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Violences conjugales, conséquences pour les enfants / Hélène Bonnaud /

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Texte publié dans Lacan quotidien n° 862

Le Grenelle des violences conjugales a permis de mettre en lumière une conséquence déterminante concernant les enfants ayant été aux prises avec un père violent. En effet, si les femmes sont les premières victimes des violences conjugales, les enfants les subissent aussi, que ce soit sous la forme de violences physiques ou psychologiques. Ils souffrent d’être confrontés à la violence paternelle qu’elle se passe devant eux ou qu’ils se réfugient dans leur chambre pour ne pas voir ni entendre ce qui se passe dans une sorte de protection défensive, mais aussi quand elle se produit alors qu’ils dorment ou qu’ils sont absents, à l’école par exemple. Un enfant, selon son âge entre autres, subit de différentes façons cette violence du père. L’enfant aux prises avec la violence Quand il est tout petit, l’enfant subit la violence conjugale sans rien comprendre à ce qui se passe, et l’éprouve dans son corps. Les insultes et la violence physique envers la mère résonnent chez lui et provoquent des réactions diverses qui mettent toujours son corps en jeu : somatisation, problèmes de sommeil  ! l’état de vigilance ne cédant pas !, anorexie, diarrhées intermittentes, retard dans les acquisitions, pour ne citer que quelques-uns des symptômes les plus repérables. Quand il est en âge de comprendre, l’enfant n’est pas toujours capable de décrypter en termes de violence ce qui se passe entre son père et sa mère. Il peut le vivre de multiples façons, s’identifier tour à tour à la mère ou au père. Il ne lui apparaît pas toujours clairement que le comportement du père relève d’une violence anormale, car les mères veulent souvent soutenir « l’image du père », soucieuses de ne pas assombrir l’amour pour le père, pensant qu’ainsi elles protègent leurs enfants. Parfois, l’enfant éprouve alors un sentiment d’étrangeté face à la contradiction entre ce qui lui est dit et ce qu’il ressent comme l’imminence d’un danger dans la vie familiale. Se voulant rassurantes, ces mères assument et prennent sur elles la violence conjugale, mais, d’une certaine façon, la banalisent. De ce fait, certains enfants peuvent réagir en opposition à la mère et s’attacher à plaire au père pour ne pas subir sa violence. Ils peuvent aller jusqu’à s’identifier à celui qui bat et à fantasmer que, si la mère est battue, c’est parce qu’elle le mérite et que c’est le signe que le père l’aime. Le fantasme décrit par Freud Un enfant est battu (1) met au centre de sa construction l’amour. Être aimé du père peut tout à fait équivaloir à se faire battre par lui ; l’enfant est alors dans une position de passivité et subit, dans son fantasme, la punition attendue. Le fantasme inconscient, il est vrai, brouille les pistes. Il ne donne pas raison aux pères violents pour autant, mais complexifie la relation de l’enfant envers ses deux parents, le bon et le méchant pouvant se positionner tour à tour dans son fantasme. Qu’il y ait une jouissance à se faire battre, bien des parents l’ont repéré avec une certaine angoisse chez leur enfant quand ce dernier les provoque jusqu’à les obliger à mettre en œuvre les menaces et les punitions énoncées dans un crescendo de cris. Ainsi, parfois, la position de l’enfant alimente ce fantasme qui s’active dans la répétition des relations parents-enfants et s’avère particulièrement toxique quand l’un des parents passe à l’acte en le frappant. La violence venant d’un père aimé n’est donc pas toujours éprouvée comme négative. Elle peut s’allier à un sentiment de préférence du père pour l’enfant qu’il bat et, par voie de conséquence, pour la mère ravalée à un objet qu’on bat. Aussi, quand la mère est battue devant l’enfant et qu’elle n’en dit rien, celui-ci peut éprouver une confusion des sentiments telle qu’il ne peut supporter la scène et préfère s’isoler pour ne rien voir, ne rien savoir et surtout ne rien penser. Cette forme d’insupportable met l’enfant en danger de sidération et donne lieu à des symptômes de surdité quant au savoir. Comme on l’entend, l’angoisse peut se manifester, elle aussi, par différents symptômes qui peuvent être apparemment sans rapport avec la violence, et pourtant… Le père idéalisé, soutien de l’Œdipe Quel est cet impératif qui, jusqu’à aujourd’hui, a produit cette idée, ancrée dans l’imaginaire collectif, qui dit qu’un enfant a besoin d’un père et d’une mère pour se construire ? Si cette notion relève d’une croyance inébranlable en l’Œdipe, elle a conduit à de nombreux contresens aussi bien chez les psys que dans les décisions de magistrat statuant sur la garde des enfants : en effet, il est fréquent de voir, malgré la violence paternelle, que le père reste un idéal et bénéficie d’une bienveillance surprenante en matière de garde d’enfant. L’idée que le père est nécessaire pour se construire a produit ce symptôme de notre civilisation du « bien pour l’enfant », toujours à l’origine d’une méconnaissance des effets de la violence indirecte sur lui. Peut-on soutenir qu’il s’agit de séparer ainsi le lien pathogène entre un homme et une femme du lien filial, comme si ce dernier ne pouvait être touché ? Cet aveuglement rend compte du ne rien vouloir savoir de la violence psychique faite aux enfants pris en otage dans les conflits de leurs parents. La protection du « statut du père » corrobore l’idée d’une préférence donnée à la reconnaissance paternelle comme condition sine qua non de l’inscription du symbolique pour l’enfant. Elle a fait des dégâts et conduit à bien des impasses dans les relations familiales post-divorce. En effet, l’enfant peut servir de relais à la violence du père ou devenir son partenaire complice contre la mère toujours désignée comme celle qui a détruit l’unité du couple et de la famille. Les mères sont alors considérées comme coupables d’avoir franchi le pas de la séparation. J’ai un souvenir révoltant d’une telle situation qui s’est terminée par le suicide de la mère. Ses deux enfants étaient devenus l’objet du père qui les manipulait et provoquait chez eux des comportements de colère et de violence contre elle qu’elle ne comprenait pas. Ils étaient l’objet du père, arme de destruction dirigée contre la mère. Isolée, elle s’est donné la mort pour échapper à une justice qui, à l’époque, n’était pas avertie des figures à double tranchant de certains hommes qui savent parfaitement se présenter comme des pères exemplaires et des maris incompris.   Les mères jouisseuses d’enfant D’où vient donc cette idée que les enfants ont besoin d’avoir un père, même quand ce dernier est nocif ? Sans doute de l’idée qu’une femme devenue mère peut avoir obtenu d’un homme l’objet cause de son désir… et le vouloir pour elle toute seule ! Certes, dans la littérature psychanalytique, les mères sont souvent décrites comme des mères puissantes, toujours susceptibles de jouir de leur enfant, de les aimer d’une manière illimitée et vorace (2). L’intervention du père comme divisant la mère sert traditionnellement de principe de séparation du couple mère-enfant. En limitant cette fusion, le père protège ce dernier de sa mère toujours susceptible de l’écraser de son amour. Si théoriquement, cette construction n’est pas fausse, encore faut-il la resituer dans le fil d’une relation triangulaire où le père, comme l’indique Lacan, « n’a droit au respect, sinon à l’amour, que si le dit amour, le dit respect, est […] père-versement orienté, c’est-à-dire fait d’une femme, objet a qui cause son désir » (3). Or il s’agit justement, dans les relations de couple où la violence domine, de repérer que la mère n’est pas en position d’objet a, cause du désir de son partenaire, mais plutôt d’objet a qui doit être annulé, détruit, humilié, rabaissé et réduit à rien, les enfants n’étant le plus souvent que les témoins impuissants de cette emprise. Dans un tel contexte, il semble aujourd’hui admis qu’une telle situation mobilise chez eux des réactions de peur, d’effroi ou d’angoisse, mais aussi de rejet, de déni ou de haine envers la mère ou le père. La pulsion de mort, dans sa présence suspecte, agit dans sa dimension de tension, de déni, de rejet et de répétition de la haine. La fonction du père n’est pas le père Certes, il ne s’agit nullement de dénier la valeur symbolique des liens entre un père et ses enfants dès lors que s’y nouent des liens d’amour et de désir entre les parents, mais d’indiquer que la fonction du père n’est pas de le faire exister à tout prix. La violence a des conséquences. Elle aggrave le sentiment de peur et d’insécurité des enfants et les met en situation de menace s’ils parlent ou se manifestent contre le père. À l’évidence, un mari violent ne peut être un « bon père » au sens où c’est lui qui détruit, et il est indispensable que les enfants ne soient pas confrontés à partager sa vie, tant qu’il reste aux prises avec sa violence et ne s’engage pas dans la reconnaissance de sa pathologie – qu’elle soit induite par l’abus d’alcool ou des prises de drogue n’en fait pas une circonstance atténuante. Aussi, nous ne pouvons qu’applaudir aux deux mesures que ce Grenelle des violences faites aux femmes a proposées en ce qui concerne l’autorité parentale donnée au père :
  • Possibilité pour le juge pénal de suspendre ou d’aménager l’exercice de l’autorité parentale ;
  • Suspension de plein droit de l’autorité parentale en cas de féminicide dès la phase d’enquête ou d’instruction (4).
Ces deux mesures semblent en effet s’imposer et donner enfin l’idée que tout père ne peut répondre d’un engagement envers son enfant. Lisons ce que nous dit Lacan sur le réel du père : « Ce n’est pas du tout ce qu’on croit, un papa. Ce n’est pas du tout forcément celui qui, à une femme, a fait cet enfant-là. […] le papa, ce n’est pas du tout forcément celui qui est – c’est le cas de le dire – le père au sens réel, au sens de l’animalité. Le père, c’est une fonction qui se réfère au réel, et ce n’est pas forcément le vrai du réel. Ça n’empêche pas que le réel du père, c’est absolument fondamental dans l’analyse. Le mode d’existence du père tient au réel. C’est le seul cas où le réel est plus fort que le vrai. Disons que le réel lui aussi peut être mythique. Il n’empêche que, pour la structure, c’est aussi important que tout dire vrai. Dans cette direction est le réel. » (5) Le père réel n’est pas forcément le vrai père. Ce qui fait le père, c’est une fonction qui se réfère au réel, et ne dit pas forcément le vrai sur le réel. Cette différence mérite qu’on s’attache à réfléchir à ce qui fait du père, un mythe. Conclusion sans happy end Un récent reportage (6) sur France 2 témoigne de cette spirale de la violence familiale. Il montre son impact sur les enfants qui portent en eux la douleur et la culpabilité de n’avoir pas toujours pu comprendre ce qui se passait et de n’avoir pu agir. Cette culpabilité empêche bien souvent ces sujets de se projeter dans l’avenir et de vivre sans le poids de leur histoire qu’ils éprouvent souvent comme honteuse ou insupportable. À un moment donné du reportage, il est fait mention des neurosciences qui démontreraient l’impact traumatique des violences sur le cerveau et la sphère psycho- affective de ces enfants, comme si on découvrait ces faits. Là encore, je ne peux m’empêcher de penser qu’à l’heure de l’oubli de l’histoire, de l’oubli de l’impact de la parole sur les sujets parlants, de l’oubli de la psychanalyse comme invention qui a mis au centre de sa recherche le traumatisme et ses conséquences, il y a une forme de ne rien vouloir savoir des médias qui donnent souvent raison au dernier qui a parlé. Ce que les neuroscientifiques découvrent sur l’impact des traumatismes dans le fonctionnement cognitif et psychique, a maintes fois été décrit par la psychanalyse. Certes, la question de la preuve peut faire débat. Mais que signifie la preuve quand un enfant réagit à la folie parentale par des comportements de défense contre la peur et l’angoisse ? La psychanalyse prend en charge la douleur du sujet plutôt que de chercher la preuve dans son cerveau. Dans le reportage, Kinny, un jeune homme qui a vécu ce qu’il nomme « le pire » ! la mort de sa mère suite aux violences du père !, interrogé sur la violence paternelle, répond à la question du journaliste « Est-ce que tu fais un travail sur toi ? » en disant « Oui, mais tout seul ». Cette parole est très forte. Il dit qu’en effet il a « fait du psy, mais y’a quelque chose qui ne va pas » et il indique bien que son expérience, il ne peut pas la dire, ni la partager. Il formule très clairement que son être-tout-seul ne le quittera pas, le psy n’étant qu’un autre qui ne peut s’intéresser à lui. On entrevoit sa position d’enfant persécuté. Il ne croit pas à l’Autre de la parole, à l’Autre de la bonne foi ou de la bonne intention. Il me semble qu’en effet, il ne s’agit pas pour lui de faire un travail sur lui, expression totalement désaccordée de sa souffrance, mais de rencontrer quelqu’un qui sache l’entendre là où il ne peut pas dire ce réel du père auquel il a été confronté.  
  • : Freud , « Un enfant est battu » (1919), Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, p. 219-243.
  • : Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse (1969-1970), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 1991, p. 129.
  • : Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 21 janvier 1975, établie par J.-A. Miller, Ornicar ?, n° 3, mai 1975, p. 107.
  • : « Un Grenelle et des mesures fortes pour lutter contre les violences conjugales », 3 septembre 2019, disponible ici.
  • : Lacan , « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines. Columbia University, 1er décembre 1975 », Scilicet, n° 6-7, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 1976, p. 45.
  • : Levasseur , Enfants de femmes battues, les oubliés, diffusé sur france TV le 26 novembre 2019, disponible jusqu’au 27 décembre 2019, ici.