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AGNÈS GIARD / Femme ou phallus ? /

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Brancusi, “Princesse X“. Image extraite du court-métrage “A brief history of princess X”, réalisé par Gabriel Abrantes, produit par Film du Bélier. On peut le voir ici sur Viméo

Texte repris du Blog les 400 culs 

 

S’il faut en croire Brancusi, la sculpture “Princesse X” est le portrait en buste de la princesse Marie Bonaparte, petite nièce de Napoléon. L’ironie veut que cette princesse se soit rendue célèbre pour avoir introduit en France les idées de Freud, notamment celles touchant à la sexualité.

En 1916, le sculpteur Brancusi réalise une sculpture en bronze poli, nommée Princesse X : elle prend la forme d’un phallus galbé, miroitant, à l’éclat solaire. L’oeuvre est refusée au Salon d’Antin en 1916, puis au Salon des indépendants en 1920 (qui finit par l’accepter grâce à une pétition signée par une flopée d’amis artistes). Constantin Brancusi (1876-1957) la conserve toute sa vie en sa possession avant de la léguer à l’Etat en 1957. On peut maintenant la voir dans l’atelier reconstitué de Brancusi, au Centre Beaubourg. En 2016, le réalisateur portugais Gabriel Abrantes fait de cette oeuvre l’héroïne d’un court-métrage intitulé “A brief history of princess X” qui gagne plusieurs prix internationaux et que les éditions du Film du Bélier projettent vendredi 23 février à 20h au Grand Action (Paris, 5e) lors d’une séance spéciale. Comme le film ne dure que 7 minutes, mieux vaut ne pas trop en dire. Pour résumer : c’est l’histoire d’une sculpture qui peut être aussi bien interprétée comme une verge que comme une vierge.

Verge ou vierge ?

De fait, le modèle s’appelle «Marie». Brancusi prétend en effet avoir épuré à l’extrême une figure féminine –inspirée de Marie Bonaparte–, dont ne subsiste que l’ovale d’un visage penché sur une paire de seins, ornée d’une marque suggestive évoquant la crinière de cheveux (qui pourrait tout aussi bien être la trace stylisée du frein sur une verge). Certains n’ont vu dans cette oeuvre qu’une simple provocation, voire pire : une mystification visant à faire passer un gode au rang des oeuvres d’art. Mais réduire l’art de Brancusi au seul désir de faire scandale serait une erreur. Il s’inscrit dans la logique contestataire du mouvement dada qui s’insurge contre les conventions, surtout quand elles sont binaires. Quoi de plus conventionnel que la différence homme-femme ? Lorsqu’il créé Princesse X, Brancusi joue sciemment sur le double-sens qu’on peut donner à sa sculpture, avec la volonté ironique de montrer que cette différence relève de la subjectivité. S’agit-il d’une femme en buste ou d’un appareil génital masculin ? Aussi bien l’un que l’autre. Rien n’est plus proche dans la forme qu’une femme d’un sexe en érection. Ce qui revient à dire, finalement, qu’il n’y a de différence que dans la perception qu’on en a.

Un accroc à la sacro-sainte différence homme-femme

La raison pour laquelle cette oeuvre fait scandale se trouve d’ailleurs peut-être là : son ambiguïté dérange. Elle créé une forme de confusion entre masculin et féminin, perturbe l’ordre symbolique de la division des sexes. Quoi de plus agaçant pour le spectateur occidental moderne, à qui on a inculqué –dès l’enfance– que tout oppose l’homme (dur et actif) à la femme (douce et passive), à commencer par son corps ? Ce que Brancusi réfute, par le seul moyen d’une sculpture, c’est que le corps biologique soit la condition déterminante de cette différence homme-femme : pour lui, clairement, cette différence n’est pas naturelle mais culturelle. Cette différence n’est pas objective mais subjective. Ce qui différencie l’homme de la femme, demande-t-il, à quoi est-ce que cela tient ? Les genres sont réversibles. Il suffit de mettre une robe et porter des cheveux longs pour avoir l’air d’une femme. Le passage de l’un à l’autre est aussi simple à effectuer qu’un changement de vêtements, d’attitudes et d’élocution. Certaines personnes sont si androgynes qu’on se prend à douter de ce que l’on voit. C’est ce doute que Brancusi veut susciter, comme une forme d’exercice spirituel, car le doute rime avec le trouble, l’incertitude et le vacillement. Il est d’ailleurs probable que la pensée de Brancusi ait influencé son meilleur ami, Marcel Duchamp, qui était connu pour se travestir en femme sous le nom de Rrose Selavy.

Brancusi et Duchamp : l’amitié d’une vie

On sait que «Brancusi et Duchamp avaient fait connaissance aux alentours de 1912, date à laquelle ils visitèrent avec Fernand Léger le salon de l’aéronautique qui leur fit forte impression. Cette amitié donna lieu à de multiples collaborations.» Comme l’explique Pierre Baumann qui a consacré un livre aux théories artistiques comparées de Brancusi et de Duchamp, les deux hommes étaient si proches que leur travail s’éclaire réciproquement. Pour comprendre la sculpture Princesse X, il faut la mettre en parallèle avec celles de Duchamp, notamment ses moules génitaux qui en constituent les répliques : en 1962, notamment, Duchamp réalise une oeuvre phallique appelée Objet Dard, jeu de mot sur «objet d’art» et sur la métaphore du pénis comme dard. Le nom de l’oeuvre suggère un phallus triomphant, associé à l’image de l’homme prédateur-agresseur. Mais, surprise, l’oeuvre n’offre à voir qu’un pénis impotent qui pique du nez lamentablement. De quoi s’agit-il en réalité ? D’une empreinte de conduit vaginal. C’est le «moule intime et profond de l’organe féminin», explique Herman Parret, qui insiste sur «la réversibilité des organes femelle et mâle. Objet-Dard a effectivement une apparence phallique mais en fait il s’agit plutôt d’une structure en doigt de gant retourné. […] L’hermaphrodisme a toujours tenté Duchamp, il suffit de penser à son jeu sur le travesti : Marcel Duchamp est Rrose Sélavy, la verge est le moule du vagin, topologie duchampienne abolissant la différence sexuelle.»

La différence sexuelle est mince, archi-mince

Brancusi et Duchamp –deux âmes-soeurs– fabriquent toute leur vie des objets qui peuvent se retourner et se transformer en leur inverse contraire. Leurs oeuvres jouent sur l’idée du passage de l’un à l’autre genre et des différences infra-minces qui séparent ou plutôt relient hommes et femmes. Le mot infra-mince (également écrit inframince ou infra mince) est un néologisme créé par Duchamp. Ce mot apparaît pour la première fois en 1945. Dans une lettre à Denis de Rougemont, Duchamp raconte qu’il réfléchit à l’infra-mince depuis au moins dix ans (1). Les Notes qu’il laisse à la postérité comportent un chapitre entier sur Infra-mince, qu’il essaye de définir à l’aide d’images étranges : infra-mince est la toile d’araignée, autant que les caresses, la buée sur les surfaces polies, le son que fait un pantalon de velours quand on marche, le papier buvard poreux, les choses moirées ou irisées, les surfaces perméables et les membranes servant de filtre et à travers lesquelles il est possible de passer comme de l’autre côté du miroir. «La chaleur d’un siège (qui vient d’être quitté) est infra-mince.» «Planer à fleur d’une autre surface : on passe par des moments infra-minces

Dans ces Notes, Duchamp ne cesse d’explorer la notion de «différence séparative», ainsi qu’il la nomme, se demandant «quel est le rapport de l’infra-mince avec le principe d’identité.» Le reflet dans un miroir aussi est infra-mince. Il parle de la «Séparation infra mince entre le bruit de détonation d’un fusil […] et l’apparition de la marque de la balle» puis évoque cette idée centrale : «Le possible est un inframince. […] Le possible impliquant le devenir – le passage de l’un à l’autre a lieu dans l’infra mince.»

«Le possible est un infra-mince»

Le possible serait-ce d’être à la fois homme et femme ? La théorie de l’infra-mince, bien sûr, n’est pas une théorie visant à abolir la différence des sexes, mais à la rendre plus ténue, de l’ordre de l’impalpable, afin que les hommes et les femmes ne se reconnaissent plus suivant des principes aussi visuellement grossiers (conventionnels) que leurs tenues ou leurs organes génitaux, mais suivant les principes délicats de la caresse entre âmes. L’infra-mince, c’est un appel à détecter du masculin dans une femme et réciproquement. Un appel à caresser, de façon presse subliminale, l’identité de l’autre comme un reflet de soi. Voilà ce à quoi nous invitent ces sculptures jumelles : à affiner notre vision du monde, à la rendre plus subtile ou plus tactile au choix… Car ces sculptures qui trompent l’oeil appellent la main pour les connaître. Epurées, voire appauvries au point de ne plus ressembler qu’à des formes quasi-abstraites, elles en appellent à notre sensibilité : il s’agit, à travers elles, d’entrer en contact avec tout ce qui en nous hésite et vacille.

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PROJECTION “A brief history of princess X”, réalisé par Gabriel Abrantes, produit par Film du Bélier : vendredi 23 février à 20h au Grand Action : 5 rue des Écoles 75005 Paris. Réservation : projection@lesfilmsdubelier.fr.

La projection permettra également de découvrir deux autres films : Mescaline, de Clarisse Hahn + A Joking relationship, de Gabriel Abrantes.

A LIRE : Brancusi & Duchamp. Les hommes-plans sur les Colonnes sans fin et l’inframince, de Pierre baumann, éditions PUP, 2008.

«Le corps selon Duchamp», de Herman Parret, in Protée, 28(3), 88–100.

POUR EN SAVOIR PLUS : «La princesse Bonaparte était-elle frigide?»

NOTE (1) Propos tenus par Duchamp à Denis de Rougemont en 1945 :« [C’est quelque chose] qui échappe à nos définitions scientifiques. J’ai pris à dessein le mot mince qui est un mot humain, affectif, et non pas une mesure précise de laboratoire. Le bruit ou la musique que fait un pantalon de velours côtelé comme celui-ci, quand on bouge, relève de l’infra-mince. Le creux dans le papier, entre le recto et le verso d’une feuille mince… A étudier! …C’est une catégorie qui m’a beaucoup occupé depuis dix ans. Je crois que par l’infra-mince on peut passer de la deuxième à la troisième dimension.» (Source : Marcel Duchamp par lui-même (ou presque), d’Alain Boton, Editions Fage, 2013)