Alain Vanier / normes sociales, normes sexuelles

Texte paru le 20 septembre 2024 et à retrouver dans la Revue européenne de psychanalyse. Illustration de la rédaction : Les parents, la Trinité et l’infusion de l’âme lors de la conception de l’enfant (Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 5206, fol. 174, vers 1490).
La psychanalyse a commencé par souligner l’importance du sexuel. Mais entre le sexuel freudien, devenu comparable, au fil des réécritures des Trois Essais, à « l’ éros du divin Platon », et la sexualité, il existe un fossé qu’il convient d’examiner à la lumière des normes sociales qui régissent la vie sexuelle.
Qu’est-ce que la sexualité de l’enfance à l’âge adulte, et quelle sexualité appellerait-on « adulte » (Vanier, 2014) ? Comment la définir autrement que par le comportement ? D’ailleurs, qu’est-ce qu’un adulte ? La psychanalyse aurait du mal à la définir sans recourir à des énoncés qui rappellent vite le sérieux de Sartre, ce qui, vous en conviendrez, n’est guère réjouissant.
Mais j’ai aussi pensé à cette phrase énigmatique des Trois Essais , qui, pour Freud, marque le point d’articulation entre l’enfant et l’adolescent :
« Enfin, il faut ajouter que pendant la période de transition de la puberté, les processus de développement somatique et psychique continuent pendant un certain temps côte à côte de manière indépendante, jusqu’à ce que l’irruption d’une impulsion érotique psychique intense, conduisant à l’innervation des organes génitaux, provoque l’unité de la fonction érotique qui est nécessaire à la normalité » (Freud, 1905).
Cette innervation des organes génitaux issue d’une « intense pulsion érotique mentale » est une curiosité neurophysiologique, mais le recours à la biologie révèle toujours une spécificité freudienne. Cette étrangeté de ce texte, réécrit à plusieurs reprises sur une période de près de vingt ans, témoigne d’une difficulté. Cet écueil réapparaît sous diverses formes chez Freud. Ainsi, lorsqu’il prend position sur les explications sexuelles à donner aux enfants, il finit par célébrer l’enseignement de l’éducation civique à l’école française ! Chaque adolescent devra se confronter à cette difficulté, mais aussi à la tension entre l’affirmation du « caractère infantile de la sexualité » et la définition d’une sexualité adulte dite « normale », orientée vers la reproduction. « Le caractère infantile de la sexualité » est le titre du dernier chapitre du premier essai des Trois Essais sur la sexualité . La sexualité est infantile de l’enfant à l’adulte, et c’est là, me semble-t-il, ce qui fait encore scandale, comme en témoigne le fait que les adversaires contemporains de la psychanalyse continuent de la mettre en avant, le dernier avatar étant le Freud obsédé par le sexe de Michel Onfray.
Rappelons que les Trois Essais montrent que la pulsion sexuelle chez l’homme est fondamentalement dénaturée, non instinctive, et que « les perversions (…) doivent faire partie de ce qui passe pour la constitution normale », d’autant plus que, dans toute relation sexuelle « normale », de nombreux comportements sont les amorces de ces aberrations sexuelles que sont les perversions (attouchements, regards, baisers, etc.). Pour Freud, l’enjeu est d’identifier l’organisation sexuelle du point de vue de l’organisation psychique, et non, comme le font les sexologues auxquels il fait référence, à partir de déviations par rapport à une norme comportementale, au coït et à la finalité de la reproduction.
En bref, il existe une disposition sexuelle polymorphe que l’accent initial mis sur la théorie de la séduction a empêchée de déceler en occultant des pulsions partielles. Autrement dit, « une disposition aux perversions est une disposition originelle et universelle de l’instinct sexuel humain », qui ne s’arrête pas au passage à l’âge adulte ; au contraire, elle trouve refuge, par exemple, dans le symptôme qui « constitue l’activité sexuelle du patient ». Freud définirait une « sexualité élargie » sans jamais abandonner le terme de sexualité – la sexualité infantile étant ainsi l’un des dogmes de la psychanalyse –, une sexualité détachée des organes génitaux, qui les réinnerve néanmoins lors d’un mouvement d’amour psychique intense, de sorte que – secondairement, donc – cette sexualité est mise au service de la reproduction. Comme on le voit, la difficulté est loin d’être résolue à la fin des Trois Essais .
Je reçois un adolescent, âgé de 16 ans au moment de la séance que je vais décrire. Il vient régulièrement chez moi depuis un certain temps, pour des raisons que je laisse de côté. C’est un garçon très intelligent, qui a pu s’engager dans un véritable travail analytique. Lors de cette séance, il me confie qu’il est amoureux pour la première fois. Voici comment il décrit cette jeune fille : « Elle n’est pas particulièrement jolie, elle n’a pas les stéréotypes… ni mince, ni blonde… pas comme ma mère », qui est bel et bien mince et blonde. Alors que je lui demande : « Et alors ? », il répond, offensé : « Nous ne sommes pas des animaux, ce n’est pas qu’une question de reproduction ! »
« J’ai su, ajoute-t-il, qu’elle me plaisait au premier regard. Car dès qu’elle sourit, elle est belle, plus que belle. Mais quand elle ne sourit pas, elle n’est pas vraiment belle. » Il poursuit : « Nous avons beaucoup de points communs : son attitude générale, par exemple, elle ne se met pas dans le pétrin en classe, elle est souvent sérieuse, elle n’est pas une fashion victim. » Elle lui ressemble donc, à son image, mais la dimension narcissique, imaginaire, n’explique pas tout. D’ailleurs, « pas comme ma mère » vous a peut-être mis la puce à l’oreille, et moi aussi. Je me souviens qu’il y a quelques années, parlant de sa mère, une femme aux humeurs très changeantes, il disait que, enfant, son visage était « son temps ». Si elle arrivait avec une expression sévère, cela signifiait « menace de mauvais temps », mais si elle souriait, c’était le bonheur, l’annonce d’une belle journée. Ce trait isolé – le sourire – prend une valeur signifiante, un peu comme celle du chat du Cheshire qu’Alice rencontre, un chat qui avait la possibilité de disparaître en tout ou en partie, un chat qui souriait et pouvait disparaître, ne laissant que son sourire.
« J’ai souvent vu un chat sans sourire », pensa Alice, « mais un sourire sans chat ! C’est la chose la plus curieuse que j’aie jamais vue de ma vie ! »
Ce chat qui apparaît et disparaît – ce chat présence/absence – incarne le signifiant lui-même. Pour ce jeune homme, le sourire de sa mère avait pris une valeur symbolique, et c’est ce trait méconnu, emprunté à sa mère, qui a déclenché ce mouvement d’amour psychique intense. Malgré tout, la jeune fille restait énigmatique pour lui. Il n’osait pas l’approcher et s’interrogeait sur ses centres d’intérêt et ses désirs. Que veut-elle ? Qu’aime-t-elle ?
Il préserve ce qu’elle détient d’impossible à identifier. Il garde donc ses distances, jetant un coup d’œil aux corsages des autres filles de la classe plutôt qu’au sien. C’est un visage qui peut s’illuminer d’un sourire. D’un côté, l’amour, de l’autre, l’intérêt sexuel. Cette disjonction est particulièrement évidente dans la vie sexuelle masculine, spontanément bigame, c’est-à-dire partagée entre la femme d’amour et la femme de désir sexuel, entre la mère idéalisée avec laquelle le commerce sexuel peut être difficile et la prostituée, cette femme rabaissée décrite par Freud, avec laquelle la sexualité devient possible. La littérature regorge d’exemples de ce genre, tout comme l’histoire de nos analysants. Qu’il s’agisse de Félix dans Le Lys dans la Vallée de Balzac, déchiré entre Madame de Mortsauf et Lady Dudley, ou de Don José pris entre Micaela et Carmen dans Carmen de Mérimée ou l’opéra de Bizet, etc. De plus, cette disjonction, localisée par Freud à une dépréciation de la vie amoureuse chez certains hommes, est généralisée par Lacan. Dans le meilleur des cas, la même femme peut occuper les deux positions. Quoi qu’il en soit, la névrose masculine ne se réduit pas à une position qualifiée de pathologique, mais nous renvoie plutôt à la difficulté déjà évoquée, celle de la disjonction entre amour et jouissance sexuelle. Lacan a défini cet arrêt, ce Réel, par la formule : « Il n’y a pas de relation sexuelle », c’est-à-dire pas de relation fondée sur l’acte sexuel, chaque personne rencontrant l’autre dans le cadre de son propre fantasme.
C’est le côté masculin, mais on retrouve aussi cette division chez la femme entre mari et amant, entre l’homme interdit, le prêtre, le directeur de conscience, le médecin, l’homme interdit et idéalisé, aimé d’un amour platonique, et le partenaire sexuel. Si l’amour s’adresse au visage, le désir sexuel s’adresse aux fragments du corps, un peu à la manière de la Vénus aux caleçons de Dali. D’un côté, l’amour narcissique, visant la fusion, l’unification, l’union de deux parties du corps, et de l’autre, ces parties du corps, ayant acquis une valeur phallique – ôtez les seins à une hystérique ! –, parties du corps qui suscitent le désir et avec lesquelles l’homme doit composer dans l’acte sexuel. Ainsi, cette transition vers une sexualité adulte, génitale et hétérosexuelle, dite « normale », repose sur le refoulement, d’où naît cette bigamie.
Et pourtant, il existe une norme pour la psychanalyse, comme l’indique le complexe d’Œdipe comme sa mise en forme mythique. Elle est au cœur de la question, et c’est la substance de ce complexe qui constitue la seule norme en psychanalyse : l’interdiction de « jouir de la mère », à entendre aux deux sens du génitif. Ce manque de jouissance est constitutif, mais l’articulation de cette norme, sa valeur d’interdiction, recouvre, masque en réalité une impossibilité fondamentale – un Réel. Pensons au petit Hans et à la dérision de son organe devant sa mère. C’est là la source de l’angoisse : être l’objet de la jouissance de l’Autre. Le névrosé concède un objet, consentant de petits sacrifices pour ne pas être l’objet de cette jouissance. Cet impossible, ce Réel, auquel il donne le statut d’interdit, et donc la valeur d’une norme, permettant ainsi un renouveau du désir qui peut ensuite se diriger vers d’autres femmes. Mais cette fonction normativisante et non-normalisatrice de l’interdit de l’inceste ne définit ni le destin de la pulsion, ni le « normal » au sens de comportement, si ce n’est pour dire, comme le dit Lacan, que pour les sujets, le normal, en tant que normalisation, est la « norme masculine », au sens où ce qui se manifeste dans les symptômes de la névrose gravite autour des enjeux œdipiens, de la question phallique, de l’être et de l’avoir. Maintenir une certaine dimension imaginaire du phallus conduit l’obsessionnel à en faire l’objet du don anal, avec tous ses avatars défensifs, et l’hystérique à un certain dégoût. Car, en réalité, la norme est plutôt corrélative à l’idée de manque. Mais, de toute façon, il n’y a pas de « normal », et, mieux encore, pas de norme sexuelle, puisqu’il n’y a pas de représentation de la différence des sexes dans l’inconscient, ce qui conduit à la construction de semblants sociaux pour déterminer cette distinction homme/femme. Et précisément, le premier amour est le moment où le sujet est appelé à s’inscrire dans une position masculine ou féminine, dans ce semblant d’homme ou de femme, ou quoi que ce soit d’autre, car, comme Lacan aurait pu le dire, ce système est en cours de révision. Cliniquement, il faut distinguer l’identification de genre et le choix d’objet, qui sont une question sensible à l’adolescence.
« Il y a des normes sociales, en l’absence de toute norme sexuelle », comme aurait pu le dire Lacan, signifiant l’absence de normes sexuelles au niveau de l’inconscient, juste un besoin de discours. On le voit dans le débat d’hier sur le mariage homosexuel en France, ou dans celui d’aujourd’hui sur l’identité de genre. Chaque société définit un système de normes, et le nôtre est en train de changer. Cela ne veut pas dire que nous nous dirigeons vers un système sans normes sociales ; elles évoluent simplement, organisant de nouveaux modes de comportement obligatoires et définissant de nouvelles morales. Que chacun, dans la mesure de ses préjugés, puisse avoir une opinion sur le mariage homosexuel et l’homoparentalité, sur la transidentité, sans doute, et même vouloir la défendre, pourquoi pas ? Mais que vont faire dans ce pétrin certains de nos collègues qui prennent des positions, sans fondement d’expérience, au nom de la psychanalyse, et – et c’est là tout le problème – prédisent, par exemple, les catastrophes que l’homoparentalité entraînera pour les générations futures ? Il n’est pas certain que les psychanalystes tirent profit de cette position très moderne d’expert, où ils se contentent de défendre leurs préjugés plutôt que ce qu’ils apprennent de la singularité de ceux qu’ils écoutent. Lacan soulignait qu’un psychanalyste ne peut s’autoriser à parler du normal, ni de l’anormal. Les normes sont des normes sociales, valables comme normes pour organiser ce qui est anormal, le sexuel. Par exemple, de nombreux arrangements sociaux diffèrent des nôtres et sont pleinement opérationnels : le Na en Chine, une société sans père ni mari, ou la possibilité pour une veuve ménopausée d’épouser une jeune femme en Afrique subsaharienne, etc. D’autre part, les psychanalystes devraient se souvenir, concernant la prédictivité, du débat entre Anna Freud et Ernst Kris, ce dernier niant toute prédictivité possible à la psychanalyse, mais aussi à toute psychologie, et invoquant le nom de son père pour inciter Kris à la prudence.
Mais revenons à nos histoires d’amour. Ce qui se répète dans la vie de chacun, c’est une certaine jouissance, un certain type de fantasme qui entoure, organise et soutient la vie sexuelle, et ces stéréotypes sont spécifiques à chacun. La psychanalyse consisterait-elle alors simplement à rectifier l’Œdipe, à lui permettre de s’accomplir, libérant ainsi un certain rapport à la jouissance ? On pourrait dire que ce ne serait pas une mauvaise chose. Mais il s’agit sans doute aussi de dépasser cela, ce qui n’est pas sans conséquences.
Si la psychanalyse n’a pas inventé une nouvelle perversion, peut-elle ouvrir la voie à un autre amour, un amour qui ne soit pas seulement narcissique ou la simple finalité d’un objet à consommer, un amour qui ne nie pas l’altérité radicale de l’Autre, un amour qui donne sa place à ce Réel ? L’un des défis de la psychanalyse n’est-il pas celui de l’amour ?
Dans un ouvrage publié il y a une dizaine d’années, Paul Audi (2011) examine le roman d’Alfred Jarry, Le Surmâle , pour aborder cette impossible conjonction entre amour et jouissance sexuelle. L’amour présuppose une certaine féminisation, particulièrement pénible pour les hommes de notre culture. À la formule de Lacan : « Quand on aime, ce n’est pas une question de sexe », Paul Audi ajoute : « C’est peut-être une question de… poésie. » Et, puisque le langage est la cause de ce Réel, c’est peut-être précisément en le portant à sa limite que quelque chose peut peut-être s’identifier et s’esquisser… La poésie est certainement ce qui se fait le mieux à certains moments privilégiés de la séance d’analyse, la poésie comme moyen de porter le langage à sa limite, de le faire apparaître tel qu’il est au-delà de cette réduction à la communication, une réduction tardive pour le sujet, comme effet du refoulement. Comme l’écrivait Benjamin : « L’homme ne communique pas, il se communique par le langage. »
Concernant notre approche de l’amour et les mutations du discours amoureux, Winnicott (1969), lors d’une conférence sur la pilule à l’époque de sa mise en circulation – les bouleversements qu’elle a provoqués à l’époque sont inimaginables aujourd’hui –, a commencé par affirmer n’avoir jamais pris la pilule. Il ne m’appartient pas de commenter les identifications de Winnicott ; j’aimerais simplement marquer une pause à la fin de cette conférence. Après avoir évoqué la pilule et la dimension fantasmatique du meurtre impliquée dans la contraception, avançant l’idée qu’il n’existe pas de solution universelle, mais seulement des solutions singulières, il en vient à parler de la lune, qu’il contemple parfois la nuit. Nous sommes en 1969, et il remarque soudain : « Oh zut, il y a un drapeau américain dessus », ce qu’il associe immédiatement aux menstruations et aux paroles d’une patiente, déclarant lors d’une séance que, pour la relation sexuelle dont elle parlait, elle avait dû « revenir en arrière et utiliser à nouveau ses règles », faute de pilule. Winnicott a immédiatement remarqué un jeu de mots sur le signifiant « drapeau », désignant à la fois le drapeau et le point dans l’expression « arborer le drapeau ». Winnicott s’interroge : « Pourrions-nous, poètes, nous remettre un jour du débarquement américain sur la Lune ? »
« La pilule pourrait ressembler à la Lune », conclut-il. En effet, « si nous pouvions revenir à la poésie […], nous pourrions sentir qu’il y a un espoir pour la civilisation », et il conclut sa conférence par un poème. J’ajouterais : tel est le défi du progrès scientifique et technologique dans notre monde, et c’est aussi un mince espoir de dénouer les impasses de l’amour, ou plutôt de faire de ces impasses le point essentiel et vivant de l’amour.
Bibliographie:
Audi, P. (2011) Le théorème du surmâle, Jarry lecteur de Lacan . Verdier.
Freud, S. (1905). Trois essais sur la sexualité . SE VII. Hogarth.
Vanier, A. (2014). Normes et sexualités. Dans A. Braconnier & B. Golse (éd.) Sexe, sexuel, sexualité. Du bébé à l’adolescent. Érès.
Winnicott, DW (1969) La Pilule et la Lune. C’est chez soi que nous commençons. Penguin Books.
Biographie:
Alain Vanier est psychanalyste, membre d’Espace analytique (AFPRF) ; professeur émérite des Universités, ancien directeur du Centre de Recherches psychanalyse, Médecine et Société (CRPMS), IHSS, Université de Paris Cité ; ancien psychiatre des hôpitaux ; auteur de nombreuses publications (plus de 300 articles dans des revues et ouvrages collectifs français et internationaux ; 3 livres traduits dans plus d’une douzaine de langues ; 7 éditeurs d’ouvrages collectifs, 1 traduction d’un ouvrage anglais en français).