Lidia Ferrari / Sourd à force d’entendre trop

Texte traduit de l’espagnol, publié sur le site En el margen. Illustration: Lucio Fontana, Spatial Concept, Attese 1965.
Écouter, c’est obéir, dit Quignard. Cela vient du latin obaudire qui dérive sous la forme obéir, en espagnol. Ce qui inclut l’audition, en latin audientia. C’est ainsi que Quignard crée le néologisme obaudientia, un public qui obéit.
Comme dans la vie intra-utérine, l’enfant a entendu les sons dans le ventre de sa mère et bien avant d’être un transmetteur, il « obéit » à la sonate maternelle « … préexistante, soprano, assourdie, chaleureuse, enveloppante »[1]. Les sons du monde parviennent au fœtus, étouffés par les murs maternels sous forme de vibrations acoustiques de paroles, « … surtout celles des voix graves et masculines »[2] dit Françoise Dolto. Si c’était comme le dit Dolto, ce ne serait pas la voix de soprano qui parviendrait le mieux à atteindre l’habitant du ventre maternel.
Chez Quignard comme chez Dolto, les sons touchent le corps par des vibrations et sont importants dans cet être qui n’est pas encore né. Les sons rejoignent les rythmes pendulaires du corps immergé dans une navigation aquatique qui, comme la mer, ne s’arrête jamais.
Le sonore sera la patrie, dira Quignard, car l’oreille n’a pas de paupière. Nous ne pouvons donc pas échapper aux sons, aux bruits, à tout ce qui parvient à l’oreille, sans une membrane pour la protéger. L’exacerbation contemporaine des sons et des bruits dans l’environnement, où il n’existe aucune possibilité réelle d’atteindre un quelconque silence, ne semble pas trouver de rebelles qui puissent y échapper. Comme si, en raison de la nature obéissante de l’écoute, elles ne pouvaient être ni refusées ni repoussées.
N’y a-t-il aucune possibilité de s’échapper de cet espace occupé par des sons et des bruits de toutes sortes ? C’est juste que nous sommes déjà faits pour ces bruits. Nous utilisons des écouteurs puissants pour que le son soit plus puissant et atteigne plus directement nos auditeurs soumis. On échappe aux bruits stridents de la ville en appliquant des sons plus puissants et directs. C’est nous qui choisissons, bien sûr. Le choix du bruit se voit dans les villes, dans ces voitures dotées de haut-parleurs d’une puissance « inouïe » qui laissent derrière elles une traînée de sourds. Sourd en raison de l’ampleur du volume. Sourd à force d’entendre trop.
Il semble qu’il n’y ait pas de place pour le silence. Pas nécessairement dans les endroits où nous habitons. Non, simplement l’envie de faire semblant de silence. Pourquoi ne pas utiliser une sorte de prothèse pour nous isoler du bruit, pour entendre le silence qui porte les vibrations de notre corps ? Nous avons été cooptés et nous ne pouvons pas supporter le silence. Il y a tellement d’obéissance dans notre corps que nous l’immobilisons pour unir les sons aux images qui ne cessent d’envahir notre territoire psychique. Et il n’y a pas de mur maternel pour amortir la violence des messages sonores et visuels que les appareils nous envoient comme des mitrailleuses implacables.
Nous choisissons non seulement l’obéissance, l’obéissance sonore, mais aussi l’obéissance visuelle. Ce qui, de plus, nous maintient immobiles. Au moins, quand on écoute, on peut bouger notre corps. Mais le silence, qui peut n’être qu’un désir de silence, nous l’avons perdu.
PS J’ose contraster avec le brillant Quignard quand il dit qu’il n’y a pas de paupière de l’oreille. Je peux me concentrer sur la lecture et l’écriture dans un environnement très bruyant, avec des gens qui parlent autour, avec de la musique forte, dans des environnements à forte pollution sonore. Quand j’ai réalisé cela, et que j’ai comparé cela aux gens qui ne pouvaient pas se concentrer sur leurs affaires sauf dans un environnement calme, j’ai réalisé que je pouvais fermer mes oreilles aux sons que je ne voulais pas entendre.
Ne serait-ce pas comme construire une paupière psychique, une membrane qui me sépare de ce que je suis obligé d’entendre ? C’est peut-être là que réside une partie de ma désobéissance. Je pense aussi que cela a à voir avec le fait d’être une femme.
Certaines écrivaines célèbres ont écrit dans des situations domestiques bruyantes et désordonnées, avec des enfants qui couraient partout. C’était une façon de construire son propre espace quand il n’y en avait pas. Au contraire, comme le dit la famille de Freud, il fallait se taire et ne pas déranger le « golden boy »[3] de quelque façon que ce soit lorsqu’il étudiait. Des privilèges liés au genre, pourriez-vous penser. Mais la possibilité de s’isoler sans arrêter le cycle de vie d’une maison, de pouvoir faire ses propres affaires peut aussi être un privilège.
[1] Quignard, Pascal. La haine de la musique. Buenos Aires, Le Bol d’Argent. 2012. P. 68.
[2] Dolto, Françoise. L’image inconsciente du corps. Buenos Aires, Paidos, 1986. P. 76.
[3] C’est ainsi qu’on appelait Sigmund dans la famille de Freud. C’est ce que raconte son neveu Edward Bernays dans son autobiographie à propos du favoritisme qu’il recevait de sa propre mère, fille de la mère de Freud : « Sa propre mère avait favorisé son “fils d’or” Sigi par rapport à cinq autres enfants ». Bernays, Edward L.. Biographie d’une idée : les principes fondateurs des relations publiques (édition anglaise). Médias de la route ouverte. Édition Kindle.