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Marc Estenne / La numérisation du monde peut-elle changer notre rapport au langage et à la parole ?

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Déclinaison contemporaine des malfaçons du langage

Texte paru le 29 novembre 2023 et à retrouver sur le site AFB Association Freudienne de Belgique. Illustration de la rédaction.    

Je vais brièvement vous faire part d’une interrogation qui me travaille depuis un certain temps tout en étant conscient qu’elle ne peut trouver de réponse. Mais vous la soumettre et entendre ce qu’elle sollicite chez vous ne pourra que nourrir ma réflexion.

Nous assistons aujourd’hui à une numérisation accélérée du monde dont certains prédisent qu’elle pourrait constituer une rupture anthropologique[1], mener à l’avènement d’une nouvelle civilisation[2], voire à une crise de l’humanisation[3]. Il ne fait pas de doute à mes yeux que ce qu’on appelle la communication numérique est le bras armé de cette haine du langage, de cette défiance généralisée à l’égard de l’Autre dont H. L’Heuillet parlait déjà en 2017 dans son livre Tu haïras ton prochain comme toi-même [4]. Dans un texte publié en 2012[5], C. Melman évoquait sous forme de question la possibilité D’une langue sans signifiant-maître ? On peut se demander si cette langue ne serait pas précisément celle du numérique c’est-à-dire une langue positivée dans laquelle rien ne manque, rien n’a chuté, tout est explicite et univoque — Melman prenait pour exemple d’une telle langue le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein. Une langue dans laquelle il n’y a rien à comprendre ni à interpréter, mais qui est destinée à nous faire obéir à la commande — exactement comme cela se passe à notre insu lorsque nous consultons des sites sur le web. C’est une langue sans reste qui ne fait aucune place à l’hétérogène, à l’altérité et aucune place à l’impossible, car elle est hors discours. Elle ne peut être qu’écrite (ou plutôt codée) et pas parlée : il n’est pas question ici d’un langage et encore moins d’une parole articulée par un locuteur avec tous les embarras (altérité, dissymétrie), la perte et les ratages que cela implique.

Dans un autre texte[6] intitulé Le XXIe siècle sera lacanien ou barbare, le même auteur écrivait dès 1997 qu’il pourrait bien y avoir à terme une faillite du discours[7] et que dans ce cas, ce serait alors la barbarie qui nous guetterait — la barbarie à entendre comme un « lien social » organisé par un pouvoir réel, hors discours. Ce sont en effet les lois du langage et de la parole qui font que nous pouvons ne pas être barbares. Si le discours faillit, le « lien social » pourrait bien se trouver non plus soutenu par un maître symbolique dont l’autorité s’appuie sur un S1, mais par un maître réel et la pure violence qui en découle. Parce que le propre du discours est qu’il permet de tolérer l’altérité en en faisant le support de la jouissance. Il n’est sans doute pas utile de faire appel à l’actualité avec ce qu’elle contient de barbarie pour vous faire entendre combien ces questions sont pertinentes.

Est-ce qu’avec l’avènement d’une société de plus en plus numérisée, c’est-à-dire computationnelle, téléguidée et télécommandée (dont les progrès fulgurants des IA auto-apprenantes et génératives donnent un exemple) le verbe sera encore ce qui nous commande ou est-ce que ce ne seront pas plutôt les programmes et les algorithmes numériques ? Est-ce que ce seront encore des chaînes signifiantes qui nous ordonneront ? Ces programmes et algorithmes ne sont aucunement à situer du côté d’un Réel parce que celui-ci n’est produit que par la parole, par le fait de s’engager dans un dire ; ils sont bien au contraire une tentative d’escamoter le Réel (par exemple ChatGPT réalise la promesse d’un Autre non barré qui, à partir d’une simple demande, peut générer un texte avec des réponses univoques à toutes les questions). Le numérique porte en lui la haine de la faille, du Réel qui habite le langage et divise le sujet ; en dernier ressort, ce refus vaut comme annulation de l’inconscient et réalise pleinement la forclusion du sujet portée par le discours de la science et du capitalisme.

Ma question est donc la suivante : les humains que nous sommes continueront bien sûr à parler, mais resteront-ils des parlêtres engagés dans une parole pleine, dans une énonciation et pas seulement dans une parole commune ? Est-ce que, et selon quelles modalités, la numérisation de notre environnement pourrait modifier notre rapport au langage et surtout à la parole ? Dans ce monde qui nous promet que nous serons de plus en plus hybridés à des machines numériques, quel est le discours qui créera (ou pas) un nouveau lien social, un discours étant toujours organisé par une perte commune ?

On pourrait considérer que la mise à mal du langage et de la parole que véhicule le numérique serait la modalité de défense inventée par le monde contemporain contre la castration (à entendre comme la perte de jouissance qu’implique l’entrée dans le langage, comme S[Ⱥ], comme l’impossible du rapport) et, qu’en réalité, il n’y aurait rien de bien neuf. Ce qui n’est pas nécessairement faux, mais demande plusieurs précisions importantes. Tout d’abord si c’est d’elle qu’il s’agit, la défense contre la castration n’a jamais eu à son service une technologie aussi puissante qui concerne aujourd’hui la quasi-totalité des pratiques humaines. Ensuite il est possible qu’il ait plus à se défendre contre la castration parce que suite à l’escamotage du Réel mentionné plus haut, l’instance phallique ne serait plus ce qui organise notre subjectivité. Enfin cette technologie se distingue radicalement des outils et instruments que les humains n’ont cessé d’inventer depuis l’aube de l’humanité parce que les machines numériques (GSM, tablettes, ordinateurs, robots, etc.) entretiennent avec nous une relation bidirectionnelle : en les utilisant, nous les transformons et, en retour, elles nous transforment insensiblement en entrant dans notre cerveau à notre insu pour le sculpter. Et peut-être à terme pour modifier les bases physiologiques qui structurent notre rapport au langage et donc au désir.

L’actualité semble indiquer une survalorisation de la jouissance aux dépens du désir. Mais il s’agit d’une jouissance dégradée, plutôt d’un pousse-à-jouir de ces innombrables objets de consommation, de ces lathouses qui fonctionnent comme des pseudo-objets a positivés venant boucher le trou du manque dans l’Autre et ne produisant in fine qu’un manque-à-jouir.

[1] Benasayag M. Cerveau augmenté, homme diminué. La Découverte, Paris, 2016.

[2] Hunyadi M. Condition de l’homme numérique. Revue Philosophique de Louvain, vol. 116, n° 3, 2019.

[3] Lebrun JP. Un immonde sans limite : 25 ans après Un monde sans limite. Érès, Toulouse. 2020.

[4] L’Heuillet H. Tu haïras ton prochain comme toi-même, Paris, Albin Michel, 2017.

[5]  Melman C. D’une langue sans signifiant-maître ? La Célibataire n° 25, « Les affinités sélectives », 2012, p. 73—

[6] Melman C. Le XXIe siècle sera lacanien ou barbare. Lacan tout contre Freud. Érès, Toulouse. 2017, p. 377-95.

[7] On pourrait objecter à la proposition de Melman que le discours du capitalisme est déjà une faillite du discours en ce sens que, comme le disque-ourcourant, il ne fait pas lien social ; et qu’il produit beaucoup de violence.