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Jean-Louis Chassaing / L’écran, pharmakon, ou qui décide ? /

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Comment se protéger du virus ? Comment tromper l’ennui, passer le temps — qui passe à la fois vite et lentement ? « A la fois »… « En même temps »… Comment contacter, parler avec ses proches, ses amis ?

L’écran, les écrans ont « le vent en poupe » ! Skype, WhatSapp, Zoom, l’écran de la télé-vision, comment faire sans eux dans cette période où ils nous sont bien « utiles ». Outil, pour certaines et certains indispensable à toutes sortes de choses. « Heureusement qu’ils sont là », entend-on le plus souvent ! Bien sûr de qualités inégales, voire de gêne parfois – « je ne veux plus regarder les infos », « je peux m’en passer » (plus rare), un grand nombre parmi nous bénéficie amplement de ces écrans, et, en effet, pourquoi s’en passer ?…

Comment faire pour qu’« il », l’enfant, l’adol. (je reprends la précision de Jean Bergès pour le diminutif), l’adulte, arrête avec ses écrans, « il/elle est toujours dessus ! C’est une drogue !»

Ah !

Comment faire écran au virus, aux gouttelettes de Pflügge, masques, gants, plexiglass, gel, distance d’avec l’autre, comment faire barrage ? Écrans protecteurs, mais aussi qui peuvent recevoir voire garder les traces, à nettoyer aussi… à jeter.

Nous n’avons pas assez accordé d’intérêt au pharmakon. Intraduisible. Pharma. Je relisais ma discussion avec Bernard This, savant en étymologie (les noms sont dans son texte en lettres grecques). Cher ami, écrivait-il, tout est dans la « crasis », le mélange dans le cratère. Et Dieu sait ce qui peut sortir du cratère d’un volcan : un fleuve de feu… La crasis est l’action de mêler, de mélanger, à l’opposé de mixis, mélange de choses qui peuvent rester distinctes. … c’est-à-dire de la lave, du métal en fusion, de l’or fondu, pur ou mélangé de plomb. Alchimiste ou sorcière. Le fleuve, potamos et l’adjectif purfuros, qui porte le feu, un flambeau, qui lance le feu, la foudre. Au sens figuré qui enflamme, apporte la fièvre, ou… qui enflamme l’amour. Mudros, masse de fer rougie au feu, masse incandescente… Et pourquoi « mudros » nous a donné mydriase, cette dilatation de la pupille, ce feu du regard ?

Pharmacon me semble lié à délayer, mêler, pétrir. Racine « Phur », mélanger, mêler. Racine « Spur » « spurens » en latin. « Furma », saleté, ordure. « Furmos », pêle-mêle, action de mêler, de brouiller, confusément… Ce qui est mêlé, mélangé dans le mortier du pharmacien, c’est le pharmakon, s’en méfier. Remède ET/OU poison.

Ceci nous amène aux sciences. Mariage… du meilleur et du pire. Comme les écrans elles sont salvatrices, extraordinaires, et insuffisantes, incertaines, voire nocives, comme je le rappelais dans un billet précédent, citant Lacan dans la Troisième. Lui qui a tant utilisé des données de certaines sciences. Voir aussi notre livre récent Réel de la science Réel de la psychanalyse.

Bien ET mal, Qui décide ? Les toxicomanies nous préparaient à cette réflexion difficile : interdire, légiférer ? Sur quoi ? Autoriser ? Quoi ? Nuancer en tout cas, mais sur certains points rester intransigeant ! Souplesse et rigueur. Pharmakon. Le dernier livre de Thierry Roth, Les affranchis, nous en rappelle la complexité. Qui décide que tel produit est une drogue ou un médicament, avec ses effets secondaires que d’aucuns découvrent aujourd’hui au gré des « infos » ? Les avis sont d’autre part en général partiels et partiaux, pour ou contre, indépendamment d’une dialectique dont la tenue aujourd’hui semble difficile.

De même pour les sciences et les techniques, dont les « drogues » font partie. Ce sont surtout les techniques qui sont en jeu. Elles permettent, formidablement, nous le vivons aujourd’hui avec les écrans, avec les espoirs de traitement et de prévention, ET « elles suscitent » des addictions aussi, ou des choses plus graves… Ces écrans, les sciences et leurs applications, les techniques, les « drogues », etc. nous rappellent à l’incertitude et à la modestie, à la réflexion aussi. Et à l’action.

Nous voilà au cœur des décisions, de l’éthique. Aussi comme nous le constatons en ces jours, au cœur de l’individuel et du collectif, de leur articulation.

Il faut relire le texte de Jacques Derrida à propos du pharmakon, et bien sûr le Phèdre de Platon. Dans ce texte, le pharmakon est d’emblée avec Socrate associé à des feuillets, écrits sous le manteau, « prometteurs

», soit un discours de Lysias sur l’amour. Il est ensuite clairement identifié à l’écriture, entre autres. Cet exemple est intéressant et explicite, c’est « le mythe de Thot ». Le savant propose au Roi Thamous sa trouvaille, l’écriture, avec d’autres « arts », dont le jeu. L’écriture « fournira plus de savoir, plus de science et plus de mémoire » à ses sujets. Le Roi réfléchit. Selon lui « chaque art comporte son lot de dommage et d’utilité ». L’écriture est pharmakon, avec sa bivalence. Pour Thamous si elle sert d’appui, elle provoque par contre l’oubli, elle défavorise la remémoration. De plus elle conduira les sujets du Roi à se croire savants et prétentieux jusqu’à l’insupportable. Suivent des dialogues sur différents types d’écritures, sur l’écriture et la parole orale notamment.

Dans ces textes difficiles et passionnants, celui de Socrate/Platon et celui Jacques Derrida, ce dernier insiste, à l’encontre de l’opposition de bi-valence, sur le passage de l’une à l’autre. Qui décide de l’une, ou de l’autre, qui retient l’une et l’autre, qui décide de faire avec les deux ?

Je rejoins ici mon titre, et laisse à la lecture et aux réflexions à venir…