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Roubaix, une lumière / Pierre AREL/

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A l’heure où il est de bon ton d’afficher la détestation que l’on a de la police, le succès des policiers, ou plutôt des polars ne cesse de grandir. Des romans aux films et encore mieux aux séries TV, il nous est offert chaque jour des actions plus trépidantes, des transgressions plus extrêmes que les précédentes, et des actions policières à chaque fois plus réactives et plus  efficaces. Un bon polar, nous dit la pub, est addictif. Il nous fait frissonner de plaisir, sans que nous sachions très bien si le thrill nous est procuré par les actions de ceux qui transgressent les lois, ou par la réussite finale, comme c’est souvent le cas, de ceux qui sont chargés de les faire respecter, les policiers. Au fond, un bon polar nous fait jouir d’une violence que nous ne nous autorisons pas. Et ladite jouissance est très peu propice à ce que nous interrogions ce rapport que nous avons à la violence.   C’est pourquoi nous pouvons être reconnaissants à Arnaud Desplechin d’avoir réalisé avec Roubaix, une lumière, un polar qui n’est en rien un thriller, ce qui lui permet de venir interroger au plus près la méchanceté qui accompagne trop souvent la relation que nous avons à notre prochain. Ce film, qui nous avertit que les rapports des faits relatés avec des faits ayant réellement existé ne sont pas fortuits, est une transposition cinématographique d’un documentaire réalisé par Mosco Boucault, intitulé Roubaix commissariat central. Ce documentaire a été réalisé au cours d’un travail d’immersion de six mois dans le commissariat central de Roubaix, durant lequel le vidéaste a filmé les affaires sur lesquels les policiers enquêtaient au quotidien : agression, tentative d’escroquerie, viol, fugue, ainsi qu’un  homicide qui occupe la plus grande partie du documentaire comme du film.   Avant de nous précipiter dans la narration du film, nous pouvons déjà nous interroger sur cette démarche qui consiste à rejouer devant une caméra ce que les personnes ont vécu un peu plus tôt devant la caméra du vidéaste. J’y reviendrai.   Le film, donc, se passe dans une grande ville, la plus pauvre de France, Roubaix, et surtout dans son commissariat dont les activités sont celles de bien d’autres commissariats. Nous y voyons les policiers qui interviennent, s’interposent, interpellent, interrogent, des policiers  qui assument la fonction de venir se placer entre les protagonistes des violences que des hommes s’infligent les uns aux autres. Mais si le polar–thriller insiste beaucoup sur ces violences, ces dangers, ces angoisses, dans ce film ce n’est pas ce qui prime. Nul doute que la violence est là présente, juste ce qui est nécessaire pour faire valoir ce qui est l’outil de travail principal des policiers, la parole. Même si beaucoup en doutent, non seulement les policiers parlent, mais l’exercice de leurs paroles est terriblement contraint par le contexte dans lequel elles doivent s’exercer, et la surveillance multifocale dont elles sont l’objet. Cet exercice de la parole, avec ses contraintes, est incarné dans le film par chacun des policiers, et plus particulièrement le commissaire Daoud dont nous apprenons assez vite qu’il parle peu, mais que l’usage qui fait de la parole dans l’exercice de ses fonctions intrigue autant qu’il force au respect.   Nous découvrons au décours du film les divers registres de parole auxquels les policiers sont astreints dans leurs investigations, en suivant une série d’affaires : une agression entre   voisins, une tentative d’escroquerie à l’assurance, un incendie criminel, la fugue d’une adolescente, une série de viols, et enfin l’homicide d’une vieille dame. Ainsi, lors d’une agression le verbe est haut et les noms d’oiseaux volent bas, ce qui nécessite une parole policière qui soit ferme sans se mettre sur ce même registre imaginaire, alors que dans l’investigation d’un viol un tact particulier est requis avec la victime dont le témoignage est essentiel. Et surtout, plus que dans n’importe quelle autre fonction, les policiers sont confrontés à des paroles mensongères, ce qui les oblige à une discipline tout à fait  particulière qui consiste à la fois à recueillir sans préjugé tout ce qui leur est dit, et à pouvoir mettre en doute n’importe quel élément d’une déposition, qu’elle soit celle d’une victime, d’un témoin ou encore d’un suspect.   En ouverture de ce festival de mensonges, une victime qui vient porter plainte pour agression se révèle, au décours d’une incohérence dans son témoignage avoir monté ce stratagème pour escroquer son assurance automobile.   D’autres affaires plus complexes nous montrent comment chaque interlocuteur peut glisser de la case victime, témoin ou suspect vers une autre à tout moment. Et comment chaque policier peut être la dupe de ces mensonges, ce qui est le cas du jeune policier dans le film, ou au contraire mettre en doute quelque parole que ce soit, ou encore surréagir devant la répétition d’un mensonge par trop évident. Ce sont ces errements face au mensonge qui mettent en relief la pratique très particulière de la parole qu’a le commissaire Daoud, calme, respectueuse, et pourtant d’une autorité inhabituelle.   Sans reprendre les différentes affaires, dont celle de la fugue de la jeune adolescente, venons-en rapidement à l’homicide de la vieille dame. L’enquête progresse très vite, il ne s’agit nullement ici d’une enquête où il s’agirait de démonter un à un les stratagèmes d’un scénario sophistiqué destiné à tromper les investigateurs. S’il y a quête de la vérité par le commissaire, celle-ci ne s’arrête pas à l’établissement des faits, mais vise un au-delà.   L’enquêteur n’avait pas oublié que deux voisines, principaux témoins de l’homicide, avaient menti lors de leur déposition concernant un incendie survenu dans ce même voisinage. Fort de ce constat, il ne lui est donc pas difficile d’obtenir des aveux de l’une et de l’autre de ces deux femmes, qui vivent en couple. Mais au-delà de ces aveux, la vérité va rester en souffrance, puisqu’elles vont continuer à mentir pour des raisons bien différentes.   L’une va mentir pour amoindrir sa participation à ce crime sordide, alors que l’autre va tout faire pour charger celle qui est son amante, et tenter de se dégager complétement des accusations qui se portent aussi sur elle. D’où cette traque de la vérité par le commissaire jusqu’à la reconstitution qui établit que celle qui se disculpait était à l’initiative du meurtre. Par son ascendant affectif, elle a poussée sa compagne à accomplir l’acte irréparable, auquel elle a dû finalement participer aussi. C’est ce que le commissaire dit à l’une puis à l’autre une fois l’enquête menée à son terme. A Claude il dit que par sa beauté et sa volonté, elle a eu ses parents puis les garçons du collège à ses genoux, avant que la vie ne lui résiste et qu’elle restreigne son ascendant sur une personne vulnérable comme Marie. A Marie il dit que jamais personne n’a fait attention à elle, qu’elle est toujours restée dans son coin, et que lorsqu’une fille comme Claude lui a offert son affection, elle a été prête à tout pour la conserver.   C’est à ce moment que nous arrivons au-delà de la vérité, vers cette jouissance du prochain d’où nos relations entre humains atteignent le meilleur de l’amour comme le pire de la  méchanceté. L’intrigue que constitue le commissaire Daoud, cet homme taiseux, insomniaque, tourne autour de cette quête d’un au-delà d’une vérité factuelle qui nous laisse prisonnier d’une réalité désolante. Si le film n’évite pas le contexte sociologique qui fait le terreau de ces violences devant lesquelles les policiers sont en première ligne, misère économique, culturelle, xénophobie, il nous sort de la platitude de toute réalité factuelle pour nous mener vers la misère affective qui reste le terrain privilégié de toutes les formes d’exploitation de l’homme par l’homme, de jouissance du prochain.   Comme le dit Arnault Desplechin, « le personnage de Daoud, je l’ai écrit avec des trous plutôt que des réponses. Le privilège du cinéma c’est de poser des questions : le cinéma est un art de l’ellipse. » D’où l’intérêt de ce film, qui est la transposition d’un documentaire semble-t-il d’une très grande qualité (il n’est malheureusement plus accessible au public), mais qui risque en tant que documentaire de s’imposer comme une réalité intangible, de nous offrir une écriture à trous qui vienne questionner non seulement la jouissance que nous éprouvons avec les polars, mais aussi à la vision des infos télévisés et des réseaux qui passent en boucle les scènes de violences filmées par des milliers d’objectifs scrutateurs, sous le regard desquels la police opère, au risque d’en perdre l’usage de la parole.   Pierre AREL