POSTS RECENTS GNIPL

François Ansermet / L’intelligence artificielle, qu’est-ce que ça change ?

109views

Texte traduit de l’espagnol publié sur L’Hebdo-Blog 337 le 12 mai 2024 à retrouver ici. Illustration ©France Cadet leçon-47-impression-lenticulaire. 

Comme le disait Daniel Cohen : « Hier, avec le travail à la chaîne, l’homme devenait machine. Aujourd’hui, avec l’intelligence artificielle, c’est la machine qui devient humaine[1] ». Si l’intelligence artificielle devient humaine, en quoi changerait-elle quoi que ce soit à l’humain ? Les sources du malaise dans la civilisation sont toujours les mêmes. Y aurait-il cependant la possibilité d’un meilleur possible ? Le pire ou le meilleur : tout dépend d’abord de nous, non pas de ces artifices.

L’intelligence artificielle et les différentes stratégies du numérique[2] impliquent la présence d’un inanimé qu’on cherche à animer. Pour Freud, le passage de l’inanimé à la vie procèderait d’une « force » encore inconnue, qu’on ne peut se représenter[3]. D’où résulte une tendance à retourner à l’inanimé : c’est ce qui fait le propre de la pulsion de mort.

En est-il de même avec l’intelligence artificielle ? De son projet d’animer l’inanimé résulterait indissociablement une tendance à la mort. Si la pulsion de mort est bel et bien « apparue du fait que la substance anorganique a pris vie[4] », de même on pourrait faire l’hypothèse d’une tendance à la mort associée à ce qu’anime l’intelligence artificielle. Aller vers « ce qui, dans la vie, peut préférer la mort[5] » : cette formulation de Lacan sur la pulsion de mort pourrait s’appliquer à l’intelligence artificielle.

Se pose aujourd’hui la question de savoir quelle est la limite entre le vivant et la machine. Une question qui vient avec l’hybridation homme-machine comme dans le projet Neuralink d’Elon Musk, ou dans d’autres procédés visant à augmenter l’humain en le greffant sur des dispositifs d’intelligence artificielle qui voudraient en faire un « dieu prothétique[6] », jusqu’au cyborg[7]. Ou aussi à travers la perspective de fabrications numériques destinées à recréer ceux qui sont morts, sous forme de deadbot, double d’une personne disparue, capable de prendre des initiatives à travers des mécanismes d’intelligence artificielle.

Finalement, sommes-nous à l’ère d’un triomphe de l’inanimé, ou au contraire, une nouvelle version du vivant est-elle en train de s’inventer à partir de l’inanimé ? En tout cas la psychanalyse est convoquée pour faire face à ce qui est en train de se passer. Il ne s’agit pas de prendre une pente catastrophiste. On ne peut maudire son époque[8]. Reste à savoir comment se saisir d’un monde pris dans les filets « d’une réalité devenue fantasme[9] », pour reprendre l’expression questionnante de Jacques-Alain Miller. Par le fait même que ce monde artificiel est conçu par les humains, il comporte en lui-même tout autant de potentialités de vie que de mort, de destruction. C’est aussi notre responsabilité de faire le pari de les incliner du côté de la vie !

[1] Cohen D., Homo numericus, la «civilisation» qui vient, Paris, Albin Michel, 2022, p. 25.

[2] Cf. Forestier F., Ansermet F., La Dévoration numérique, Paris, Odile Jacob, 2021.

[3] « Il advint un jour que les propriétés de la vie furent suscitées dans la matière inanimée par l’action d’une force qu’on ne peut encore absolument pas se représenter », Freud S., « Au-delà du principe de plaisir », Essais de psychanalyse, Payot & Rivages, 2001, p. 91.

[4] Freud S., « Au-delà du principe de plaisir », op. cit., p. 123.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 124.

[6] Freud S., Malaise dans la civilisation, Paris, PUF,1971, p. 39.

[7] Cf. Hoquet T., Cyborg philosophie, Paris, Seuil, 2011.

[8] « Qu’y renonce donc plutôt celui qui ne peut rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque. », Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 321.

[9] Miller J.-A., « Jouer la partie », La Cause du désir, n° 105, p. 28.