Strauss, les jumeaux qui sont les « personnes d’en haut », par rapport à des personnes d’en bas, viennent nécessairement à la place des « oiseaux d’en bas », non pas des oiseaux d’en haut[23]. Ce déplacement relatif des deux séries n’est pas du tout secondaire ; il ne vient pas affecter un terme, du dehors et secondairement, comme pour lui donner un déguisement imaginaire. Au contraire, le déplacement est proprement structural ou symbolique : il appartient essentiellement aux places dans l’espace de la structure, et commande ainsi à tous les déguisements imaginaires des êtres et objets qui viennent secondairement occuper ces places. C’est pourquoi le structuralisme porte tant d’attention à la métaphore et à la métonymie. Celles-ci ne sont nullement des figures de l’imagination, mais d’abord des facteurs structuraux. Ce sont même les deux facteurs structuraux, en ce sens qu’ils expriment les deux degrés de liberté du déplacement, d’une série à l’autre et à l’intérieur d’une même série. Loin d’être imaginaires, ils empêchent les séries qu’ils animent de confondre ou de dédoubler imaginairement leurs termes. Mais qu’est-ce donc que ces déplacements relatifs, s’ils font absolument partie des places dans la structure ?
SIXIÈME CRITÈRE : LA CASE VIDE
Il apparaît que la structure enveloppe un objet ou élément tout à fait paradoxal. Considérons le cas de la lettre, dans l’histoire d’Edgar Poe telle que Lacan la commente ; ou le cas de la dette, chez L’Homme aux rats. Il est évident que cet objet est éminemment symbolique. Mais nous disons « éminemment », parce qu’il n’appartient à aucune série particulière : la lettre est pourtant présente dans les séries d’Edgar Poe ; la dette est présence dans les deux séries de L’Homme aux rats. Un tel objet est toujours présent dans les séries correspondantes, il les parcourt et se meut en elles, il ne cesse de circuler en elles, et de l’une à l’autre, avec une agilité extraordinaire. On dirait qu’il est sa propre métaphore, et sa propre métonymie. Les séries dans chaque cas sont constituées de termes symboliques et de rapports différentiels ; mais lui, semble d’une autre nature. En effet, c’est par rapport à lui que la variété des termes et la variation des rapports différentiels sont chaque fois déterminées. Les deux séries d’une structure sont toujours divergentes (en vertu des lois de la différenciation). Mais cet objet singulier est le point de convergence des séries divergentes en tant que telles. Il est « éminemment » symbolique, mais précisément parce qu’il est immanent aux deux séries à la fois. Comment l’appeler, sinon Objet = x, Objet de devinette ou grand Mobile ? Nous pouvons toutefois avoir des doutes : ce que J. Lacan nous invite à découvrir dans deux cas, le rôle particulier d’une lettre ou d’une dette — est-ce un artifice, à la rigueur applicable à ces cas, ou bien est-ce une méthode vraiment générale, valable pour tous les domaines structurables, critère pour toute structure, comme si une structure ne se définissait pas sans l’assignation d’un objet = x qui ne cesse d’en parcourir les séries ? Comme si l’œuvre littéraire par exemple, ou l’œuvre d’art, mais d’autres œuvres aussi, les œuvres de la société, celles de la maladie, celles de la vie en général, enveloppaient cet objet très particulier qui commande à leur structure. Et comme s’il s’agissait toujours de trouver qui est H, ou de découvrir un x enveloppé dans l’œuvre. Il en est ainsi pour les chansons : le refrain concerne un objet = x, tandis que les couplets forment les séries divergentes où celui-ci circule. Ce pour quoi les chansons présentent vraiment une structure élémentaire.
Un disciple de Lacan, André Green, signale l’existence du mouchoir qui circule dans Othello, parcourant toutes les séries de la pièce[24]. Nous parlions aussi des deux séries du prince de Galles, Falstaff ou le père-bouffon, Henri IV ou le père royal, les deux images de père. La couronne est l’objet = x qui parcourt les deux séries, avec des termes et sous des rapports différents ; le moment où le prince essaie la couronne, son père n’étant pas encore mort, marque le passage d’une série à l’autre, le changement des termes symboliques et la variation des rapports différentiels. Le vieux roi mourant se fâche, et croit que son fils veut prématurément s’identifier à lui ; pourtant le prince sait répondre, et montrer dans un discours splendide que la couronne n’est pas l’objet d’une identification imaginaire, mais au contraire le terme éminemment symbolique qui parcourt toutes les séries, la série infâme de Falstaff et la grande série royale, et qui permet le passage de l’une à l’autre au sein de la même structure. Il y avait, nous l’avons vu, une première différence entre l’imaginaire et le symbolique : le rôle différenciateur du symbolique, par opposition au rôle assimilateur réfléchissant, dédoublant et redoublant de l’imaginaire. Mais la seconde frontière apparaît mieux ici : contre le caractère duel de l’imagination, le Tiers qui intervient essentiellement dans le système symbolique, qui distribue les séries, les déplace relativement, les fait communiquer, tout en empêchant l’une de se rabattre imaginairement sur l’autre.
Dette, lettre, mouchoir ou couronne, la nature de cet objet est précisée par Lacan : il est toujours déplacé par rapport à lui-même. Il a pour propriété de ne pas être où on le cherche, mais en revanche aussi d’être trouvé où il n’est pas. On dira qu’il « manque à sa place » (et par là n’est pas quelque chose de réel). Aussi bien qu’il manque à sa propre ressemblance (et par là n’est pas une image) — qu’il manque à sa propre identité (et par là n’est pas un concept). « Ce qui est caché n’est jamais que ce qui manque à sa place, comme s’exprime la fiche de recherche d’un volume quand il est égaré dans la bibliothèque. Et celui-ci serait-il en effet sur le rayon ou sur la case d’à côté qu’il y serait caché, si visible qu’il y paraisse. C’est qu’on ne peut dire à la lettre que ceci manque à sa place que de ce qui peut en changer, c’est-à-dire du symbolique. Car pour le réel, quelque bouleversement qu’on puisse y apporter, il y est toujours et en tout cas, il l’emporte collée à sa semelle, sans rien connaître qui puisse l’en exiler[25]. » Si les séries que l’objet = x parcourt présentent nécessairement des déplacements relatifs l’une par rapport à l’autre, c’est donc parce que les places relatives de leurs termes dans la structure dépendent d’abord de la place absolue de chacun, à chaque moment, par rapport à l’objet = x toujours circulant, toujours déplacé par rapport à lui-même. C’est en ce sens que le déplacement, et plus généralement toutes les formes d’échange, ne forme pas un caractère ajouté du dehors, mais la propriété fondamentale qui permet de définir la structure comme ordre des places sous la variation des rapports. Toute la structure est mue par ce Tiers originaire — mais aussi qui manque à sa propre origine. Distribuant les différences dans toute la structure, faisant varier les rapports différentiels avec ses déplacements, l’objet = x constitue le différenciant de la différence elle-même.
Les jeux ont besoin de la case vide, sans quoi rien n’avancerait ni ne fonctionnerait. L’objet = x ne se distingue pas de sa place, mais il appartient à cette place de se déplacer tout le temps, comme à la case vide de sauter sans cesse. Lacan invoque la place du mort au bridge. Dans les pages admirables qui ouvrent Les Mots et les choses, où il décrit un tableau de Vélasquez, Foucault invoque la place du roi, par rapport à laquelle tout se déplace et glisse, Dieu, puis l’homme, sans jamais la remplir [26]. Pas de structuralisme sans ce degré zéro. Philippe Sollers et Jean-Pierre Faye aiment à invoquer la tache aveugle, comme désignant ce point toujours mobile qui comporte l’aveuglement, mais à partir duquel l’écriture devient possible, parce que s’y organisent les séries comme de véritables littérèmes. J.A. Miller, dans son effort pour élaborer un concept de causalité structurale ou métonymique, emprunte à Frege la position d’un zéro, défini comme manquant à sa propre identité, et qui conditionne la constitution sérielle des nombres[27]. Et même Lévi-Strauss, qui à certains égards est le plus positiviste des structuralistes, le moins romantique, le moins enclin à accueillir un élément fuyant, reconnaissait dans le « mana » ou ses équivalents, l’existence d’un « signifiant flottant », d’une valeur symbolique zéro circulant dans la structure[28]. Il rejoignait par là le phonème zéro de Jakobson, qui ne comporte par lui-même aucun caractère différentiel ni valeur phonétique, mais par rapport auquel tous les phonèmes se situent dans leurs propres rapports différentiels.
S’il est vrai que la critique structurale a pour objet de déterminer dans le langage les « virtualités » qui préexistent à l’œuvre, l’œuvre est elle-même structurale lorsqu’elle se propose d’exprimer ses propres virtualités. Lewis Carroll, James Joyce inventaient des « mots- valises », ou plus généralement des mots ésotériques, pour assurer la coïncidence de séries verbales sonores et la simultanéité de séries d’histoires associées. Dans Finnegan’s Wake, c’est encore une lettre qui est Cosmos, et qui réunit toutes les séries du monde. Chez Lewis Carroll, le mot-valise connote deux séries de base au moins (parler et manger, série verbale et série alimentaire) qui peuvent-elles-mêmes se ramifier : ainsi le Snark. C’est une erreur de dire qu’un tel mot a deux sens ; en fait, il est d’un autre ordre que les mots ayant un sens. Il est le non-sens qui anime au moins les deux séries, mais qui les pourvoit de sens en circulant à travers elles. C’est lui, dans son ubiquité, dans son perpétuel déplacement, qui produit le sens dans chaque série, et d’une série à l’autre, et ne cesse de décaler les deux séries. Il est le mot = x en tant qu’il désigne l’objet = x, l’objet problématique. En tant que mot = x, il parcourt une série déterminée comme celle du signifiant ; mais en même temps comme objet = x, il parcourt l’autre série déterminée comme celle du signifié. Il ne cesse à la fois de creuser et de combler l’écart entre les deux séries : Lévi-Strauss le montre à propos du « mana », qu’il assimile aux mots « truc » ou « machin ». C’est bien de cette manière, nous l’avons vu, que le non-sens n’est pas l’absence de signification, mais au contraire l’excès de sens, ou ce qui pourvoit de sens le signifié et le signifiant. Le sens apparaît ici comme l’effet de fonctionnement de la structure, dans l’animation de ses séries composantes. Et sans doute les mots-valises ne sont qu’un procédé parmi d’autres pour assurer cette circulation. Les techniques de Raymond Roussel, tels que Foucault les a analysés, sont d’une autre nature : fondés sur des rapports différentiels phonématiques, ou sur des relations encore plus complexes[29]. Chez Mallarmé, nous trouvons des systèmes de rapports entre séries, et des mobiles qui les animent, d’un tout autre type encore. Notre but n’est pas d’analyser l’ensemble des procédés qui ont fait et font la littérature moderne, jouant de toute une topographie, de toute une typographie du « livre à venir », mais seulement de marquer dans tous les cas l’efficacité de cette case vide à double face, à la fois mot et objet.
En quoi consiste-t-il, cet objet = x ? Est-il et doit-il rester l’objet perpétuel d’une devinette, le perpetuum mobile ? Ce serait une manière de rappeler la consistance objective que prend la catégorie problématique au sein des structures. Et il est bon finalement que la question « à quoi reconnaît-on le structuralisme ? » conduise à la position de quelque chose qui n’est pas reconnaissable ou identifiable. Considérons la réponse psychanalytique de Lacan : l’objet = x est déterminé comme phallus. Mais ce phallus n’est ni l’organe réel, ni la série des images associées ou associables : il est phallus symbolique. C’est pourtant bien de sexualité qu’il est question, il n’est pas question d’autre chose ici, contrairement aux pieuses tentations toujours renouvelées en psychanalyse d’abjurer ou de minimiser les références sexuelles. Mais le phallus apparaît, non pas comme une donnée sexuelle ni comme la détermination empirique d’un des sexes, mais comme l’organe symbolique qui fonde la sexualité tout entière comme système ou structure, et par rapport auquel se distribuent les places occupées de façon variable par les hommes et les femmes, et aussi les séries d’images et de réalités. En désignant l’objet = x comme phallus, il n’est donc pas question d’identifier cet objet, de conférer à cet objet une identité qui répugne à sa nature ; car, au contraire, le phallus symbolique est ce qui manque à sa propre identité, toujours trouvé là où il n’est pas puisqu’il n’est pas là où on le cherche, toujours déplacé par rapport à soi, du côté de la mère. En ce sens il est bien la lettre et la dette, le mouchoir ou la couronne, le Snark et le « mana ». Père, mère, etc., sont des éléments symboliques pris dans des rapports différentiels, mais le phallus est bien autre chose, l’objet = x qui détermine la place relative des éléments et la valeur variable des rapports, faisant de la sexualité tout entière une structure. C’est en fonction des déplacements de l’objet = x que les rapports varient, comme rapports entre « pulsions partielles » constitutifs de la sexualité.
Le phallus évidemment n’est pas une dernière réponse. C’est même plutôt le lieu d’une question, d’une « demande » qui caractérise la case vide de la structure sexuelle. Les questions comme les réponses varient d’après la structure considérée, mais jamais elles ne dépendent de nos préférences ni d’un ordre de causalité abstraite. Il est évident que la case vide d’une structure économique, comme échange de marchandises, doit être déterminée tout autrement : elle consiste en « quelque chose » qui ne se réduit ni aux termes de l’échange, ni au rapport d’échange lui-même, mais qui forme un tiers éminemment symbolique en perpétuel déplacement, et en fonction duquel vont se définir les variations de rapports. Telle est la valeur comme expression d’un « travail en général », au-delà de toute qualité empiriquement observable, lieu de la question qui traverse ou parcourt l’économie comme structure[30].
Une conséquence plus générale en découle, concernant les différents « ordres ». Et ne convient sans doute pas, dans la perspective du structuralisme, de ressusciter le problème : y a-t-il une structure qui détermine toutes les autres en dernière instance ? Par exemple, qui est premier, la valeur ou le phallus, et le fétiche économique ou le fétiche sexuel ? Pour plusieurs raisons ces questions n’ont pas de sens. Toutes les structures sont des infra-structures. Les ordres de structure, linguistique, familiale, économique, sexuelle, etc., se caractérisent par la forme de leurs éléments symboliques, la variété de leurs rapports différentiels, l’espèce de leurs singularités, enfin et surtout par la nature de l’objet = x qui préside à leur fonctionnement. Or nous ne pourrions établir un ordre de causalité linéaire d’une structure à l’autre, qu’en conférant à l’objet = x dans chaque cas le genre d’identité auquel il répugne essentiellement. Entre structures, la causalité ne peut être qu’un type de causalité structurale. Dans chaque ordre de structure, certes, l’objet = x n’est nullement un inconnaissable, un pur indéterminé ; il est parfaitement déterminable, y compris dans ses déplacements, et par le mode de déplacement qui le caractérise. Simplement il n’est pas assignable : c’est-à-dire il n’est pas fixable à une place, identifiable en un genre ou une espèce. C’est qu’il constitue lui-même le genre ultime de la structure ou sa place totale : il n’a donc d’identité que pour manquer à cette identité, et de place que pour se déplacer par rapport à toute place. Par là, l’objet = x est pour chaque ordre de structure le lieu vide ou perforé qui permet à cet ordre de s’articuler avec les autres, dans un espace qui comporte autant de directions que d’ordres. Les ordres de structure ne communient pas dans un même lieu, mais ils communiquent tous par leur place vide ou objet = x respectif. C’est pourquoi, malgré certaines pages hâtives de Lévi-Strauss, on ne réclamera pas un privilège pour les structures sociales ethnographiques, en renvoyant les structures sexuelles psychanalytiques à la détermination empirique d’un individu plus ou moins désocialisé. Même les structures de la linguistique ne peuvent pas passer pour des éléments symboliques ou des signifiants ultimes : précisément dans la mesure où les autres structures ne se contentent pas d’appliquer par analogie des méthodes empruntées à la linguistique, mais découvrent pour leur compte de véritables langages, fussent-ils non verbaux, comportant toujours leurs signifiants, leurs éléments symboliques et rapports différentiels. Foucault, posant par exemple le problème des rapports ethnographie-psychanalyse, a donc raison de dire : « elles se coupent à angle droit ; car la chaine signifiante par laquelle se constitue l’expérience unique de l’individu est perpendiculaire au système formel à partir duquel se constituent les significations d’une culture. À chaque instant la structure propre de l’expérience individuelle trouve dans les systèmes de la société un certain nombre de choix possibles (et de possibilités exclues) ; inversement les structures sociales trouvent en chacun de leurs points de choix un certain nombre d’individus possibles (et d’autres qui ne le sont pas)[31] ».
Et dans chaque structure, l’objet = x doit être susceptible de rendre compte : 1. de la manière dont il se subordonne dans son ordre les autres ordres de structure, ceux-ci n’intervenant alors que comme dimensions d’actualisation ; 2. de la manière dont il est lui — même subordonné aux autres ordres dans le leur (et n’intervient plus que dans leur propre actualisation) ; 3. de la manière dont tous les objets = x et tous les ordres de structure communiquent les uns avec les autres, chaque ordre définissant une dimension de l’espace où il est absolument premier ; 4. des conditions dans lesquelles, à tel moment de l’histoire ou dans tel cas, telle dimension correspondant à tel ordre de la structure ne se déploie pas pour elle — même et reste soumise à l’actualisation d’un autre ordre (le concept lacanien de « forclusion » aurait ici encore une importance décisive).
DERNIERS CRITÈRES : DU SUJET A LA PRATIQUE
En un sens, les places ne sont remplies ou occupées par des êtres réels que dans la mesure où la structure est « actualisée ». Mais en un autre sens, nous pouvons dire que les places sont déjà remplies ou occupées par les éléments symboliques, au niveau de la structure elle-même ; et ce sont les rapports différentiels de ces éléments qui déterminent l’ordre des places en général. Il y a donc un remplissement symbolique primaire, avant tout remplissement ou toute occupation secondaire par des êtres réels. Seulement, nous retrouvons le paradoxe de la case vide ; car celle-ci est la seule place qui ne puisse ni ne doive être remplie, fut-ce par un élément symbolique. Elle doit garder la perfection de son vide pour se déplacer par rapport à soi-même, et pour circuler à travers les éléments et les variétés de rapports. Symbolique, elle doit être à elle, même son propre symbole, et manquer éternellement de sa propre moitié qui serait susceptible de venir l’occuper. (Ce vide pourtant n’est pas un non-être ; ou du moins ce non-être n’est pas l’être du négatif, c’est l’être positif di « problématique », l’être objectif d’un problème et d’uni question.) C’est pourquoi Foucault peut dire : « On ni peut plus penser que dans le vide de l’homme disparu. Car ce vide ne creuse pas un manque ; il ne prescrit pas une lacune à combler. Il n’est rien de plus, rien de moins, que le dépli d’un espace où il est enfin à nouveau possible de penser[32].
Or si la place vide n’est pas remplie par un terme, elle n’en est pas moins accompagnée par une instance éminemment symbolique qui en suit tous les déplacements : accompagnée sans être occupée ni remplie. Et les deux, l’instance et la place ne cessent de manquer l’une à l’autre, et de s’accompagner de cette façon-là. Le sujet est précisément l’instance qui suit la place vide : comme dit Lacan, il est moins sujet qu’assujetti — assujetti à la case vide, assujetti au phallus et à ses déplacements. Son agilité est sans pareil, ou devrait l’être. Aussi le sujet est-il essentiellement intersubjectif. Annoncer la mort de Dieu, ou même la mort de l’homme n’est rien. Ce qui compte, c’est le comment. Nietzsche montrait déjà que Dieu meurt de plusieurs façons ; et que les dieux meurent, mais de rire, en entendant un dieu dire qu’il est le Seul. Le structuralisme n’est pas du tout une pensée qui supprime le sujet, mais une pensée qui l’émiette et le distribue systématiquement, qui conteste l’identité du sujet, qui le dissipe et le fait passer de place en place, sujet toujours nomade, fait d’individuations, mais impersonnelles, ou de singularités, mais pré-individuelles. C’est en ce sens que Foucault parle de « dispersion » ; et Lévi-Strauss ne peut définir une instance subjective que comme dépendante des conditions d’Objet sous lesquelles des systèmes de vérité deviennent convertibles et, donc, « simultanément recevables pour plusieurs sujets[33] ».
Dès lors deux grands accidents de la structure se laissent définir. Ou bien la case vide et mobile n’est plus accompagnée d’un sujet nomade qui en souligne le parcours ; et son vide devient un véritable manque, une lacune. Ou bien elle est au contraire remplie, occupée par ce qui l’accompagne, et sa mobilité se perd dans l’effet d’une plénitude sédentaire ou figée. On pourrait dire aussi bien, en termes linguistiques, tantôt que le « signifiant » a disparu, que le flot du signifié ne trouve plus d’élément signifiant qui le scande, tantôt que le « signifié » s’est évanoui, que la chaire du signifiant ne trouve plus de signifié qui la parcourt : les deux aspects pathologiques de la psychose[34]. On pourrait dire encore, en termes théo-anthropologiques, que tantôt Dieu fait croître le désert et creuse dans la terre une lacune, et tantôt l’homme la remplit, il occupe la place, et dans cette vaine permutation nous fait passer d’un accident à l’autre : ce pour quoi l’homme et Dieu sont les deux maladies de la terre, c’est-à-dire de la structure.
L’important, c’est de savoir sous quels facteurs et à quels moments ces accidents sont déterminés dans des structures de tel ou tel ordre. Considérons à nouveau les analyses d’Althusser et de ses collaborateurs : d’une part ils montrent comment, dans l’ordre économique, les aventures de la case vide (la Valeur comme objet = x) sont marquées par la marchandise, l’argent, le fétiche, le capital, etc., qui caractérisent la structure capitaliste. D’autre part, ils montrent comment des contradictions naissent ainsi dans la structure. Enfin, comment le réel et l’imaginaire, c’est-à-dire les êtres réels qui viennent occuper les places et les idéologies qui expriment l’image qu’ils s’en font, sont étroitement déterminés par le jeu de ces aventures structurales et des contradictions qui en découlent. Non pas certes que les contradictions soient imaginaires : elles sont proprement structurales, et qualifient les effets de la structure dans le temps interne qui lui est propre. On ne dira donc pas de la contradiction qu’elle est apparente, mais qu’elle est dérivée : elle dérive de la place vide et de son devenir dans la structure. En règle générale, le réel, l’imaginaire et leurs rapports sont toujours engendrés secondairement par le fonctionnement de la structure, qui commence par avoir ses effets primaires en elle-même. C’est pourquoi ce n’est pas du tout du dehors que ce que nous appelions tout à l’heure accidents arrive à la structure. Il s’agit au contraire d’une « tendance » immanente[35] [35]. Il s’agit d’événements idéels qui font partie de la structure elle-même, et qui en affectent symboliquement la case vide ou le sujet. Nous les appelons « accidents » pour mieux marquer, non pas un caractère de contingence ou d’extériorité, mais ce caractère d’événement très spécial, intérieur à la structure en tant que celle-ci ne se réduit jamais à une essence simple.
Dès lors un ensemble de problèmes complexes se pose au structuralisme, concernant les « mutations » structurales (Foucault) ou les « formes de transition » d’une structure à une autre (Althusser). C’est toujours en fonction de la case vide que les rapports différentiels sont susceptibles de nouvelles valeurs ou de variations, et les singularités, capables de distributions nouvelles, constitutives d’une autre structure. Encore faut-il que les contradictions soient « résolues », c’est-à-dire que la place vide soit débarrassée des événements symboliques qui l’occultent ou la remplissent, qu’elle soit rendue au sujet qui doit l’accompagner sur de nouveaux chemins, sans l’occuper ni la déserter. Aussi y a-t-il un héros structuraliste : ni Dieu ni homme, ni personnel ni universel, il est sans identité, fait d’individuations non personnelles et de singularités pré-individuelles. Il assure l’éclatement d’une structure affectée d’excès ou de défauts, il oppose son propre événement idéal aux événements idéaux que nous venons de définir[36] [36]. Qu’il appartienne à une nouvelle structure de ne pas recommencer des aventures analogues à celles de l’ancienne, de ne pas faire renaître des contradictions mortelles, cela dépend de la force résistante et créatrice de ce héros, de son agilité à suivre et sauvegarder les déplacements, de son pouvoir de faire varier les rapports et de redistribuer les singularités, toujours émettant encore un coup de dés. Ce point de mutation définit précisément une praxis, ou plutôt le lieu même où la praxis doit s’installer. Car le structuralisme n’est pas seulement inséparable des œuvres qu’il crée, mais aussi d’une pratique par rapport aux produits qu’il interprète. Que cette pratique soit thérapeutique ou politique, elle désigne un point de révolution permanente, ou de transfert permanent.
Ces derniers critères, du sujet à la praxis, sont les plus obscurs — critères de l’avenir. À travers les six caractères précédents, nous avons seulement voulu recueillir un système d’échos entre auteurs très indépendants les uns des autres, explorant des domaines très divers. Et aussi la théorie qu’ils proposent eux-mêmes de ces échos. Aux différents niveaux de la structure, le réel et l’imaginaire, les êtres réels et les idéologies, le sens et la contradiction sont des « effets » qui doivent être compris à l’issue d’un « procès », d’une production différenciée proprement structurale : étrange genèse statique pour des « effets » physiques (optiques, sonores, etc.). Les livres contre le structuralisme (ou ceux contre le nouveau roman) n’ont strictement aucune importance ; ils ne peuvent empêcher que le structuralisme ait une productivité qui est celle de notre époque. Aucun livre contre quoi que ce soit n’a jamais d’importance ; seuls comptent les livres « pour » quelque chose de nouveau, et qui savent le produire.
[1] J. Lacan, Écrits, pp. 386-389.
[2] J. Lacan est sans doute celui qui va le plus loin dans l’analyse originale de la distinction entre imaginaire et symbolique. Mais cette distinction même, sous des formes diverses, se retrouve chez tous les structuralistes.
[3] Cf. Esprit, novembre 1963.
[4] L. ALTHUSSER, in Lire le Capital, t. II, p. 157.
[5] M. Foucault, Les mots et les choses, pp. 329 sq.
[6] J. Lacan, Écrits, p. 30.
[7] C. Lévi-Strauss, cf. Esprit, novembre 1963.
[8] C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, pp. 235 sq.
[9] Ibid. pp. 343 sq.
[10] S. Leclaire, « Compter avec la psychanalyse », in Cahiers pour l’analyse no 8.
[11] L. Althusser, Lire le Capital, t. II, pp. 152-157 (cf. aussi E. Balibar, pp. 205 sq.)
[12] R. Jakobson, Essais de linguistique générale, chap. VI.
[13] L. Althusser, Lire le Capital, t. I, p. 82 ; T. II, p. 44
[14] Le livre de Jules Vuillemin, Philosophie de l’algèbre (P.U.F. 1960), propose une détermination des structures en mathématiques. Il insiste sur l’importance à cet égard d’une théorie des problèmes (suivant le mathématicien Abel), et de principes de détermination (détermination réciproque, complète et progressive selon Galois). Il montre comment les structures, en ce sens, donnent les seuls moyens de réaliser les ambitions d’une véritable méthode génétique.
[15] Cf. Les Temps modernes, juillet 1956.
[16] E. Ortigues, Le Discours et le symbole, Aubier, p. 197 — Ortigues marque également la seconde différence entre l’imaginaire et le symbolique : le caractère « duel » ou « spéculaire » de l’imagination, par opposition au Tiers, au troisième terme qui appartient au système symbolique
[17] L. Althusser, Lire le Capital, t. II, pp. 169 sq.
[18] C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, p. 224.
[19] S. Leclaire, « La mort dans la vie de l’obsédé », La Psychanalyse, no 2, 1956
[20] C. Lévi-Strauss, Le Totémisme aujourd’hui, p. 112.
[21] J. Lacan, Écrits, p. 15.
[22] J. LACAN, Le Mythe individuel du névrosé.
[23] C. Lévi-Strauss, Le Totémisme aujourd’hui, p. 115.
[24] A. GREEN, « L’objet (a) de J. Lacan », Cahiers pour l’analyse, no 3, p. 32.
[25] J. LACAN, Écrits, p. 25.
[26] M. FOUCAULT, Les Mots et les choses, chap. I.
[27] J. A. MILLER, La suture, Cahiers pour l’analyse, n° 1.
[28] C. Lévi-Strauss, Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, pp. 49-59 (in Marcel Mauss, Sociologie et Anthropologie, PUF, Paris).
[29] Cf. M. Foucault, Raymond Roussel.
[30] Cf. Lire le Capital, T. I, pp. 242 sq. : l’analyse que Pierre Macherey fait de la notion de valeur, en montrant que celle-ci est toujours décalée par rapport à l’échange où elle apparaît.
[31] M. Foucault, Les Mots et les choses, p. 392,
[32] M. Foucault, Les Mots et les choses, p. 353.
[33] C. Lévi-Strauss, Le Cru et le cuit, p. 19.
[34] Cf. le schéma proposé par S. Leclaire, à la suite de Lacan, in « A la recherche des principes d’une psychothérapie des psychoses », L’Évolution psychiatrique, 1958.
[35] Sur les notions marxistes de « contradiction » et de « tendance », cf, les analyses de E. Balibar, Lire le Capital, T. II, pp. 296 sq.
[36] Cf. Michel FOUCAULT, Les Mots et les choses, p. 230 : la mutation structurale « si elle doit être analysée, et minutieusement, ne peut être expliquée ni même recueillie en une parole unique ; elle est un événement radical qui se répartit sur toute la surface visible du savoir et dont on peut suivre pas à pas les signes, les secousses, les effets ».