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Norbert Bon / «T’as d’beaux yeux, tu sais ! » /

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Les cinéphiles connaissent cette fameuse réplique du film de Marcel Carné Le quai des brumes (1938) 1 adressée à la jeune Nelly, alias Michèle Morgan, par son partenaire Jean, alias Jean Gabin : « T’as d’beaux yeux, tu sais ! » Réplique qui marque le début d’une immense carrière cinématographique de la jeune actrice mais dont certaines de nos consœurs ne manqueraient pas aujourd’hui de dénoncer le caractère parfaitement machiste : quoi ? La voici réduite à un morceau de corps ! Les yeux, certes, qu’elle avait en effet fort beaux et qui sont le miroir de l’âme. Et qu’aime t’on chez une femme sinon son âme ? C’est du moins ce qu’avance Lacan dans le séminaire Encore 2. Les autre morceaux de corps, éventuellement, on les désire mais on ne les aime pas, contrairement à ce que croit Brigitte Bardot dans Le Mépris (1963), lorsqu’elle questionne Michel Piccoli sur ce qu’il aime en elle : ses chevilles, ses genoux, ses cuisses, ses épaules, ses bras, sa bouche, ses yeux, ses oreilles… se réduisant elle-même à un assemblage de morceaux : « Donc, tu m’aimes totalement ? » 3

Quant à Nelly, qui n’a pas froid aux yeux, voici qu’elle répond à Jean : « Embrassez-moi ! ». Il l’embrasse, elle en redemande : « Embrasse-moi encore. » Elle lui propose un autre objet, oral celui-là, et un autre orifice érogène, la bouche ou fourrer sa langue à titre préliminaire. Jacques Prévert, qui a écrit le scénario et les dialogues n’avait évidemment pas lu Lacan mais il propose là une scène où les positions masculines et féminines correspondent assez bien au tableau de la sexuation : lui, vise en elle l’objet-a qu’il y a mis ; elle, fait appel au phallus dont elle le suppose porteur en même temps qu’elle lorgne du côté de l’Autre où elle pourrait exister comme mère, sinon comme femme. Quelquefois, ça peut marcher, grâce à l’amour qui vient pallier à cette disparité des positions. Ainsi, cet homme qui a rencontré celle qui allait devenir son épouse :

« C’était en première année de fac, premier cours, j’ai tout de suite été attiré par ses yeux, on est ensemble depuis cinquante ans, pourtant je n’étais pas son genre… » Entre Nelly et Jean, ça tourne mal : il est un déserteur qui veut fuir la France pour gagner le Venezuela. Avant de s’embarquer, il rencontre cette jeune fille mélancolique terrorisée par son tuteur. Il le tue. Mais alors qu’il va s’embarquer, il est à son tour assassiné par un petit truand avec qui il s’est embrouillé…

Cette époque du réalisme poétique où la mort venait mettre fin à un amour impossible et où le couteau ou le pistolet tenait lieu de phallus imaginaire avec lequel les hommes veillaient jalousement sur la vertu de leur femme, ou l’exploitaient quelquefois, est aujourd’hui révolue. La plupart d’entre elles, du moins sous nos latitudes, ont pu se dégager d’une soumission à l’ordre patriarcal grâce, notamment, à la contraception qui leur permet de n’être pas que mère et à l’accès aux études et à la formation qui leur permet de n’être pas totalement dépendante des revenus d’un conjoint. Cette émancipation nécessaire est pourtant loin d’avoir rendu les rapports amoureux plus faciles ni plus souples. La guerre des sexes avait fait l’objet d’une accalmie 4 dans les années 80, après que le M.L.F. se fut rallié à la candidature de François Mitterrand qui, sous le slogan « La force tranquille », semblait dépasser la partition sexuelle entre l’Un et l’Autre. Mais elle a repris de plus belle depuis le début du millénaire avec le lancement de la campagne #me too, curieusement rebaptisée sous forme inversée en France #balance ton porc, puis la multiplication des plaintes de femmes battues et la révélation de situations de harcèlement sexuel et d’abus plus ou moins incestueux. Le fait que ces révélations proviennent d’abord du milieu du spectacle, cinéma, danse, patinage artistique… comme ce fut le cas du Sida dans les années 80, laisse évidemment à penser : y a-t-il une réelle augmentation de ces faits répréhensibles ou une amplification médiatique de faits autrefois méconnus ou considérés avec complaisance, voire amusement ? Relisez La jument verte de Marcel Aimé où, entre autres, un père tripote grivoisement les seins de sa fille pour montrer comme elle a grandi. Revoyez le film de Louis Malle, Le souffle au cœur, où une mère couche presque comme par inadvertance avec son fils qui ne s’en porte que mieux ! Et chacun en rit.

Il est certes difficile d’avoir des statistiques objectives sur la question mais à considérer notre pratique, avec une population bien sûr pas représentative mais qui peut sans doute plus qu’ailleurs évoquer ces questions intimes, à priori sans crainte de retours in-désirés, qu’entendons — nous ? Essentiellement des souvenirs de jeux sexuels enfantins avec des enfants de même âge, parfois un peu plus, frère et sœur, cousin-cousine, quelquefois avec culpabilité, souvent avec questionnement, ou encore avec nostalgie, genre Alain Souchon 5 : « Pleure pas cousine/Souviens-toi câlin câline/Dans les greniers les soupentes/Pendant qu’elle dormait ta tante… » Mais aussi des souvenirs avec des adultes : par exemple cette petite fille à qui le mari de la nounou « a fait mal à [sa] zezette », ou ce jeune garçon « maté » et un peu caressé par un moniteur de colonie de vacances, à l’occasion de la douche : « ça ne m’avait pas paru si grave mais quand j’ai été interrogé par la police parce que les parents d’un autre enfant avaient porté plainte, je me suis rendu compte que c’était très grave… ». Ou cet autre approché par le factotum de l’infirmerie du lycée, notoirement pédéraste (on ne disait pas encore pédophile et on traitait de pédés ceux qui allaient le voir). Et encore, pas si rare, ces jeunes filles un peu pelotées par un oncle à l’occasion d’un repas de famille. Sans oublier celles d’une pension chic qui s’amusaient à émoustiller lors de la confession un aumônier un peu trop curieux de leur intimité… Mais de véritables incestes rarement : une tentative à laquelle cette jeune fille a pu se soustraire, des doutes d’une autre sur des regards du père dans la salle de bain, et, parce que ce n’est pas simple, la honte d’une autre encore devant son propre ressenti d’excitation sexuelle lors d’une effusion sans équivoque avec son père, à l’occasion d’une réussite à un examen… Des para ou quasi incestes, en revanche, oui et sans doute favorisés par la multiplication des familles recomposées où l’interdit de l’inceste n’a pas été mis en place par une vie commune dès la prime enfance : ainsi, ces belles filles devenant adolescentes et tentantes pour leur beau-père, mais aussi cette femme que l’amant de sa mère venait visiter chaque matin lorsqu’elle avait 10-12 ans. Elle a pu se dégager des embarras dans lesquels, adulte, cela l’avait mise par son travail d’analyse d’où elle put conclure, après avoir reconnu qu’elle attendait ce moment, autant qu’elle le redoutait : « C’était un salaud mais il m’a appris le plaisir. » C’est certainement consensuellement très incorrect mais je dois dire que ceux ou celles qui ont fait ce travail d’élaboration de leur ambivalence, hors viol caractérisé évidemment, s’en sont souvent mieux sortis que ceux ou celles qu’une longue procédure judiciaire a victimisés, avec souvent au terme, faute de preuves, un non-lieu qui les anéantit.

Et que l’on soit amenés, aujourd’hui, à introduire dans la loi l’interdit de l’inceste qui relève d’une Loi symbolique universelle, non écrite et non formulée explicitement, l’expliciter comme n’importe quel commandement, offert à la transgression, à ne pas commettre l’adultère ou voler la femme de son voisin ou son bétail, en dit long sur le déclin du symbolique dans notre société et de l’instance surmoïque supposé le représenter en chacun de nous. 6 Que des femmes courageuses, comme Caroline Kouchner 7 ou Audrey Pulvar 8, viennent en pointer, dans une parole digne, le défaut chez des hommes par trop décomplexés ou usant de leur position de pouvoir pour se comporter comme le père de la horde, est assurément à saluer. En revanche, il est douteux que les entreprises circéennes 9 revanchardes des plus misoandres de nos consœurs, visant à désigner en chaque homme un cochon insomniaque, fassent avancer la cause des femmes. Bizet fait mourir Carmen, libre et victorieuse, sous le coup de navaja de Don José, tandis que, dans une version révisée à la Scala de Milan en 2018, elle sombre dans le ridicule en le tuant d’un coup de révolver… qui fait long feu ! 10

Quoiqu’il en soit, cette nouvelle donne ne simplifie guère les rencontres amoureuses. Au mitant du siècle dernier, les jeunes filles allaient au bal, éventuellement chaperonnées par leur père ou un grand frère, pour accueillir, favorablement ou pas, une invitation à danser, puis dans les années soixante, dans les surprises parties, ensuite les booms… Et, il fallait en passer par l’amour et l’engagement pour arriver au sexe. Aujourd’hui, pour ceux qui ont raté le coche lors de leur études ou au travail, où se font encore la plupart des rencontres durables, c’est sur les sites de rencontre et via les réseaux sociaux que beaucoup recherchent l’âme sœur Et, apparemment, outre de graves névrosés, on y trouve plus facilement du sexe que de l’amour : « T’adoptes un mec avec qui ça match, pas trop d’gras, pas trop d’sel, pas trop d’sucre, tu le click and collect et très vite tu t’aperçois qu’il est bourré d’additifs et de colorants artificiels… En bas de l’écran, ils devraient avertir qu’une mauvaise rencontre peut nuire gravement à la santé… »

Lors d’une émission Les dossiers de l’écran, en 1987 11, Michèle Morgan explique le regard, à la fois implorant et de défi qui anime ses yeux bleus limpides lors de la scène du film. Gabin aurait dit d’elle : « Je suis sûr que cette môme ne sait pas embrasser. ». Alors, bien qu’intimidée, elle voulait l’impressionner : « … j’ai voulu lui montrer que, quand même, je pouvais jouer une scène d’amour».

 Et avec quel talent ! Mais autres temps, autres mœurs.


1 Marcel Carné, 1938, Le Quai des brumes, adapté du roman éponyme de Pierre Mac Orlan, 1927.

2 Jacques Lacan, 1972-73, Encore, Editions de l’Association lacanienne internationale, hors commerce, p.138-139.

3 Jean-Luc Godart, 1963, Le mépris, d’après le roman éponyme d’Alberto Moravia, 1954.

4 Norbert Bon, 1994, « La guerre des sexes, vers une accalmie ? », Femmes et hommes. Des origines aux relations d’aujourd’hui, Hommes et perspectives, p. 27-40.

5 Alain Souchon, 1976, Editions Alain Souchon.

6  Bernard Stiegler, 2012, De la misère symbolique, Champs essais, Flammarion.

7 Caroline Kouchner, 2021, La familia grande, Seuil.

8 Audrey Pulvar, 15 janvier 2021, Interview par Carine Bérard, France inter.

9 Les compagnons d’Ulysse furent envoutés par Circé et transformés en pourceaux, ils se trouvèrent enfermés et réduits à jouir ici et maintenant de « la pâture ordinaire aux cochons qui se vautrent ». Homère, L’Odyssée, Gallimard, 1999, p. 193

10 Norbert Bon, 2018, « Carmen révisée : c’est Bizet qu’on assassine ! », Freud-lacan.com, 25 janvier 2018.

11 Michèle Morgan, 1987, Interviewée par Claude Sérillon, Les dossiers de l’écran, 1er décembre, 1987, https://www.ina.fr/video/I15174996