spécial focus / Mères «toxiques» : faut-il rompre les liens du sang ?
Affiche du film “Blanche Neige et le chasseur”, de Rupert Sanders (2012)
Texte paru dans « Les 400 culs » Blog écrit par Agnès Giard
“Je ne parle plus à ma mère et je vais bien”. La presse relaie régulièrement le témoignage de personnes qui ont coupé les ponts et qui doivent se justifier. Pourquoi cette rupture des liens est-elle perçue comme un acte grave ? Peut-être à cause des contes de Grimm.
«Comment vivre quand on a fait le choix de ne plus parler à sa mère, alors que le monde s’évertue à nous répéter qu’“une mère on en a qu’une”» Dans un article publié sur Cheek magazine, la journaliste Lou Mamalet s’étonne que la mère soit si souvent associée à la figure d’Epinal d’un ange bienveillant. Mais n’est-elle pas, juste comme nous, quelqu’un qui possède ses défauts ? Et si ces défauts la rendent infréquentable, pourquoi faudrait-il à tout prix maintenir le lien ? «La société nous montre toujours la relation d’une mère à sa fille comme un lien fort et indestructible, condition ultime de l’épanouissement personnel. Et toute la psychologie contemporaine va en ce sens, les premières questions que l’on se voit d’ailleurs poser quand on entame une thérapie rejoignant très souvent ce rapport à la mère.» Pourquoi ?
La faute aux contes de Grimm
«La faute aux contes», répond Federica Tamarozzi, anthropologue et commissaire d’une exposition – La fabrique des contes, au Musée d’Ethnographie de Genève – consacrée à la façon dont les contes anciens ont été détournés, réinterprétés voire déformés. «Il ne faudrait pas croire que les contes recueillis à l’origine par les frères Grimm, finissaient tous bien et comportaient tous une morale. Non, au contraire, ces contes étaient cruels, grivois, grossiers, et comportaient souvent une fin ambivalente, dénuée de toute morale.» Ainsi que Federica le rappelle, ces contes ne s’adressaient d’ailleurs pas aux enfants mais à toute la maisonnée, sans faire la distinction entre grands et petits. Ce que nous appelons maintenant le «public mineur» était exposé à du contenu adulte, sans que personne y trouve à redire.
Le contenu adulte des contes
Les contes parlaient de la réalité. Ils mettaient donc en scène, couramment, des mères froides, égoïstes ou rivales de leur fille. Prenez le conte de Blanche Neige par exemple : c’est l’histoire d’une mère qui, dans un premier temps, souhaite avoir une fille «blanche comme la neige» puis ne supporte pas que celle-ci la surpasse en beauté. Lorsque le conte est publié dans la première version du livre des frères Grimm, en 1812, il est retranscrit de façon conforme aux sources : une mère jalouse se met à détester sa fille, au point de vouloir la tuer. Dans la version de 1857, les frères Grimm l’ont réécrit : «Et quand l’enfant fut née, la reine mourut. Un an plus tard, le roi prit une autre épouse.» Ce n’est plus la mère qui veut tuer sa propre fille. C’est la marâtre, la seconde épouse, une femme n’ayant aucun lien de sang avec l’héroïne.
Remplacer la méchante mère par la marâtre, et le tour est joué
Pour Federica Tamarozzi, il est singulièrement frappant que les frères Grimm aient, systématiquement, remplacé la figure de la mauvaise mère par celle de la marâtre. «Dans les contes originaux, les mères peuvent empoisonner leurs enfants, les couper menu, les manger en salade… sans problème. Mais pour le public de l’époque, le public bourgeois, cela ne passe pas. Pourquoi ? Parce que nous sommes à la charnière de deux époques, à un moment durant lequel la notion de famille change.» La cellule de base de l’Ancien Régime c’est la famille dite «élargie» qui peut comprendre toutes les personnes vivant sous le même toit (incluant les domestiques). Lorsque les Grimm retranscrivent les contes, la famille nucléaire (père-mère-enfants) devient la norme et la notion de parenté prévaut : «Les liens du sang deviennent essentiels. Les frères Grimm (1) mettent donc au point l’image de la “mère aimante” – une mère nécessairement, biologiquement, aimante – qui va devenir un topos littéraire et pénétrer l’imaginaire occidental moderne.»
«De nos jours encore, il semble impossible qu’une mère ne soit pas aimante. Il semble également inouï qu’une mère adoptive puisse éprouver de l’affection pour des enfants qui ne sont pas les siens.»
Comment les contes ont fait de la belle-mère une sorcière
En expurgeant les contes de leur contenu choquant, les frères Grimm contribuent sciemment à la mise en place d’un ordre nouveau : ils éliminent des contes les méchantes mères pour en faire des mères parfaites et ils les remplacent par des marâtres qu’ils diabolisent sous le nom de Stiefmutter : littéralement la «mère qui vole». Elle vole à l’enfant son dû (l’amour maternel). Dans un article intitulé «De la méchante mère à la marâtre» (2006), la chercheuse Nathalie Blaha-Peillex souligne à quel point ce tour de passe-passe imprègne durablement les consciences : «Nous nous indignons lorsque nous lisons dans la rubrique des faits divers ou lorsque nous entendons à la télévision qu’une mère a abandonné, ou pire encore, maltraité son enfant.» Cela relève de l’impensé, dit-elle. Pourtant, dans la vraie vie, les mères méchantes sont nombreuses, n’est-ce pas.
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EXPOSITION : La fabrique des contes, du 17 mai 2019 au 5 janvier 2020, Musée d’Ethnographie de Genève (MEG), Genève, Suisse.
A LIRE : Nathalie Blaha-Peillex, «De la méchante mère à la marâtre. Les choix idéologiques des frères Grimm dans la mise en écriture des contes», dans Revue des sciences sociales n° 36 (Écrire les sciences sociales, sous la direction de Brigitte Fichet & Patrick Schmoll), 2006.
NOTE 1 : notamment Wilhem, qui passe sa vie à réécrire les contes.