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Jean-Louis CHASSAING / À PROPOS DU LIVRE DE THIERRY ROTH « LES AFFRANCHIS » /

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Nous connaissions le remarquable film de Martin Scorsese, Les Affranchis, avec Robert De Niro, qui valu en 1990 un Oscar du meilleur second rôle pour un Joe Pesci dans la peau d’un redoutable mafioso totalement déjanté. « Affranchis » : « ils ont le privilège d’appartenir à l’une des plus célèbres familles new-yorkaises, la Mafia » ! Celle-ci leur permet d’exister dans et à coté des lois de la cité. « Ne vous fiez pas à leurs bonnes manières : il suffit d’une étincelle, parfois, pour déclencher le carnage… » dit la bande-annonce. Les affranchis « de » Thierry Roth, contrairement à ceux de Scorsese, n’ont pas de bonnes manières forcées, ne font pas souvent parti d’une grande famille aussi puissante, mais formeraient ou pas cliniquement une famille complexe et contestée. Celle des « addictés ». Thierry Roth a eu l’élégance dans son livre de préserver les deux positions : addictions dans les névroses, dans les psychoses, dans les perversions, et addictions comme défense spécifiée et majoritaire si ce n’est autonome. Son mode de défense, contre les aléas du désir et du phallus, serait la récusation. La récusation du Nom du Père et du phallus, récusation d’une jouissance limitée et aléatoire. D’où le « nom » des affranchis. Car, la nomination, ceux qui reçoivent de longue date des toxicomanes, sans s’affirmer pour autant, nominativement, « spécialistes », savent combien elle joue dans cette clinique. Mais Thierry Roth prend aussi courageusement parti en élaborant ce qu’il en serait d’une structure addictive. Le mot structure n’est pas employé à la légère mais référencé. Nous ne dévoilerons pas toute la démarche fructueuse de cet ouvrage nécessaire, ouvrage qui retrace et précise les mots et les conduites de ces « parlêtres » pour qui paroles et langage justement sont comme un traumatisme, celui du risque de découvrir au sens propre, de dévoiler l’intime. Crudité du signifiant. Touché, tuchè. Mais aussi, apparent paradoxe, du fait de cette insuffisance, qui n’est « que » représentative, semblant, cette équivoque du langage, sa polysémie, jugées alors sévèrement comme erreur et fausseté plutôt que jeu  de langue. Automaton ? Un journal des débuts de notre époque informative outrancière n’inscrivait-il pas au fronton de son annonce « Le poids des mots, le choc des photos » ! Le poids des mots s’est bien dilué, et le choc aujourd’hui est préféré ! Mais les mots sont toujours là ! Et Thierry Roth en tant que psychanalyste compte bien sur eux. Quant à leur violence, la possibilité de leur frappe, ou bien quant à leur dérision, leur insuffisance, nous pouvons trouver dans ce livre ce que j’appelle une fonction non nuancée par le signifiant phallique, celui-ci exclu pour dimension de semblant. Le livre de Thierry Roth est sur ce point explicite et l’importance quasi conceptuelle qu’il donne au mot de récusation comme défense spécifique des addictions en témoigne. Dans leurs difficultés ou leur indifférence vis à vis de la parole et surtout du langage, aidés en cela par la contemporanéité admet l’auteur, ces « néo-sujets » comme il les appelle en reprenant le mot de J-P Lebrun, s’abîment dans le monde de ce que j’appelle l’« artifice ». Affranchis du semblant, esclaves de l’artifice. Ici l’étincelle peut aussi mettre le feu aux poudres ! Car la drogue n’est pas « comme » un trauma, elle est trauma. Effraction du Réel qui supplante le langage, le perce, le troue, le recouvre, l’envahit, le déborde. Un Effet Réel, indicible. Et les affranchis deviennent les assaillis, mot utilisé à juste titre par Roth, voire, mot moderne, des harcelés ! Le livre de Thierry Roth a le charme de l’engagement, pratique et théorique de l’auteur. Le charme de la jeunesse, qui a travaillé, qui découvre, recense et s’appuie sur ses lectures et sur son expérience. A juste titre, il aura fallu longtemps et rien n’est encore gagné, il prouve et éprouve ce fait, que nous disons depuis des lustres : les toxicomanes sont (re)présentatifs – un coup de Réel – de nos sociétés. Ce livre est à lire car il explicite aujourd’hui ce qui se passe de longue date mais que peu ont accepté de (re)connaître. Certes la clinique l’avait pourtant imposé ! Ce qui est évoqué ci-dessus du langage amène au moins deux remarques. J’appuie le courage de Thierry  Roth d’annoncer que, contrairement à ce qui est dit aujourd’hui et ceci depuis sa création, la psychanalyse  est une chance, une chance ici pour les addictés. Voire la seule chance, mais pas à elle toute seule comme l’auteur le précise en fin de livre. Il faut raison garder dans cette déraison ! Autre nuance,  deuxième remarque : comment relancer, s’il le faut ( ?), mais il le faut, le jeu de langage alors que c’est justement il me semble ce qui a été, « récusationnellement » permettez-moi ce néologisme, le problème ? Bien sûr, la récusation porte sur des points précis mais fondamentaux, le Nom du Père, le phallus, toutefois liés au langage. Je regrette que la question, difficile ici du transfert ne soit pas plus déroulée chez cet auteur praticien. Mais ici s’ouvrent, l’auteur le fait, de vastes et passionnantes questions ! Pour ma part, et pour discussion je noterai la distinction entre métaphore – la poésie – et la métaphore paternelle, est-ce possible chez le « parlêtre » ?… La poésie, le langage, ou lalangue, ne peuvent exclure toute l’architecture, la construction de cette aliénation-séparation propre au parlêtre, et si ce Nom du père se joue au pluriel la question phallique est-elle vraiment aujourd’hui totalement balayée par les gadgets ? Nous conduisent-ils, avec  la volonté tenace de certains propos sociétaux, vers un langage dépourvu de « notre » éros ? Quelle place l’analyste donne-t-il alors à ce langage dans ce rapport à cette jouissance d’objet, dont Lacan disait justement qu’il fallait, cette jouissance de ces « curieux objets du corps » la mettre en opposition, s’y opposer ? Il amenait demande et éthique. Il me semble aussi, second point, que cette jonction langage-corps et jouissance, que dit lalangue, est à étudier. Les toxicomanies, conduites et non symptôme si ce n’est social, me sont toujours apparues, je l’ai écrit, à positionner à coté de psychosomatique (les « somatisations limites ») et … de la kleptomanie, rapt d’objet moins térébrant mais harcelant tout de même… Quel Effet ? Quant à la perversion en effet, un  brillant collègue clermontois posait déjà dans sa thèse pour le doctorat en médecine, en 1976, que les toxicomanies étaient comme une« perversion ratée ». Car enfin cher Thierry Roth, addiction certes, mais mot devenu fourre-tout depuis son émergence Joyce….Mac Dougallienne des années 70 ! Certes le mot existe prenons-le. Mais votre livre « ramène » et amène le plus souvent inéluctablement aux toxicomanes ! Peu de choses sur les joueurs et les troubles des conduites alimentaires. Ce sont eux, les « toxicos », les caricatures en excès de l’avenir… et du présent ! Et leur excès, leur extase, leur ravissement, leur raptus artificiel est devenu le modèle d’une liberté, d’un affranchissement quasi normal comme il est écrit ! Mais, toxikon-manie, le mot n’est pas non plus adéquat depuis sa substitution par exemple à morphino-manie ! Où est le toxique ? Qui est le juge, le préteur de l’ad-diction, le « dit-à » ? Ce livre est vraiment fondamental et explicite, agréable qui plus est, pour qui enfin veut bien entendre que toxicos ou addicts ne relèvent pas de spécialistes mais des questions les plus vives des sociétés ! Il est aussi utile de rappeler que la psychanalyse est ainsi bien au fait comme toujours de questionnements ô combien pratiques, propos qui n’a rien à voir avec une contestation des avancées scientifiques, de leur épistémologie. Aucune guerre ici n’est déclarée au contraire !