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Gérard Pommier / Attention bonheur

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Texte paru dans la newsletter de la FEP juillet août 2024.Extrait de la revue PSYCHANALYSE 2004 n°1 éd.Érès  . Pages 85 à 100.

« Bonheur » désigne-t-il seulement la grâce des imbéciles[1] ou bien s’agit-il d’un mot bizarre, qui ne nomme en réalité aucune chose, ni aucun état, et sert seulement à donner du relief à ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire à la cruauté du présent ? Pourtant, il y a des témoins : le bonheur existe. Mais sa nature et ses conditions restent problématiques. Ces questions furent d’abord discutées par les théologiens, avant d’être confiées à la politique ou à l’économie, puis au psychologue et au fabricant de médicaments. Actuellement, le bonheur appartient au domaine de la santé et les politiques le promettent dans leurs programmes. L’État moderne fonde sa légitimité sur lui, ou tout du moins sans lui cette légitimité est remise en cause.

Certes, le bonheur et le malheur ont une dimension matérielle de premier plan, et quiconque parlerait de bonheur pendant les atrocités d’une guerre (par exemple) soulèverait l’indignation. Pourtant, les contre-exemples de bonheur dans le malheur et de malheur dans le bonheur sont tellement nombreux qu’il faut aussitôt modérer cette appréciation. La confusion s’accroît dès qu’on essaye de faire des distinctions, et les philosophes ne l’ont guère éclaircie depuis Platon, qui assura que tous les hommes le recherchent. Pascal affirma par exemple : « Tous les hommes veulent être heureux, même ceux qui vont se pendre. » Bergson eut l’idée de comparer le bonheur, le plaisir et la joie. On peut être dans un malheur profond, cela n’empêche pas d’éprouver les plaisirs liés aux satisfactions organiques. Quant à la joie, elle peut accompagner un détachement complet de tous les plaisirs, et également de ce qui s’appelle le bonheur : quelqu’un peut se déclarer heureux sans être joyeux, ni éprouver aucun plaisir particulier en le disant. Il existe d’ailleurs un plaisir de la souffrance : la jouissance sexuelle ou morale du masochisme. Certaines personnes sont gaies dans le malheur et font des mots d’esprit ou s’amusent de leur propre infortune ou d’une catastrophe collective. Ce soulagement psychique n’enlève rien au malheur : le fait de chanter dans le noir ne fait pas venir la lumière. La question paraît tellement embrouillée qu’on gagne beaucoup en consultant les experts les plus anciens du problème, c’est-à-dire les théologiens.

LES LEÇONS DES RELIGIONS

Les représentations de la béatitude[2] dans les religions révélées convergent à peu près toutes vers le même pessimisme : le bonheur leur paraît inaccessible sur terre[3], et il ne saurait se gagner que grâce à une longue ascèse, le plus souvent après la mort. Ce renvoi de la rédemption à l’heure d’un jugement dernier fonde l’historicité du temps de toutes les religions révélées, plus justement appelées religions de salut. Dans l’hindouisme et le bouddhisme classique, la misère actuelle s’affirme à travers la croyance en la réincarnation. Le christianisme est un peu moins pessimiste dans la mesure où il attribue le malheur de l’homme au péché originel. Le bonheur se dérobe à cause d’un accident historique, et non du fait d’une loi cosmique (comme dans l’hindouisme.) Puisqu’il s’agit d’une faute, son pardon laisse de l’espoir. En islam, le pessimisme baisse encore d’un ton, puisque la réincarnation et le péché originel passent au second plan derrière l’application sur terre de la voie droite, tracée par Dieu. Lorsque ces religions évoquent un bonheur absolu, il s’agit d’un bonheur supra-mondain, plutôt que d’une béatitude spirituelle[4]. L’orthodoxie musulmane des Hadiths a défendu une exégèse littérale du texte coranique, pour lequel la vie future commence avec la mort individuelle. Dans l’hindouisme, il existe en même temps que ce discours imagé un abord plus spirituel de la béatitude, qui promet une béatitude totale (ananda), conçue comme une immersion dans l’absolu (le brahman).

La plupart des grandes religions considèrent le bonheur comme contradictoire avec le plaisir et les sensations, c’est-à-dire avec le pulsionnel, assimilé au mal. Cette analogie ne devient compréhensible que du point de vue de la dimension incestueuse de la pulsion. Il existe une exception notable avec le tantrisme dans l’hindouisme, puisque la pratique de l’érotisme est au service d’une fin mystique. Mais un petit détail vend la mèche : c’est que l’excitation sexuelle ne doit pas aller jusqu’à la satisfaction complète (comme dans l’amour courtois). La perspective du plaisir est ainsi franchement pulsionnelle, puisque l’orgasme en est exclu.

Et nous voilà en réalité ramenés à la sexualité infantile et à une satisfaction plutôt autoérotique. Mais cette exception ne confirme que trop la règle : en effet, le plaisir érotique du tantrisme, pulsionnel, cherche la destruction du « moi » et de sa dimension illusoire, pour aller vers un absolu non personnel. Il suffit pour cela d’une dissolution dans l’Autre, le grand tout.[5]

Hormis cette exception, les autres religions de salut amalgament les plaisirs terrestres et le mal. Le solde de la culpabilité sera la honte d’un corps toujours trop incestueux. Les religions en général considèrent le corps comme un mystère, si l’on appelle ainsi l’horreur sacrée ou même le sentiment d’obscénité qui résulte de l’angoisse de castration[6]. À l’heure du Jugement dernier, le corps réconcilié avec lui-même jouira enfin, soulagé de la culpabilité qui l’encombre. Une rédemption et une innocence à venir animent le « progrès » et il promet la jouissance du corps : sa résurrection. Quand le plaisir est reconnu au moins au paradis, comme c’est le cas de l’islam, c’est pour le subordonner à la jouissance spirituelle d’une relation à Dieu. Dans le christianisme médiéval et jusqu’à nos jours, le paradis est dissocié des bonheurs sensibles et il n’offre qu’une béatitude intellectualisée. Le paradis de l’hindouisme ou du bouddéisme offre des bonheurs sensibles, mais ce ne sont pas des lieux de béatitude[7].

Ces conceptions d’un bonheur supra-mondain ne disent rien de son éventualité sur la terre. S’il existe un bonheur terrestre, il diffère de la béatitude et s’acquiert grâce à l’observance de la loi, c’est-à-dire dans la vertu (c’est le karman des hindous). La vertu représente les efforts faits sur terre pour repousser le mal (c’est-à-dire les plaisirs pulsionnels). Elle reste un bien partiel, comparée à la béatitude qui s’accomplit sans effort ni préoccupation de la loi[8]. Les religions de salut s’accordent ainsi pour dénier l’existence d’un véritable bonheur terrestre, sinon dans la vertu, c’est-à-dire dans un renoncement au pulsionnel qui trace la voie de cet eudémonisme moralisant.

La vertu ignore pour quelle raison elle renonce au plaisir. Et ce sacrifice est lié à l’idée d’un bien suprême : la grâce de Dieu pour le chrétien. Mais qui est ce Dieu, et pourquoi il lui faut faire un tel sacrifice, le croyant l’ignore totalement. L’obscurité de sa foi garantit l’altérité de la personne divine, ou plus exactement le refoulement masque sa culpabilité : en effet, si le plaisir représente le pulsionnel maternel dont la jouissance vaudrait comme un meurtre du père, renoncer au plaisir revient à obtenir le pardon de ce père. Depuis le début des temps, les fils espèrent que, dans l’avenir, à la fin des temps, leur fantasme parricide sera pardonné. La béatitude s’actualise dans un renoncement qui rapproche de Dieu, c’est-à-dire obtient un pardon du père mort[9]. Cet espoir vectorialise leur histoire. La vertu n’est pas le bien suprême, mais le renoncement au plaisir rapproche de Dieu. La vertu (refoulement ou sublimation) peut donc être considérée comme un bonheur. En ce sens, il existe une mystique de la loi, un plaisir de l’observance de la règle, et cela dès le judaïsme. De même, le mysticisme réalise une sorte de bonheur sur terre, sans attendre l’au-delà de la vie. Le renoncement pulsionnel s’accomplit pour le pardon du père, et l’on comprend qu’il s’accompagne d’une proximité avec ce père sans attendre d’être auprès de lui après la mort, à l’heure de payer la dette de son meurtre. Bien plus, comme le mysticisme réclame un acte, il crée le père et lui redonne vie[10].

Cet ascétisme pose un problème de survie pour la société puisque, poussé à son terme, il irait de pair avec l’extinction de la reproduction[11]. Selon les religions, un certain réglage a par conséquent été opéré entre l’intra-mondain et l’extra-mondain, afin d’éviter que l’espèce humaine ne disparaisse[12]. Dans l’hindouisme, avant la béatitude, il faut commencer par pratiquer un respect et un accomplissement du karman, comme condition de la reproduction sociale, qui devient ainsi une condition du salut. La délivrance ou béatitude absolue est bien la fin de l’homme, mais en son temps[13].

Il existe donc ce thème commun aux mythes fondateurs des religions, celui d’un bonheur perdu suite à une catastrophe initiale[14] (le désir incestueux). Cette catastrophe initiale s’accompagne d’un rôle central du sacrifice, qui permet d’affirmer que l’homme est ainsi désigné comme le coupable de cette catastrophe initiale. Mais il existe également, en même temps que le mythe fondateur, une croyance en une catastrophe annoncée, une apocalypse finale. C’est une conséquence de la catastrophe initiale (le péché). Si le bonheur existe, il ne peut survenir qu’après cette catastrophe dernière. Elle correspond dans les religions orientales à un phénomène physique et naturel, qui tient au caractère cyclique de l’Histoire. En revanche, dans la tradition juive, chrétienne et musulmane, l’eschatologie est liée à la colère de Dieu, qui n’est pas physique, cosmique ou stellaire : elle résulte du péché et de l’iniquité des hommes. L’apocalyptique est la littérature d’un malheur inévitable qui débouche sur le salut. En attendant, l’idée du bonheur n’aura servi qu’à produire des rêves, et nous voilà branchés sur notre inconscient.

DE LA TRANSCENDANCE DE LA RELIGION A L’IMMINENCE DE L’INCONSCIENT

Examinons cette hypothèse : le bonheur est-il le souci fondamental de l’être humain ou bien ce dernier cherche-t-il plutôt et à n’importe quel prix la réalisation de son désir ? S’il s’agit de cette réalisation, elle n’est pas compatible à l’évidence avec cet état de plénitude appelé « bonheur ». Celui qui le ressent serait bien en peine de le définir, car cette « totalité » doit rester ouverte et infinie[15] 15. Cette intuition du bonheur est contradictoire, parce qu’elle évoque une plénitude infinie et, si aucune nomi- nation ne peut la définir, c’est qu’elle concerne l’existence même du sujet, indépendamment de ses biens et de son état. Et ce sujet n’existe que le temps de son désir[16].

Le désir a la réputation de ne jamais se réaliser et, par définition, il laisse sur sa faim. Cette phénoménologie du désir n’est encore qu’une banalité, illustrée depuis longtemps, par exemple, par le mythe de Sisyphe. Il importe bien davantage de saisir le désir en son statut naissant pour comprendre le pas qu’il peut faire vers la plénitude infinie du bonheur. Car le « désir » n’est pas un tout et se décompose en deux temps : il est d’abord une force extérieure qui instrumente le sujet sans qu’il puisse savoir d’où cela lui vient et vers quoi cela le pousse. Ce qui va devenir un sujet est l’objet du désir avant d’être désirant, et il ne le devient qu’en s’appropriant cette force qui le pulsionne. Pour cesser d’être aliéné par le désir, le sujet désire à son tour : il retourne par exemple à l’extérieur, sur quelqu’un qui lui ressemble, ce qu’il vient de subir lui-même. On comprend ainsi que le désir achemine vers un bonheur spécial, toujours ouvert par son propre mouvement. Cette ouverture en deux temps du désir vers le bonheur suppose un premier pas, sur lequel les religions ont systématiquement trébuché. Pour être désirant, il faut utiliser la force du désir de l’Autre pour le retourner en le sien propre. Dans un premier temps, il faut d’abord dire « non », et dans un deuxième temps se réaliser dans cette dénégation (selon l’ordinaire d’un désir qui se méconnaît lui-même). La tentation est grande de procéder à l’isolement du premier temps, et en cherchant à en finir tout à fait avec le désir[17].

Libérer le corps de l’aliénation du désir (de l’Autre) correspond à la recommandation d’un ascétisme poussé jusqu’à la « béatitude » par les religieux, qui ont considéré qu’il s’agissait du bonheur mondain. De sorte que la recette la plus expéditive du bonheur fut pour eux de se débarrasser du désir. Mais comment y parviendraient-ils, puisque le fait même de s’interdire les plaisirs du corps (le refoulement forcé des pulsions) en menant une vie de plus en plus ascétique est encore une façon de réaliser le désir de l’Autre en s’anéantissant ? Plus l’ascète sera ascétique, plus il s’enfoncera dans une jouissance de lui-même ignorée. Pauvre pécheur !

Les conceptions religieuses du bonheur ont été majoritairement écrasantes[18]. Mais correspondent-elles vraiment à l’expérience ordinaire ? Car dès qu’on s’ôte de l’idée qu’il serait un « état », un substantif, mais que l’on considère qu’il qualifie seulement un certain moment, une rencontre (comme son étymologie l’indique), le bonheur devient chose ordinaire, qui sait fleurir au sein du plus noir destin[19].

« Bonheur » n’existe pas en effet, puisque ce mot n’est que l’hypostase[20] d’une étincelle : ce qui arrive à l’occasion d’un « heur », que le sujet trouve « bon », quelquefois ou souvent. Mais il ne s’aperçoit pas que cette étincelle est son bonheur, quelque chose l’en empêche, que seule l’étincelle lui a permis de voir. L’hypostase occulte, et j’aurai été heureux sans m’en apercevoir[21]. Cet éclair de bonheur n’attend pas la fin des temps, mais il est au contraire le préalable subjectif sans lequel le temps s’abolit.

Non, le bonheur n’attend pas. Regardez ce nourrisson, qui peut donner des signes de détresse que l’on croit comprendre trop vite : le pauvre petit crierait parce qu’il serait totalement impuissant, incapable de satisfaire seul le moindre de ses besoins (Hiflosigkeit). Ses satisfactions sont laissées au bon vouloir d’autrui. On pourrait penser que sa détresse est physiologique. Se calmera-t-il lorsque quelqu’un lui portera assistance ? Pas du tout ! Il criera encore, parce que son aliénation elle-même lui pèse. Il préfère dire non, même à ce qu’il aime : c’est déjà un sujet, dont la détresse la plus profonde est non pas physiologique, mais psychique. Il entre dans la solitude de l’existence en refusant un amour aliénant. Pour secourable qu’il soit, le désir d’Autrui aliène : à n’importe quel prix, il faut lui dire non.

Cette différence de niveau écrasante entre la personne secourable et l’enfant dans la détresse va-t-elle se maintenir ? Rien n’y oblige, pour peu qu’Autrui se reconnaisse dans cette rébellion. Lui aussi a été comme cet avorton, insoumis dès sa première heure. « Moi aussi, j’ai été comme toi dans la détresse. » Lorsqu’il fait un tel aveu, Autrui n’est plus autrui, il redevient le sujet qu’il a été : il cesse d’être l’Autre pour sourire. Avec le sourire de cette rencontre, naît le premier bonheur. Autrui est descendu de sa toute-puissance comme le sujet qu’il a été et qu’il est encore, et pour l’enfant, c’est aussi sortir de sa détresse que d’être reconnu comme sujet. L’étincelle de la reconnaissance subjective éclaire le premier bonheur, compatible avec la détresse. La transgression la plus grande aura été sa condition : il aura fallu enfreindre le devoir le plus sacré, celui de l’amour. Le courage d’avoir osé perdre l’amour d’Autrui en lui disant non aura engendré un sujet divisé par cet acte lui-même.

Pourtant, quoi de plus étrange que ce « sujet » ? Par « sujet », on pourrait entendre la personne « assujettie » à un certain ordre, mais c’est ici le contraire : ce sujet est un roi, peut-être assujetti à une loi, mais cette loi procède de son propre acte. Il existe une souveraineté du nourrisson, qu’il tient de sa détresse elle-même. Quel est l’empire de ce roi, empire au-delà de « lui-même », au-delà de son corps, puisque ce corps est la part reniée de l’Hiflosigkeit[22] ? Le roi règne sur ce qui dépendit de l’acte qui le fit roi, c’est-à-dire sur les sons — il règne sur leur flux : son cri, puis le babil le décollent de son aliénation. C’est comme sujet de son cri qu’il rencontre le sourire, qui assujettit l’Autre et, en retour, l’assujettit lui aussi. Et c’est lorsqu’il s’entend crier lui-même (comme « il ») comme sujet du babil qu’il passe du « il » au « je ». Autrui parle d’abord de lui à la troisième personne, et lui agit d’abord de même, jusqu’à ce qu’il dise « je », déplaçant sa division subjective entre sujet de l’énoncé et sujet de l’énonciation. Bonheur ! C’est ainsi qu’il jubile, abandonnant le « il » à l’Autre, dans le gel des miroirs[23].

Libération continuée dans la bonne rencontre, le bonheur n’a pas attendu et il n’attend pas. Certes, on ne saurait sans réticence parler d’une « liberté » du bonheur, mais d’une « libération » sûrement. Et cette libération restera toujours fidèle à son premier royaume : le cri, le babil, et après eux la parole. « Libération » signifie que le tyran régna d’abord — l’Autre au garrot de l’amour — et que la bonne rencontre aura toujours déjà été transgressive. C’est une banalité que de remarquer le rôle fondateur de la transgression. Mais cet acte ne prend son sens que lorsqu’il est fait en son nom, c’est-à-dire en prenant le nom du père[24]. La culpabilité qui succède à ce parricide dicte l’ordre de la loi. La transgression, c’est la loi, et le temps que cette loi s’impose est celui d’un éclair de bonheur. Éclair seulement, car l’heureux moment de la libération ne dure qu’un instant : son bonheur est aussitôt recouvert par la faute, et son usufruit remis à plus tard, à l’heure d’un jugement dernier rédempteur.

Est-ce dire que le malheur psychique d’une culpabilité sans fond va encombrer la vie, hormis lors de rares instants, et que cette attente d’un salut pour plus tard, pour la fin des temps (ou la fin de l’analyse), sera aggravée par la régression pulsionnelle et la souffrance des symptômes ? Non, parce que la transgression peut s’effectuer grâce à l’ordinaire de la parole, qui soulage tout en reconduisant plus loin la culpabilité. « Parler » transgresse et confesse indéfiniment la subtilité de la faute. La « transgression » est un grand mot que l’on emploie souvent pour définir des actes à la limite de la délinquance. Pourtant, lorsqu’on y regarde de plus près, la transgression est une banalité (minimisée). Pourrait-on former une seule phrase sans l’usage de toutes ces petites métaphores de basse intensité qui nous permettent de nous approprier la langue ? Le langage est d’abord étranger et, pour faire effraction dans son mur, il faut le coup de bélier de la métaphore, qui libère de son oppression. La langue devient nôtre grâce à ses petites tournures, son argot intime, qui la verdit à notre goût. Bonheur de la parole, libération de ce premier oppresseur qu’est l’Autre langue, que nous ne connaissons jamais complètement. Puis, une fois l’arme prise en main, c’est encore un autre bonheur de se libérer de l’oppression du semblable, grâce au mot d’esprit. Entre amis, on se moque du tyran. Et c’est également un bonheur de faire craquer l’oppression de l’inconscient grâce au lapsus. Grâce à ces trois appropriations de la langue : métaphore, mot d’esprit, lapsus, il s’agit à chaque fois de la subjectivation d’une objectivation, d’une objection faite à l’aliénation. Parler platement, juste pour communiquer une information, reste un usage exceptionnel de la parole, le plus souvent hachée de ces petits coups de main transgressifs, de sorte que les gens se sourient : ils se sont reconnus. Tous les êtres humains se libèrent en se parlant, pour peu qu’ils y arrivent, et ils le font même lorsqu’ils parlent à côté de ce qu’ils voudraient dire.

Plus que les actes de parole, l’érotisme humain est consubstantiel à la transgression. Sans elle, il est vrai, l’espèce se serait éteinte depuis longtemps, puisque sa sexualité prend dès l’enfance un fort malheureux départ. L’inceste pulsionnel programme en effet une fusion tout uniment irréalisable. Seul un incroyable tour de force psychique rétablit une situation aussi désespérée. La jouissance pulsionnelle incestueuse est impossible ? Qu’à cela ne tienne ! Rien de plus facile que de faire comme si elle était interdite : ce ne sont pas les pères fouettards qui manquent[25] ! À un âge précoce, les enfants s’ingénient à commettre avec délice de petits délits, et ils signent chacun de ces actes de leur nom, ou plutôt du nom de leur père, qui le leur interdit. Rien n’est plus tentant que ce qu’il ne faudrait pas, de sorte que chaque acte transgressif s’accompagne d’un meurtre implicite, dont la part explicite se dénote par la recherche de la punition, le bonheur de prendre son nom semble suivi aussitôt du malheur d’être puni. La transgression a comme contrepartie une culpabilité qui attend son heure pour réclamer ses comptes. Malheur pour bonheur : c’est l’heure. Au bout du compte, au bout du temps où j’aurai joui, le pardon d’un père est attendu.

La clinique des psychoses montre avec éclat que le malheur frappe souvent à l’heure du bonheur. La réussite à un examen, un succès amoureux, une publication, une paternité sont souvent suivis de près d’un accès délirant. Les symptômes de la névrose ont un rapport moins voyant au succès, parce que le nom propre, qui signe un acte, a déjà été approprié. Mais, dans les névroses comme dans les psychoses, la culpabilité grève un bonheur qui n’est jamais si effectif que lorsqu’il se méconnaît lui- même. Mieux vaut ne pas s’en rendre compte ! Nous avons peur de réaliser notre bonheur lorsqu’il nous arrive en face. Et nous baissons la tête comme si nous l’avions volé, nous qui l’avons volé. Plus tard seulement, nous nous souviendrons que nous fûmes heureux, dans les interstices de la tourmente qui nous pousse à payer sans trêve.

FAUT-IL SOUTENIR ALORS QUE LE BONHEUR, C’EST LA LIBERTÉ ?

Un corps « pur objet » réaliserait un désir qui s’accomplirait sans autre sujet que l’Autre de ce désir. Le refoulement originaire impose une limite à cette jouissance effrénée, mortelle, non parce que le sujet se refuserait à la jouissance — au contraire, il adore ça — mais parce que la jouissance jusqu’au bout l’annulerait[26]. Maître de la négation, « il » échappe aux déterminismes, libre à la mesure de sa trahison. Dès sa naissance, sa liberté consiste à dire « non » en criant, et, plus tard, les symptômes prennent le relais de cette négation. Mais l’acte de dire « non » n’échappe pas aux déterminismes : c’est seulement une « contre-détermination » qui donne l’illusion de la liberté.

Ce problème reste sans issue sans le concept de « surdétermination[27] », qui signifie non pas « causalité multiple », mais une causation qui comporte à l’intérieur d’elle-même sa propre contradiction. C’est, par exemple, le cas du trauma sexuel, qui se produit lorsque l’amour engendre la peur d’être violé(e) par la personne aimée elle-même. La liberté ne commence qu’avec des déterminations si contradictoires entre elles qu’elles obligent le sujet à choisir. La causalité et la liberté sont ainsi également inévitables[28]. À une causalité contradictoire, le sujet oppose une dénégation : il ne se soumet pas aux déterminismes, que sa rébellion reconnaît pourtant dénégativement[29].

Il naît ainsi comme sujet, c’est-à-dire finalement comme sujet de la conscience. Mais, pour accéder à la conscience, il lui faut renier ses déterminismes : il trahit du même coup sa mère. Cette culpabilité ontique oriente dès son origine la conscience. D’une certaine façon, l’homme se sent coupable d’être un sujet, et il préférerait croire qu’il n’est que l’objet de l’Autre. « Être conscient », apercevoir quelque objet, c’est ressentir le poids d’une insondable faute originelle. La moindre perception donne la mesure d’une dette avant même de connaître le sens de ce devoir : la sensation la plus simple est déjà orientée par une éthique. Chaque acte conscient de la beauté du monde s’accompagne du vœu de dire merci, sans savoir à qui. En ce sens, le langage ordinaire ne différencie pas la « conscience » des perceptions et la « conscience » en tant que gardienne de la loi.

Que faire de cette culpabilité qui, au niveau pulsionnel, dépend des perceptions ? Le sujet s’arrange avec sa faute interne en décidant de ce qui est « bon » et « mauvais » à l’extérieur. Ce n’est plus lui qui satisfait ou non au désir de l’Autre : il projette cette bipartition à l’extérieur. La discrimination au-dehors du « bon » ou du « mauvais » économise la culpabilité du sujet. Ce que nous voyons, entendons, sentons se divise immédiatement entre plaisir et déplaisir et se classe selon une échelle du goût, propre à chacun. Nos perceptions sont aussitôt assorties d’un jugement : ceci est bon, mauvais, beau, laid, bien, mal, etc. ; nous serons heureux ou malheureux parce que nous serons exposés à du bon, du mauvais, du beau, du laid, en ayant oublié que ces jugements sont proportionnels au rejet de notre culpabilité.

Dans une proportion plus grande que nous ne croyons, notre sentiment de bonheur ou de malheur dépend d’une adéquation de l’environnement à nos goûts.

Ce « sentiment » concerne seulement une dimension pulsionnelle, mais la conscience n’en reste pas à ce niveau de discrimination qui correspond au refoulement originaire. Elle s’oriente ensuite en fonction de la culpabilité œdipienne, qui prend le relais de la culpabilité ontique. Le sujet vient de porter son jugement grâce à une pensée : « Ceci est bon », ou bien : « Ceci est mauvais. » Mais qui vient de prononcer cette phrase ? Comment s’appelle ce sujet, et comment va-t-il porter son nom, sinon en prenant celui de son père ? Il porte du même coup le poids d’un fantasme parricide. La conscience de la perception est celle d’un sujet qui prend son nom à prix de sang. La condition de la conscience n’est donc pas simplement l’existence d’un sujet : encore faut-il que ce sujet porte un nom.

Il faut enfin ajouter un dernier terme à cette culpabilité qui régit la conscience. La parole fait naître un sujet, elle déplace la question de l’être du corps au niveau du corps des phrases. Mais cette parole n’a pas seulement un sujet de l’énonciation, elle n’est validée que grâce à celui auquel elle s’adresse. Le bonheur est une affaire d’existence, et l’existence ne s’affirme jamais si bien que grâce au sujet qui parle. Mais ces phrases elles-mêmes ne sont validées que grâce à ceux à qui elles s’adressent. La parole adressée à autrui dégage le sujet de la conscience. C’est grâce à cette performance que le dire dénote ensuite quelque chose. Il ne signifie quelque chose qu’à la limite. La question de l’être de celui qui parle, grâce à celui qui l’écoute, est son problème majeur. Le « je » se vectorialise vers le « tu » et oriente la syntaxe des phrases, qui apparaît ainsi comme la condition de la conscience du réel.

Lorsqu’il arrive que deux personnes se parlent, chacune attend de l’autre la reconquête de sa corporéité. Chacune cherche la réalisation gémellaire de son « je suis » dans l’adresse faite au semblable, qui nous débarrasse un moment de notre valeur de chose. Et c’est ce semblable que le poids de la chose charge alors soudain. Nous l’aimions abstraitement, lui qui, maître du sens, nous débarrassait un moment de cette tunique de Nessus de la Chose. Mais cet amour l’agresse, amorçant la lutte du maître et de l’esclave. À la culpabilité pulsionnelle puis œdipienne, succède celle de Caïn à l’égard de son frère Abel. L’œil qui, dans le poème d’Hugo, suit Caïn jusque dans sa tombe n’est pas seulement celui de la conscience morale : c’est celui de la conscience elle-même. L’œil qui persécute Caïn est partout, et la faute installée sur l’horizon du temps devient la condition de la conscience, qui est conscience morale avant d’être conscience tout court. De la naissance à la mort, l’amour (ou la haine) du prochain reconduit le refoulement : nous habitons cet espace de l’amour, qui nous pousse à penser ou à parler. Au dernier terme, notre bonheur dépend d’autrui, seul à pouvoir entendre notre solitude, qui, reconnue, n’en est plus une[30] et nous ouvre le monde.

Si le bonheur est celui de la bonne rencontre grâce à laquelle un sujet existe, son étincelle ne peut se produire que grâce à autrui et non grâce aux objets qui peuvent, certes, assurer le confort, mais jamais produire l’étincelle. L’intarissable publicité marchande parle de bonheur et présente la propriété de certains objets comme sa condition. Pourtant, si le bonheur survient dans un moment d’existence subjective, il dépend du prochain et semble n’avoir aucun rapport avec la propriété des biens. On pourrait croire que le bonheur doit choisir entre deux voies : ou bien la propriété des objets, ou bien le lien à autrui.

Cependant, et dans tous les cas, les objets que nous disons nôtres ont transité jusqu’à nous grâce au prochain. Bien plus, la jouissance des objets dépend de ce transit. On peut, par exemple, posséder un objet « contre » autrui, en le dépossédant : c’est alors une façon de jouir de lui plutôt que de l’objet. En ce cas, la possession des objets peut produire du bonheur dans la mesure où l’objet est dérobé à l’autre, qui en est dépouillé (« la propriété, c’est le vol »). Telle pourrait être l’étincelle négative de la société de consommation, qui met l’homo sacer dépouillé de tout au centre secret de la jouissance des objets. Le SDF devient le héros en négatif de cette société, qui permet à chacun de profiter d’autant mieux de son bien que d’autres en sont dépourvus.

La possession des objets peut ainsi servir à faire l’Autre contre ceux qui en sont dépossédés, dans un univers réparti en deux camps, dont la lutte occulte la division subjective de chacun. Où est le bonheur en ce cas ? S’il se définit par l’étincelle subjective, on ne peut l’attribuer à ceux qui, à travers la possession des biens, jouissent de leurs prochains. Une jouissance insatiable vient alors pour eux au défaut du bonheur de la rencontre, de ce qu’il faut bien appeler une perte d’humanité. Et cette humanité ne se trouve dans l’autre camp qu’à la condition de la lutte politique. La révolte ordonne son karma, en quelque sorte. Nulle part, l’étincelle ne peut briller sans se souvenir des hiérarchies et des ordres du combat. Les hommes sont séparés, moins les uns des autres que d’eux-mêmes, par cette nuit politique. À partir de ce déséquilibre, l’horizon se trouve de proche en proche obscurci. Il est remis aux résultats incertains de la lutte des frères et d’une rédemption par un père aujourd’hui deux fois mort. Car notre progrès, qui a pris son élan dans l’attente d’une rédemption, a oublié en route de qui il l’attendait. Nous n’y pensons même plus, nous continuons d’agir sans même nous poser la question d’un dieu, ou même d’un idéal dernier.

Parce qu’elle n’a comme invariant unique que la subjectivité nue comme au premier jour, la magie de la bonne rencontre est possible à chaque instant. Mais elle porte en elle le risque de la chute : elle est grevée par cette culpabilité en gigogne qui débute avec la dette à l’égard du père et se solde en agressivité contre le frère. C’est pourquoi la recherche du bonheur a si souvent versé conjointement sur la pente religieuse et vers la lutte fratricide. L’expérience du bonheur file spontanément vers la religion et la guerre, constat désagréable auquel un sujet d’abord logicien et athée a du mal à se résoudre.

LA BONNE RENCONTRE DE L’ANALYSE

N’y aurait-il de l’espoir qu’en avant de nous, sur un horizon sans fin dérobé où se profilerait le mirage d’une rédemption paternelle, alors qu’aucun pardon ne sera accordé par ce père ultra-mort ? Car aujourd’hui comme hier, la fuite en avant de l’histoire ne soulage rien, sinon dans le rêve d’un repos après la mort, béatitude de l’ultra-mort : nous en sommes comme avant, au rêve d’un paradis, bien que sans le savoir. Mais cet Avant n’est-il pas à la fois « avant » et « en avant » ?

La psychanalyse n’incline pas à parler de bonheur. Le symptôme, l’inhibition, l’angoisse, les tracas sexuels sont l’ordinaire de sa pratique, et sa littérature donne souvent l’impression que le bonheur reculera toujours plus loin sur la ligne de fuite idéale d’un présent empêtré, qui peut seulement apprendre à « faire avec ». Une lecture rapide de nombre de textes pourrait laisser croire qu’après avoir payé cher et attendu un nombre d’années respectable, l’analysant se sera seulement accoutumé à une douleur d’exister qu’il saura supporter avec noblesse. Il lui restera une dernière épreuve à traverser, celle de la fin de l’analyse, elle-même souvent décrite sur un ton dramatique. Une certaine doxa psychanalytique fait une présentation dérisoire du bonheur (ou même seulement de la guérison), comparant facilement la névrose et la norme. Elle suit en cela une pente religieuse et se retrouve en compagnie des dogmes des siècles précédents, si facilement portés à offrir une version apocalyptique de l’existence.

La thèse soutenue jusqu’à maintenant pourrait s’énoncer en deux phrases. Le « malheur » psychique se résume à une prise dans l’« essence », à la réalisation du désir de l’Autre, à l’aliénation pulsionnelle, c’est-à-dire à l’impossibilité de se dégager de l’angoisse de castration. Le bonheur est au contraire l’étincelle subjective, la transgression du désir de l’Autre, qui est la première expérience, nécessaire, par rapport à laquelle vient l’existence, moment de bonheur contingent. Le désir de l’Autre

Le « bonheur », qui n’est pas symétrique de « malheur », devrait donc être une spécialité de l’acte analytique. Sa condition de possibilité n’est-elle pas l’étincelle subjective, c’est-à-dire le moment où le sujet se dégage un instant de la demande pulsionnelle, et de sa culpabilité de ne pas y satisfaire ?

Pour jouir de la simplicité des choses, il aurait fallu qu’elles n’eussent point été interdites, or elles le furent. Les perceptions les plus simples sont doublées par la pulsion, et elles nous parviennent donc estampillées de l’impossible de la jouissance. Deus sive natura, tout le sensible porte la marque du père dans un sens contraire à celui que défendit Spinoza. Car tous ces biens qui s’offrent, il faut les lui prendre, ou, dans un sens plus précis, il faut prendre son nom pour en jouir, nous parricides à jamais devant la plus simple beauté. Cela veut-il dire que le bonheur est laissé en plan par ce constat que la seule force de l’analyse serait de nous en rendre compte ?

Non, si l’on se souvient du bonheur du premier jour, celui de la naissance subjective, duplice, divisée. Elle naît de la rencontre de deux sujets, et elle pourrait programmer du même coup l’universalité des sujets. Que se passa-t-il dès le premier jour ? L’étincelle subjective ne brilla qu’en conséquence des déterminations d’Autrui, sa liberté succède seulement à une aliénation première, ainsi surdéterminée. Mais les déterminations de l’Autre ont continué de maintenir leur pression sur l’étayage de ce qui leur donna d’abord corps : la pulsion. La pulsion fut l’arme de l’Autre, l’armature d’amour du corps, et cette armature a continué de s’historiciser dans la névrose. L’Autre gonfle au fur et à mesure d’une historicisation de la pulsion : la pulsion prend corps, épaissit l’Autre grâce à ce qui arrive. L’Autre a grandi en même temps que nous, et, à chaque étape de notre vie, il a fallu nous libérer de lui. Et nous avons franchi ces étapes avec plus ou moins de succès, de sorte que l’Autre a parfois grandi plus vite que nous, lui que nous appelons alors notre destin. C’est que nous n’avons pas toujours pris la mesure des épreuves psychiques : nous n’avons pas voulu les voir en face, nous les avons minimisées ou refoulées. À chaque traumatisme, petit ou grand, les sensations pulsionnelles qui l’ont accompagné sont devenues les symboles d’un destin Autrifié. Ce sont elles qui précipitent en symptôme à chaque fois que nous les croisons. Ce malheur de la prise du corps par le symptôme est un état, une essence, contrairement au bonheur, qui concerne le temps de dégagement du sujet de cette Autrification. Le fil historique de cette Autrification ne peut se débrouiller en avançant vers l’horizon idéal de l’accomplissement de l’histoire : la névrose s’aggrave avec l’âge. Nous ne pouvons rien espérer d’une œuvre de rédemption qui précipite aux côtés du père, c’est-à-dire dans la mort vivante (sorte de ménopause affective) ou dans la mort effective.

La psychanalyse va en sens contraire de cet épaississement progressif de l’Autre. Si l’analyse dégage l’historicisation de la pulsion, elle ramène l’Autre à des déterminations, que le sujet surdétermine. « Déshistoriciser » la pulsion veut dire subjectiver les uns après les autres des traumatismes psychiques, dont, par définition, le sujet s’est absenté. « L’Autre n’existe pas » signifie qu’il est ainsi rejeté dans son essence (contraire de l’existence). Les traumatismes psychiques perdurent sous la forme d’images qui nous obsèdent, s’imposent à nous dans les rêves ou tombent (einfall) au milieu de nos associations de pensées. Ces symboles incarcèrent de la pulsion, qui communique donc immédiatement avec le symptôme corporel. Subjectiver le trauma auquel le symbole correspond, c’est libérer la pulsion de son poids d’histoire morte. Il n’y a rien à comprendre : c’est le bonheur idiot que les analysants peuvent gagner.

L’essence et l’étincelle subjective, c’est détonnant : on en profite. Bonheur tout- terrain du corps débarrassé de ses scories pulsionnelles, en dépit des circonstances, aussi désastreuses soient-elles. Bonheur du seul fait de passer à l’action. De passer du passif à l’actif, du pulsionnel au fantasme, puis à sa réalisation.

On n’insiste pas assez sur la différence qui existe entre névrose et normalité, pourtant plusieurs fois soulignée par Freud. Il écrit par exemple dans La vie sexuelle que le matériel inconscient des névrosés et des normaux est le même, mais que les premiers succombent à ce que les seconds combattent et surmontent. Ce n’est pas la même chose d’avoir des symptômes ou de se lancer dans les activités petites et grandes dont la conséquence est la reconnaissance subjective des semblables[31]. Car la dette ne s’allège pas parce qu’elle a été débarrassée de son poids névrotique. Encore faut-il aussitôt que l’homme accomplisse ses œuvres, dont il peut alors attendre moins une rédemption que l’existence. Chaque acte comporte en lui-même sa valeur transgressive et rédemptrice[32].

Puis, au même instant, on peut oublier la rédemption. Car qui est donc ce père, qui rappelle à chaque instant le prix de la dette ? En quelques paragraphes étincelants de son texte « Dostoïevski et le parricide », Freud montre que, en réalité, il n’y eut jamais de père castrateur, mais que le sujet préféra remplacer la menace « interne » d’une féminisation par amour du père par une menace « externe » d’un père castrateur. Ainsi, l’étagement du complexe de castration voit-il se succéder d’abord l’angoisse de castration de la mère, puis l’angoisse de castration par le père, qui se clôture par ce qu’on peut appeler l’angoisse de castration du sujet[33].

Cette angoisse elle-même devient une angoisse si jouissive que c’est à peine une angoisse le jour où le sujet mesure qu’elle procède de sa propre féminisation — s’il est un homme. Quant à une femme, elle peut profiter encore plus spontanément du simple bonheur des femmes, qui n’ont après tout qu’un rapport médiat au parricide lorsqu’elles se débrouillent bien. Ce parricide passe par l’envie du pénis qui, après tout, apporte aussi quelques satisfactions, semble-t-il.

Aujourd’hui, en rupture avec des millénaires de révérences faites au père mort, nous pouvons savoir qu’il l’a bien cherché et que, d’ailleurs, c’est nous qui l’avons inventé, non sans un brin de perversion. Les conditions tout du moins psychiques du bonheur d’exister deviennent lisibles, et c’est en leur tournant le dos — dans la fuite en avant – que les conditions matérielles du même bonheur ont été peu à peu réunies. Bonheur pulsionnel de la beauté du monde. Bonheur de l’acte et de la rencontre : simple bonheur des âges de la vie, qui réclament chacun leur part de réalisation du fantasme. Nous voilà donc devant une tâche nouvelle dans l’histoire de l’humanité : le bonheur est à portée de main. Et l’on se demande avec curiosité si cette possibilité elle-même ne va pas devenir son principal obstacle.

[1] Dans un passage de Télévision (Paris, Le Seuil, 1974, p. 40), Lacan semble réduire le bonheur à l’inconscience, c’est-à-dire au lot commun : « Où est en tout ça, ce qui fait bon heur ? Exactement partout. Le sujet est heureux. C’est même sa définition puisqu’il ne peut rien devoir qu’à l’heur, à la fortune autrement dit, et que tout heur lui est bon pour ce qui le maintient, soit pour qu’il se répète. L’étonnant n’est pas qu’il soit heureux sans soupçonner ce qui l’y réduit, sa dépendance de la structure, c’est qu’il prenne idée de la béatitude, une idée qui va assez loin pour qu’il s’en sente exilé. »

[2] Les religions ont présenté depuis toujours les invariants de l’inconscient sous une forme inversée et mystifiée. C’est pourquoi la psychanalyse trouve son bien dans les conceptions religieuses du bonheur.

 

[3] Cf Camille Tarot, Entre bonheur et catastrophe, éditions Démosthène. Plusieurs remarques sur la reli-

gion faites dans ces lignes doivent beaucoup à ce livre.

 

[4] On peut lire sa description sous la forme d’un discours imagé sur le Paradis, comme, par exemple, dans le Coran, le jardin d’Éden, Djannat adan ou Dar as salam.

 

[5] La conjonction de l’être et du néant avoue ainsi sa co-existensivité à la jouissance incestueuse et à sa réalisation pulsionnelle, destructrice.

 

[6] Sacer, le corps contient un secret que son locataire doit préserver. Il appartient aux dieux : le corps est un temple, ainsi qu’il est écrit dans l’Ancien Testament.

 

[7] Les paradis sont même multipliés, mais ils ne sont que des étapes avant la délivrance qu’est le nirvana, seule vraie béatitude.

 

[8] Dans les religions révélées, la vertu travaille à la réalisation du bien sur terre, dont le but ultime est le bien suprême, Dieu. Le bonheur dans la vie future a comme condition la vertu pendant la vie, comme le montrent des symboles comme la balance, le grand livre, le Jugement dernier, etc.

 

[9] Cf, par exemple, l’Évangile de Jean.

 

[10] Le bonheur de la création est en ce sens une rédemption du père et cette notion peut s’étendre à un mysticisme athée, tel qu’il se réalise par exemple dans la créativité.

 

[11] L’importance donnée à un bonheur absolu obtenu après la mort porte en elle le risque d’une religion complètement extra-mondaine ou « escapiste » ou encore « quiétiste » à l’égard de la société dont la survie est ainsi menacée. En ce sens, l’islam légaliste se méfie de l’ascétisme jugé surérogatoire, et pré- somptueux. Il met plutôt l’accent sur le respect de la loi sociale (le grand jihâd de certains).

 

[12] Par exemple, selon Richard Lannoy (The Speaking Tree, a Studie of Indian Culture and Society,

1971, Oxford), l’hindouisme est une religion intra-mondaine déguisée en religion extra-mondaine.

 

[13] cf. J.— M. Blondeau, Religions du Tibet, tome III, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1976, p. 252. Au Tibet, le choix entre la voie graduelle et la voie immédiate a donné lieu à la formation de deux écoles : les bonnets jaunes et les bonnets rouges. Les bonnets jaunes prêchent pour une lente maturation des actes, plutôt semblable à l’hindouisme, et les bonnets rouges diffusèrent plutôt vers les Chinois « qui soutenaient que l’activité physique et mentale était l’obstacle qui empêchait chaque homme de reconnaître en lui la nature du bouddha : lorsque cesse toute activité l’illumination est atteinte simultanément ».

 

[14] Jean-Jacques Rousseau n’a rien dit d’autre lorsqu’il décrivait une perte du bonheur par un mauvais contrat social. Les encyclopédistes ont d’abord tablé sur le progrès pour assurer le bonheur, qui serait selon eux au bout du progrès : ce sont les gradualistes du bonheur. Rousseau, de son côté, a refusé de coupler bonheur et progrès. Il ne fait pas partie des gradualistes du bonheur, mais sa position est celle d’une sorte de subitiste : il attend la régénération d’un sursaut collectif qui referait le lien social.

 

[15] Si elle était finie, quelque chose du bonheur serait déjà perdu. Le bonheur suppose sa reconduction à chaque instant. Il doit pouvoir se renouveler du dedans de lui-même et au-delà de toute satiété.

 

[16] Il correspond à ce qu’Origène appelait koros, l’ineffable instant de l’incarnation.

[17] Au nom fallacieux d’un « pur désir », par exemple, qui n’est que son refoulement.

 

[18] On peut aussi considérer qu’elles ont porté au-delà d’elles le matérialisme historique, et même un certain point de vue psychanalytique.

 

[19] Comme l’écrit Marie-Jean Sauret, « l’échéance est celle de la rencontre programmée, sans que l’on sache vraiment ce qu’il adviendra du et au rendez-vous » (texte non publié).

 

[20] Hypostase au sens de la substantification d’un qualificatif.

 

[21] Selon Hérodote, Solon aurait déclaré à Crésus qu’on ne pouvait déclarer personne heureux avant qu’il ne soit mort.

 

[22] La signification phallique du corps constitue le premier refoulement.

 

[23] Le « stade du miroir » exemplifie l’heureux usage de la grammaticalité : se voir comme un corps aliéné dont le « je » s’est distancié.

 

[24] Qui fonctionne comme le nom du « je » (identification primordiale au père).

 

[25] De sorte que la jouissance de l’interdit permet d’accéder à la jouissance phallique, selon l’ordre du fantasme « on bat un enfant ».

 

[26] La limitation de la jouissance ne succède pas à un interdit ou à l’éducation, elle est la condition d’une subjectivité qui impose une limite à ce que pourtant elle veut. Cette limite correspond à la naissance d’un sujet, au moment où il rejette l’objectivation. Le premier cri de l’enfant illustre ce rejet, qui le situe lui- même comme intériorité par rapport à cet extérieur rejeté.

 

[27] Introduit par Freud, et d’ailleurs aussi par Marx.

 

[28] Il s’agit d’une liberté relative, mais pourtant entière. Le sujet ne renie pas les déterminismes (com- ment le pourrait-il ?), mais, entre deux termes, l’un sera choisi alors que l’autre va continuer d’insister sous une forme déniée.

 

[29] On aurait pu penser que les jeux sont joués depuis l’enfance, et que lorsque le sujet agit joyeusement, cette euphorie signifie seulement qu’il ne sait pas ce qu’il fait. Sa liberté devient moins amusante lorsqu’elle correspond au choix que le sujet doit faire sous la contrainte de contradictions inconscientes.

 

[30] Lacan revient plusieurs fois sur la question du bonheur (L’éthique de la psychanalyse, 1959-1960, Paris, Le Seuil, 1986, p. 22 et 338-339) : il ne saurait y avoir de satisfaction d’aucuns hors de la satisfaction de tous.

 

[31] Cette question de l’activité est si importante qu’elle devrait amener à donner autant de place à l’i hibition qu’au symptôme, ou plus exactement à bien considérer qu’un dénouement symptomatique est aussitôt suivi d’une sollicitation à l’action qui, si elle n’est pas suivie d’effet, régresse aussitôt.

 

[32] Le protestantisme plus que le catholicisme a insisté sur cette dimension libératoire de la Cité de Dieu sur terre.

 

[33] C’est cette angoisse de castration du sujet que Freud évoque dans son texte sur la fin de l’analyse.