Katty Langelez-Stevens / Histoire d’un regard /
Texte publié dans Lacan quotidien n° 866
Sur le nouveau film
de Mariana Otero
Le regard de Gilles Caron s’est déjà fait nôtre. À notre insu, ses images se sont glissées dans notre mémoire photothèque. Elles nous ont frappées et se sont imprimées sur l’envers de notre rétine. Celle que tous les lecteurs de Lacan connaissent immanquablement illustre le Séminaire XVII en français. Nous pourrions l’intituler le maître et l’hystérique. Nous pouvons y lire la provocation étudiante mise en scène par Daniel Cohn-Bendit défiant de son sourire moqueur un policier.
Mariana Otero, qui a notamment réalisé À ciel ouvert (1) au Courtil, avec ce nouveau documentaire dédié à Gilles Caron, Histoire d’un regard, nous offre de rencontrer l’homme derrière l’objectif. Le lieu de cette rencontre est étonnant : il est en vous ! Se faisant lectrice de milliers de photos inédites, elle s’essaie à reconstituer la démarche du photographe. Elle apporte un éclairage sur le désir qui l’anime et lui redonne un corps – disparu en avril 1970 au Cambodge, son corps n’a jamais été retrouvé.
Il ne s’agit en aucun cas d’une dépouille, mais d’un corps vivant : par notre regard de spectateur, il prend corps. Chacun de nous, par l’intermédiaire de Mariana Otero dans le rôle de passeuse, devient support du regard de Gilles Caron sur le monde. C’est une expérience surprenante, qui redonne vie au disparu, en quelque sorte, et nous vivifie. Elle nous émeut sans effets pathétiques.
Ce film nous regarde. L’œuvre de Gilles Caron poursuit ainsi sa transmission et nous interroge sur notre position d’observateur de la misère du monde, de l’immonde que nous habitons.
Est-ce que finalement la détresse des koalas d’Australie ne nous mobilise pas davantage que les enfants squelettiques du Biafra photographiés par Caron ? Comment supportons- nous chaque jour de croiser des gens dans nos rues qui nous regardent, mais que nous évitons de voir ? Certains leur donnent au mieux quelques pièces sans même leur sourire. La misère du monde ne nous toucherait-elle que lorsqu’elle s’attaque à nos semblables ou à nos objets transitionnels ? Si vous ne craignez pas de vous poser de telles questions, courez voir le magnifique film de Mariana Otero.
Si vous souhaitez appréhender la démarche de Gilles Caron, son travail de photographe de presse et la genèse de la photo mythique du Séminaire L’Envers de la psychanalyse, pressez-vous ! Le film de Mariana Otero est sorti en salles en France le 29 janvier. Il mérite d’être vu et de tenir l’affiche.
1 : Otero M., À ciel ouvert, 2013. Cf. entre autres, « Mariana Otero, “une intervenante à caméra” au Courtil », entretien par A. De Baecque, Lacan Quotidien, n° 340, 11 juillet 2013.
« La coïncidence entre l’une des dernières photos qu’il ait prises de ses deux petites filles et l’un des derniers dessins que ma mère avait faits de ma sœur et moi a été comme un signe pour moi. Ce n’était évidemment pas suffisant pour faire un film, mais cela a été déclencheur. Je me suis intéressée à la disparition de Gilles Caron, j’ai rencontré sa femme et ses filles. Et puis, très rapidement, j’ai compris qu’il n’y avait rien à espérer du côté du Cambodge, le corps y était définitivement perdu. D’où l’idée de retrouver son corps, ou du moins de lui redonner une présence, à travers ses photos. «
Mariana Otero, Le Monde, 29 janvier 2020.
Synopsis. Gilles Caron, alors qu’il est au sommet d’une carrière de photojournaliste fulgurante, disparaît brutalement au Cambodge en 1970. Il a tout juste 30 ans. En l’espace de six ans, il a été l’un des témoins majeurs de son époque, couvrant pour les plus grands
magazines la guerre des Six Jours, mai 68, le conflit nord-irlandais ou encore la guerre du Vietnam.
Lorsque la réalisatrice Mariana Otero découvre le travail de Gilles Caron, une photographie attire son attention qui fait écho avec sa propre histoire, la disparition d’un être cher qui ne laisse derrière lui que des images à déchiffrer. Elle se plonge alors dans les 100 000 clichés du photoreporter pour lui redonner une présence et raconter l’histoire de son regard si singulier.