spécial focus / La jalousie est-elle un vilain défaut ?
Céphale et Procris, 1879, Marques de Oliveira
Texte paru dans « Les 400 culs » Blog écrit par Agnès Giard
Pour mettre en garde les amants des dangers de la jalousie, il est courant de leur rappeler l’histoire de celle qui fut tuée par son propre époux. Cette histoire est inspirée d’un célèbre mythe antique qui… ne parle que de vent. Comment comprendre cette métaphore ?
Il y avait une femme si jalouse qu’elle interdisait à son compagnon de regarder les autres. Un jour que, terrorisé, il n’osait plus lever les yeux et fixait le sol du regard, elle entra dans une colère violente : «tu regardes les femmes dans le reflet de tes chaussures !».
Il l’aimait. Il la quitta. La morale de cette histoire (aussi vraie que navrante) pourrait être la suivante : rien ne nuit plus à l’amour que l’amour… quand il se nourrit de la peur d’être quitté-e.
En l’an 1 de notre ère, dans L’art d’aimer, Ovide dénonce «ce fatal penchant qu’ont tous les amants à croire ce qu’ils redoutent». Il y consacre un chapitre intitulé : «Ne pas croire trop vite à l’existence d’une rivale». Sa démonstration repose sur une légende bien connue (1) dans l’antiquité, l’histoire d’une beauté appelée Procris et de son séduisant époux Céphale. Lorsqu’elle est découverte à la Renaissance, cette histoire d’amour connait un immense succès.
La légende Céphale et Procris
A la fin du XVe siècle en Italie, pour avertir les jeunes couples des dangers de la jalousie, il arrive qu’on leur offre des coffres ou des tableaux ornés de cette légende. L’artiste Piero di Cosimo en donne la version parmi les plus douloureusement réalistes : une femme au visage pâle, la gorge transpercée, expire sous les yeux d’un grand chien aux couleurs du deuil. L’image peut sembler macabre. Elle est tirée du dernier épisode de l’histoire de Procris et Céphale, dont le final tragique s’éclaire à la lumière d’une légende traversée par la métaphore de l’air en mouvement…
Une déesse enlève un humain
Le chasseur Céphale, réputé pour sa beauté, est (selon certaines versions) le fils de Déioné, un descendant d’Éole, le dieu du vent. Il a épousé Procris, fille d’un roi d’Athènes, avec laquelle il coule des jours heureux. Un jour, la déesse de l’aube –Éos (pour les Grecs), Aurora (pour les Latins)– a le coup de foudre et l’enlève. Cette déesse est condamnée à poursuivre les mortels d’un amour perpétuel, qui ne peut pas durer. Quand ils meurent, elle les perd. Ses larmes donnent la rosée du matin. Il est dit qu’Aurora s’est également unie avec le Vent du crépuscule et que de cette union naquirent les Vents du nord (Borée), de l’Ouest (Zéphyr) et de l’Est (Euros). Elle a des doigts de rose pour «ouvrir la porte du jour». Céphale succombe-t-il aux avances effrénées de la déesse ? Certaines versions affirment qu’il leur résiste.
Le roi qui éjaculait des serpents, des scolopendres et des… ?
Pour le détacher de Procris, Aurora engage Céphale à éprouver la fidélité de son épouse. Elle lui propose de le métamorphoser. Sous les traits d’un riche marchand, Céphale rentre donc en inconnu dans son palais. Sept années ont passé depuis son enlèvement. Procris lui est restée fidèle. Déguisé en tentateur, il lui fait des offres auxquelles elle résiste, mais de moins en moins. Ses présents sont somptueux. Désespérée et seule, elle finit par céder. Pour l’humilier, au moment même où Procris cède, Céphale reprend son apparence normale. Dans Histoire d’amour, Stéphane Audeguy raconte : «Révoltée par ce procédé déloyal, Procris s’enfuit». Certaines versions racontent qu’elle se met au service du roi Minos, qu’elle guérit de sa stérilité : il éjaculait des scorpions suite à une malédiction (1). D’autres versions racontent qu’elle se réfugie en Crète auprès de la déesse Artemis-Diane.
«Fifty-fifty» ou comment égaliser les torts
Dans la première version, Minos, pour la remercier, lui offre un chien «rapide comme le vent» nommé Lelaps («ouragan») et un javelot magique capable non seulement de toucher droit au but mais de revenir dans la main, comme un boomerang. La deuxième version raconte que –ayant rallié la troupe des nymphes qui chassaient avec Diane– Procris se montre si triste que le déesse, apitoyée, lui offre le chien et le javelot. Forte de ce soutien, Procris décide de rentrer chez elle. Elle souhaite prendre sa revanche. Déguisée en éphèbe, elle se fait passer pour un jeune chasseur et devient, grâce à ses atouts maîtres, le «compagnon» de chasse favori de Céphale.
«Brise légère, comble-moi, viens sur mon sein»
Plein d’envie pour ses succès à la chasse, Céphale propose de lui acheter le chien et le javelot. Procris, sous les traits du garçon, refuse puis suggère un marché : en échange de relations sexuelles, il-elle consent à lui céder ses précieux biens. Marché conclus, les deux hommes s’isolent et s’enlacent… moment choisi par Procris pour se dévoiler. Mesurant l’infamie de sa conduite, Céphale demande pardon. Pour sceller cette réconciliation, Procris lui offre le chien et le javelot avec lesquels, chaque matin, à l’aube, Céphale part chasser. Des jours heureux s’écoulent. Mais l’histoire hélas ne s’arrête pas là. Il s’avère que Céphale prend l’habitude, aux heures les plus chaudes, de se reposer près d’une source, dans un bois isolé, et d’appeler la brise en termes caressants : «Aura uenias». «Brise légère, comble-moi, viens sur mon sein, viens éteindre mes feux ! Toi, ma volupté suprême»
Des soupçons de trahison non fondés…
Quelqu’un, se méprenant sur ces paroles ambiguës, s’empresse d’aller rapporter à Procris que Céphale est l’amant d’une nymphe. Procris, rongée d’angoisse, veut prendre son époux sur le fait, s’élance vers le mont Hymette, puis se glisse en tapinois dans les buissons entourant la clairière où elle espère voir arriver «Aura», sa rivale inconnue. Céphale, qu’elle épie, s’étend sur l’herbe et convoque la brise pour le rafraichir. Recouvrant ses esprits, Procris, saisie de joie, se relève et veut «s’élancer dans les bras de son époux», raconte Ovide. Mais Céphale –attribuant le bruit dans les feuillages à la présence d’une bête– lance d’un trait la pointe de métal infaillible qui perce son amante dont l’âme… est emportée par la brise. Elle expire dans les bras de celui qu’elle pensait volage. Désespéré, Céphale s’enfuit sur une île qui prend le nom de Céphalonie.
… justifient-ils l’espionnage et la dissimulation ?
Que déduire de cette histoire ? Chacun à leur tour, croyant être trompé, les amoureux se trompent en se faisant passer pour autre. A l’image du javelot qui revient toujours dans la main, les tromperies suscitent par «retour de bâton» une rupture absurde. Ovide insiste sur l’aspect inconséquent des héros : ils prennent leurs peurs pour des vérités. Mais elles ne sont que du vent. A travers tout le récit, les allusion au vent sont d’ailleurs multipliées : Céphale fils du Vent (Éole) a épousé une femme dont la soeur a été enlevé par le Vent du Nord (Borée). Cette femme lui offre un «Ouragan» (Lélaps) et un javelot qui vole dans les airs. Puis elle rend son dernier souffle après avoir pensé que la brise (Aura) allait lui arracher Céphale comme autrefois l’aube (Aurora), la mère des Vents, avait tenté –en vain– de le faire. Pour résumer : beaucoup de souffles pour rien. «Ne soyez pas trop promptement crédule», prévient Ovide qui, pourtant, réserve à cette légende une place chère dans son coeur. Il y consacre parmi ses plus beaux vers.
QUI SÈME LE VENT, RECOLTE LA TEMPÊTE
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A LIRE : Les métamorphoses d’Ovide, Bernard Blanc, L’Harmattan, 1995.
POUR EN SAVOIR PLUS :
Un article de Bernard Sergent «Celto-hellenica I. Celtchar et Kephalos» (numéro thématique : Mélanges Pierre Lévêque. Tome 1 : Religio, Collection de l’Institut des Sciences et Techniques de l’Antiquité, 1988)
Un blog avec une note sur Céphale et Procris, illustrée d’une photo de statue à Rambouillet.