GIRL – Film belge de Lukas Dhonte / Martine Lerude /
No tags
1.4k
GIRL
Il y a quelques années, alors que des manifestations agitaient la France contre la loi autorisant le mariage homosexuel, un collègue belge me faisait remarquer : « vous êtes drôles vous les français, vous en faites des histoires, chez nous tout cela est passé facilement ! ». Nombre de changements dits sociétaux semblent avoir été acceptés en Belgique sans faire « d’histoire » justement : législation sur l’euthanasie, PMA pour femmes homosexuelles, pour célibataires, et avec le film de Lukas Dhonte, on découvre que le changement de genre et la transformation sexuelle d’un adolescent Viktor/Lara semble se passer, là aussi, presque « sans histoire », du moins dans un consensus d’acceptation générale. Sa famille, son père, les médecins qui le suivent, le professeur de danse qui lui fait rattraper son retard, tous semblent valider le changement de genre et la transformation corporelle. Seuls bémols, le petit frère qui l’appelle « Viktor » dans un moment de colère et les compagnes danseuses qui veulent voir l’objet tant envié qu’elles n’ont pas
Ce film nous vient de Belgique, de Flandre, les personnages parlent français et néerlandais. Deux langues donc, deux sexes aussi. Viktor, désormais nommé Lara, se présente avec un corps ambigu d’adolescente : pas de seins, une musculature juvénile de garçon, un pénis qui le persécute et qu’il tente de faire disparaître par un système d’élastoplaste compressif. Un corps long en jambes, mince, qui se prête à la danse classique, qui se prête au trouble sur le genre et qui accroche le regard du spectateur comme peut le faire la statue de l’Hermaphrodite endormi. Pourtant, contrairement à la statue (qu’on peut voir au Louvre, aux Offices et à la Villa Borghese) Viktor, lui, ne joue pas de l’ambiguïté de l’androgyne : « être une fille » est son obsession, sa conviction : son pénis est l’objet en trop qui le parasite. Être une fille/Girl concentre toute sa tension libidinale et sa volonté.
L’histoire commence quand Viktor, devenu Lara, intègre une école de danse en tant que fille, et qu’il vient d’emménager dans un nouvel appartement avec son père et son petit frère. Le genre féminin est dès lors socialement validé, la décision de transformation médio-chirurgicale a été prise et il n’y a pas – ou plus – de questionnement à ce sujet. On apprend que le père a organisé ce changement de domicile pour lui permettre d’arriver dans un lieu où personne ne les connaît qui est aussi la ville de l’école de danse où il vient d’être admis. Nouvel environnement, nouvelle identité : fille et danseuse. L’apprentissage de la danse classique met son corps à rude épreuve, ses pieds en particulier (car Lara n’a jamais fait les pointes auparavant) et les scènes de meurtrissures des pieds (comment ne pas penser à la Petite Sirène du conte d’Andersen ?) et de souffrance au travail du corps alternent avec celles de la prise en charge médicale et psychologique de la métamorphose du corps. Les professeurs de l’École de danse entraînent son corps avec la rigueur et la violence qu’exige l’accès à un haut niveau artistique tandis que le psychologue, le médecin endocrinologue, le chirurgien l’accompagnent de leur techno science pour réaliser la transformation corporelle. On apprend ainsi comment le pénis sera invaginé chirurgicalement pour fabriquer un vagin, comment le traitement hormonal féminisant va agir selon un protocole qui dure deux ans. Et cette durée est insupportable pour Lara qui scrute son corps dans le miroir : les seins ne poussent pas, le pénis est trop saillant, la masse musculaire reste celle d’un garçon, et son image semble résister aux transformations prévues. Lara souffre, dans son corps (elle maigrit trop, fait des malaises à répétition, ses pieds sont des plaies sanglantes), dans ses rapports avec les autres filles danseuses, dans son image (scènes répétitives devant le miroir). Alors qu’elle est accompagnée entourée soutenue par son père, sa solitude est radicale et sa souffrance terrassante (elle s’écroule au sens propre et tombe lors de répétitions). La lenteur de la transformation du corps (d’autant que le pénis est toujours présent) nous est proposée comme la cause de cette souffrance. Mais si nous sommes touchés par le personnage de Lara c’est peut être parce que son désespoir est celui de l’adolescence et que le changement de sexe d’identité consciemment voulu et revendiqué, ne procure pas pour autant le soulagement attendu de l’angoisse, de l’altérité propre au sujet de l’inconscient : Viktor peut changer de prénom, de représentation, de genre, de corps, s’identifier au Un totalisant du signifiant Girl et éprouver malgré tout la souffrance de la division subjective qui n’est pas réductible à une question d’identité sexuelle mais la question brute que rencontre tout sujet à l’adolescence. Qui suis-je ? Qu’est-ce que je vaux ? Est-ce que je compte et pour qui ? Questions qui n’ont pas de résolution par un Un totalisant qui serait supposé dire la vérité du sujet. Car si Viktor devient Lara, il n’en reste pas moins un sujet divisé par le signifiant, y compris par celui qu’il voudrait le plus monolithique, porteur d’un seul sens : « Girl ». Les entretiens avec le psychologue sont, malgré leur mode injonctif, intéressants : non seulement il adhère à la conviction de Lara (« tu es une fille, je vois une fille devant moi ») mais il l’engage à s’intéresser aux garçons, à éprouver des sensations avec l’autre sexe. En lui prescrivant d’être une fille pour un garçon, il rappelle combien la position sexuée n’existe que dans le rapport au désir de l’Autre. Et même si Lara obéit à cette prescription en tentant de séduire un voisin croisé dans l’ascenseur, elle ne peut que s’enfuir dès que le rapprochement devient trop intime, démontrant ainsi qu’un comportement dicté, aussi pertinent soit il, n’est pas pour autant porté par le désir. Elle ne peut pas davantage être une fille avec les filles : le rapport à ses compagnes danseuses est celui de l’évitement et de l’envie de leurs corps féminins, de leurs seins. Et si elles l’acceptent comme danseuse parmi elles, elles veulent (avec une certaine curiosité cruelle) aussi partager la douche, la nudité, et voir son pénis. Ce pénis, pourtant promis à la castration chirurgicale, est pour Lara l’objet obsédant de honte, de persécution.
La féminisation de Viktor/Lara n’est pas seulement une question de sexe anatomique, de nomination, d’apparence et de vêtement mais elle est aussi inscrite dans la configuration œdipienne, dans le lien avec son père et son petit frère. Petit frère, dont Lara prend soin tendrement, comme une grande sœur maternelle, voire mieux qu’une mère. La mère d’ailleurs est absente et jamais il n’est question d’elle si bien que tout au long du film je me demandais : mais où est la mère ? (C’était peut-être plus simple sans mère ?[1]). La position féminine de Lara semble aussi tenir sur l’absence de mère voire sur le secret de cette absence (est-elle morte ou s’est-elle enfuie ailleurs ?) et par conséquence sur son lien à son père. Père, dont le réalisateur montre à la fois l’embarras avec les femmes et sa présence attentive affectueuse avec ses enfants. Il accompagne Lara aux consultations médicales, à l’école de danse, la soutient, sans jamais ni s’opposer ni se défausser. Il est là dans une sorte de confiance (qui n’est pas de résignation) face à ce qu’on pourrait appeler la conviction de Lara. Il consent à sa volonté sans se détourner et bien que dérouté par son état de souffrance, il répond « présent ! ».
En articulant le processus médical de changement de sexe au travail de la danse, le film reprend la question : Qu’est-ce qu’un corps ? Un corps de fille ? Un corps de danseuse ? Est-ce un objet à façonner à maitriser comme une sculpture ? Un objet créé par la seule volonté du sujet ? Un corps masochiste ? À son insu, je crois, le film pose l’énigme du corps, l’énigme concernant ce qui le fait tenir debout désirant, vivant. Il suggère, c’est une lecture, que le corps ne relève pas seulement de la volonté aussi forte soit elle et de la bienveillance de l’entourage mais de ce que nous pouvons appeler libido. Si cette « énergie du désir » comme la nommait Lacan, est retournée exclusivement sur le corps même, pris comme objet du propre désir du sujet : c’est la voie masochiste de la dépression. C’est aussi un moment logique de l’adolescence.
L’amputation du pénis que Lara réalise elle même, à la fin, serait-elle, comme le prétend le film, une simple anticipation du processus de transformation, la réponse heureuse à sa souffrance ? parce qu’elle mettrait en accord psychisme et anatomie ? Ou s’agit-il d’un passage à l’acte ? Autrement dit de la seule réponse possible du sujet à la positivation exigée, à leur insu, par l’ensemble des interlocuteurs ? Car tous, son père, ses professeurs de danse, le psychologue, les médecins par leur soutien, par leur approbation sans réserve, ne cessent de la renvoyer à faire la preuve de la vérité de son identité sexuée, provoquant alors du même mouvement l’exacerbation de son attente anxieuse et peut être le passage à l’acte final.
Grâce au travail remarquable de sensibilité, de retenue juste de l’acteur Viktor Polster, ce film nous permet de suivre Lara en laissant tomber nos préjugés, en admirant sa force vitale, en se disant que si les références changent, le symbolique est toujours aussi fort et puis devant le dénouement par le passage à l’acte, penser qu’il s’agit peut-être d’une conviction délirante et d’un acte psychotique. Vieux débat, laissant ouverte la question de savoir s’il s’agit, pour le sujet, de la réponse dans le réel d’un moment psychotique ou de la réponse réelle à l’effet de sens « Girl » qui lui permettra une autre symbolisation et un destin nouveau.
Martine Lerude
[1] Ce que le réalisateur confirme dans une interview