Jean-Louis Rinaldini / L’équation des passions

À propos de Mathématiques de l’amour de Antoine Houlou-Garcia et Thierry Maugenest. Publié chez Flammarion. Illustration Crédits : Getty Images/Westend61.
Il fallait s’y attendre. Cela devait arriver, nous assistons à un nouveau mariage : la science et les sentiments afin de cerner la nature quantifiable de nos vies intimes. Au diable cette baliverne que le désir serait lié à une pulsion. Ce coup-ci un peu moins d’algorithmes, mais de l’algèbre. « Cela fait parfois du bien de raisonner sur les sentiments avec des chiffres, parce qu’ils ont le don d’apaiser », explique Antoine Houlou-Garcia (historien des sciences affilié à l’EHESS) avec son collègue essayiste Thierry Maugenest (passionné de maths) dans leur ouvrage Mathématiques de l’amour (Flammarion).
Les auteurs démontrent comment les principes mathématiques peuvent être appliqués à nos vies intimes, en analysant des aspects tels que le choix des partenaires, les plaisirs érotiques et les envies. Ils soulignent que des termes comme « convergence », « couple » et « croissance » appartiennent autant au vocabulaire des relations sentimentales qu’à celui des mathématiques. Et la rencontre avec l’autre ce n’est sans doute pas du hasard ni de la contingence, mais c’est envisager la rencontre entre deux personnes à des lois probabilistes.
La preuve ? « Il y a rarement des caméras de surveillance dans les chambres à coucher. Nous savons pourtant (?) que le jour qui voit le plus de rapports sexuels est le 31 décembre. »
Pour l’adultère ils montrent que le nombre de partenaires sexuels dépend de la densité de population. Et expliquent comment la durée d’un coup de foudre peut être chiffrée et comment les mathématiques peuvent aider à comprendre la logique des relations de couple.
Démonstration. En France, les statistiques dévoilent que le nombre de partenaires sexuels au cours de la vie dépend de la densité de population autour de soi : « 8,9 partenaires en moyenne dans les communes rurales, 10,7 dans les communes urbaines de province et 13,2 dans l’agglomération parisienne. » Si l’on croise cette donnée avec celle des divorces, il devient facile de montrer que les couples de campagnes restent unis plus longtemps, car ils sont moins tentés d’aller voir ailleurs que les couples citadins. Autrement dit : « La fidélité tient moins à une disposition d’esprit qu’à la présence ou non de sollicitations extérieures. »
La durée d’un coup de foudre, par exemple, peut être chiffrée. « Deux chercheuses de l’université de Pennsylvanie ont démontré qu’en apercevant un visage durant 13 millisecondes, on peut savoir si celui-ci nous plaît ou pas. » 13 millisecondes, soit le temps d’un battement de cils, suffisent pour être attiré par quelqu’un. Reste à savoir quelles sont nos propres chances de lui taper dans l’œil. Comment plaire à la bonne personne, sachant qu’au cours d’une vie on rencontrera en moyenne vingt partenaires potentiels ? Est-il vrai qu’au cours d’une soirée nous avons 0,000 003 4 % de chances de rencontrer un(e) petit(e) ami(e), soit à peine cent fois plus que d’entrer en communication avec une civilisation extraterrestre ?
Ils proposent également des équations à résoudre afin de déclarer sa flamme, car, oui, les sentiments peuvent se traduire « sous forme de x et de y »… pour peu que l’on maîtrise les racines carrées. Ou mieux dirons-nous, le tableau de la sexuation et ses développements proposés par Lacan !
Les deux auteurs proposent parfois des tests aux titres pétillants : « Formez-vous un couple ou une paire ? Et face à cette croyance qui serait certifiée par les mathématiques qu’avec du 2 on puisse faire du 1, nous voilà un peu gênés de ramener sur le « divan » de la scène notre crédo lacanien qui en la circonstance montre qu’il ne subit pas un vieillissement accéléré, « il n’y a pas de rapport sexuel ». À savoir qu’il y aura toujours un reste puisque ça rate, et c’est ce que nous nommons le réel. Et c’est le signifiant lui même qui ménage la place du pas-tout, c’est-à-dire ce qui échappe à la prétention du mot, du signifiant, du concept, d’être tout, et donc d’absorber tout le Réel. Il y a toujours un reste. Et le réel majeur de l’inconfort de notre espèce, ça se dit insatisfaction sexuelle.
Et si façon de s’envoyer en l’air nous pensons aux lois de la gravitation faites et établies par Newton concernant la chute des corps et leur attraction entre eux, nous avons une petite formule mathématique F=G x m x m/d2 qui nous explique pourquoi entre deux corps il y a une attraction. Jusqu’à ce qu’un nommé Einstein arrive avec ses lois de la relativité généralisée, c’est-à-dire une façon de venir dire que la mesure de l’espace et du temps dépend de la position de l’observateur et du propre mouvement dans lequel il est lui-même engagé. Plus de point fixe pour mesurer l’espace et le temps.
Pour nos deux auteurs le recours aux chiffres induit nous disent-ils, à penser en termes de cycles et, ce faisant, nous ouvre à l’idée qu’il faut s’ajuster à l’autre pour trouver l’harmonie. Comme s’il s’agissait d’être calés sur la même fréquence. Faut-il penser qu’en amour tout serait cyclique, « comme les fonctions sinus et cosinus » qui dessinent des courbes ? Pour s’accorder à quelqu’un, il faudrait que les courbes adhèrent ?
Cependant, les auteurs savent habilement scier la branche sur laquelle ils se sont installés, en mettant en garde contre la gestion rationalisée des sentiments humains et les mystifications liées aux chiffres, et en rappelant que les parcours intimes sont influencés par des facteurs sociaux et personnels même s’ils défendent l’idée que raisonner sur les sentiments avec des chiffres peut apaiser et aider à trouver l’harmonie dans les relations amoureuses.
Le but ne serait donc pas de promouvoir la gestion rationalisée des sentiments humains. « Cela fait partie des nombreuses mystifications que nous dénonçons dans le livre. Certaines personnes accordent une foi aveugle aux chiffres, mais il existe une énorme différence entre un théorème et un cœur : le cœur change avec le temps. »
Nous voilà rassurés. Si nous avons bien compris ce que nous disent les chercheurs, bien que nos parcours intimes s’inscrivent dans un cadre socialement paramétré, nous restons des vivants. Étant vivants, nous sommes aux antipodes de ces données invariantes sur lesquelles se fondent les lois algébriques. Nous sommes donc invités à nous méfier de ces algorithmes qui prétendent prédire la durée de nos vies amoureuses ou maximiser nos coefficients de séduction…
Et puis, rappelons-nous déjà ce simple fait tout simple que chacun a un goût pour ce que Freud appelait la petite différence. Autrement dit le trait qui au moins vient le distinguer de tous les autres, parce que si nous étions confondus les uns et les autres chacun de nous aurait de la peine à s’y retrouver, à s’y retrouver soi-même, d’où le narcissisme de la petite différence.