Daniel Cassini / La jambe de Rimbaud

Illustration : Rimbaud. Pignon, Ernest, Ernest. 1978 Musée d’Art moderne de Paris.
Fin 1915, à l’hôpital de Nantes, André Breton reçoit dans le service où il a été affecté un étrange blessé de guerre. Retrouvé à demi enterré dans une tranchée, l’homme, un soldat français, est devenu amnésique. De plus, suite au traumatisme qu’il a subi, il tient un discours parfaitement incohérent qui n’est pas sans intéresser le jeune Breton. À longueur de journée, avec cette innocence qui caractérise les fous, l’homme sans mémoire répète pour qui veut bien l’entendre qu’il a « la jambe de Rimbaud » et qu’il dira où elle se trouve à celui qui lui rendra sa liberté. Breton, à la différence de ses collègues, accueille ce singulier délire avec bienveillance sans pour autant lui accorder plus d’importance que cela.
Que le nom, élu entre tous, de Rimbaud apparaisse constamment dans les propos du malade intrigue bien évidemment André Breton. Celui-ci est au fait des dérangements causé par les névroses de guerre. Aux questions prudentes de Breton, l’un des seuls à considérer ce que rabâche le poilu, le blessé oppose un discours stéréotypé qui se résume en l’information réitérée ad nauseam selon laquelle il a « la jambe de Rimbaud » et que celle–ci sera cédée à la première personne l’autorisant à quitter l’hôpital militaire. En réalité, il est nécessaire de surveiller le malade de très près en raison d’accès de fureur succédant à d’autres de stupeur et au cours desquels l’homme, de prostré qu’il était, devient soudainement menaçant. Quant à cette liberté réclamée à cor et à cri en échange du membre rimbaldien qu’est-ce que le pauvre fou pourrait en faire lui qui est dans l’incapacité même de se nourrir seul.
— La folie a de ces prétentions ! pense Breton.
Au début 1916, Jacques Vaché, légèrement blessé au mollet, arrive à son tour à l’hôpital de Nantes. Il rencontre André Breton et immédiatement sympathise avec lui. Au cours de leurs longues conversations, Breton raconte à son nouvel ami l’histoire de ce fou se déclarant ingénument en possession de « la jambe de Rimbaud » et voulant la monnayer en échange d’une libération dont le malheureux ne saurait que faire, privé désormais qu’il est de tout repère. Au grand étonnement de Breton, Vaché ne semble par surpris par ce que vient de lui rapporter son compagnon. Bien plus après une pause soigneusement calculée, Vaché déclare non sans quelque affectation avoir quelque chose de très sérieux à dire, ce qui n’est pas sans étonner Breton qui croyait que ce terme ne faisait pas partie du vocabulaire de son jeune confident. Breton le presse de parler, conscient de ce qu’il y a là quelque hasard extraordinaire. Vaché révèle à Breton que cet aliéné prétendant avoir « la jambe de Rimbaud », il le connaît. Mieux, il donne son nom ? Jules X, un soldat muté dans le même régiment que lui et porté disparu depuis une offensive particulièrement meurtrière précédée dans le secteur de Bois-le-Prêtre par un formidable bombardement boche. Que ce combattant traumatisé à vie comme des milliers d’autres par la violence des affrontements soit devenu fou, voilà qui est hélas une chose avérée, courante ; par contre que ces élucubrations à propos de la jambe de Rimbaud soient le fruit d’un délire récurrent voilà ce que contredit avec un fin sourire Vaché. Il affirme tout de go à Breton que le malheureux Jules X, qu’il fréquentait régulièrement avant sa disparition, lui avait fait part et alors qu’il jouissait de toute sa raison de la même apparente absurdité : à savoir qu’il était bien le possesseur d’une relique s’avérant être sans contestation possible la jambe d’Arthur Rimbaud. Breton reçoit les paroles de Vaché comme Moïse, celles de l’Éternel sur le mont Sinaï. Il est bouleversé. Il a le vertige. Voulant croire encore à quelque plaisanterie de Vaché qu’il sait joueur et facétieux, Breton exige de son ami qu’il lui raconte toute l’histoire. Vaché se fait un peu prier, mais accepte de parler non sans avoir demandé à son interlocuteur de garder le secret le plus absolu sur ce qu’il va lui dire. Breton jure sur les grands dieux qu’il se taira, mais estime que Vaché, disposant d’informations inédites sur le destin de la jambe de Rimbaud, se doit pour l’avenir même de la poésie de s’ouvrir à lui sans détours. Il ne sera pas trahi par Breton ; bien plus, ce secret partagé scellera leur amitié pour toujours. Vaché qui connaît l’intégrité de son ami lui narre alors ceci, dont Breton jamais ne se remettra vraiment.
Lorsqu’à Marseille, Jean-Nicolas Arthur Rimbaud se voit amputé d’une jambe suite à la tumeur cancéreuse qui menace sa vie, cette jambe tranchée dans les règles ne finit pas comme c’est l’usage dans l’incinérateur de l’hôpital de la Conception chargé de réduire en cendre les pansements souillés ainsi que les chairs mortes ou putréfiées. Un homme, un médecin, sachant qui est ce Rimbaud qu’il a fallu séparer de sa jambe, a précieusement recueilli le membre sectionné. Ce médecin qui se targue de taquiner la muse à ses moments perdus et qui compose des vers de facture ma foi assez médiocre et convenue n’est autre que le père de Jules X, Angelin. Par un procédé connu de lui seul associant habilement diverses solutions chimiques, l’homme réussit la prouesse consistant à embaumer la jambe de l’ancien poète. À force d’injections et de soins attentifs, le docteur Angelin X entre en possession de cette partie ambulatoire de lui-même qu’à dû abandonner le déserteur de la poésie afin d’éviter une infection généralisée. Sortie discrètement de l’hôpital dans une trousse médicale, la jambe momifiée est disposée par le docteur X dans une sorte de petite châsse de verre qui, jusqu’à la mort du médecin en 1902, trônera sur son bureau de travail, chez lui. À sa femme qui l’interroge, à ses amis, il déclare que c’est là une curiosité dont il ignore l’origine, mais qui lui a été proposée comme étant un talisman bénéfique par une gitane rencontrée sur le Vieux-Port. Connaissant l’originalité du docteur X et son goût pour la poésie et les choses bizarres, ses amis pas plus que sa femme n’insistent. La jambe de Rimbaud figure désormais en bonne place sur le bureau d’Angelin X. Celui-ci, pour être un scientifique, n’en croit pas moins dur que le fer que grâce à cette jambe ratatinée sa poésie n’aille faire que s’améliorer voire friser les sommets de l’Art poétique. En vérité, les vers que compose l’excellent homme sont toujours aussi exécrables. Dans la mesure où le docteur X est à peu près son seul lecteur, il lui est difficile de s’apercevoir de la chose.
Au passage, Vaché relate à Breton, captivé à l’extrême, une anecdote que lui a raconté Jules X et qui illustre bien la crédulité de son père. En s’emparant de la jambe de Rimbaud plutôt que de la voir disparaître en fumée, le docteur X n’a fait que réussir là où il avait précédemment échoué, de nombreuses années auparavant, à se procurer le cerveau de Friedrich Hölderlin. Des tenants et des aboutissements de cette ténébreuse affaire, Jules X n « a pas été en mesure de dire grand chose à Vaché. Son père ne lui a jamais donné de détails si ce n’est admettre qu’il s’était fait rouler par des aigrefins lui ayant prétendument vendu à prix d’or une cervelle de chimpanzé authentifiée comme étant celle de Friedrich Hölderlin, né en 1770 près de Nurtingen en Souabe et mort le 7 juin 1843 à l’âge de 73 ans des suites d’une affection pleuropulmonaire aigüe après 37 années passées dans la famille et la tour du menuisier Zimmer. Breton, à ce stade du récit et on le comprend, croit vivre un rêve éveillé. Son ami le ramène sur terre en poursuivant son récit. Sur son lit de mort, Angelin X fait appeler son fils unique, Jules. Il lui apprend l’origine dérobée de la jambe de Rimbaud. En digne fils de son père, Jules X, même s’il n’a que peu d’inclination pour la poésie, accepte de se faire le dépositaire et de la jambe et du secret dans lequel l’existence de ce fétiche doit être conservé. À son tour, Jules X, devenu notaire, place au grand dam de son épouse la jambe de Rimbaud et son écrin de verre sur son bureau. Pour éviter de supporter à longueur de journée les plaintes de son épouse, une bigote hystérique qui a refusé d’emblée d’accueillir chez elle la jambe de Rimbaud et qui sera d’ailleurs traitée quelque temps par Charcot pour troubles du comportement et théâtralisation à outrance, Jules X raconte un boniment qui a le don de calmer sa virago de femme. Cette chose racornie, noirâtre, ce bout de viande desséchée, n’est autre que la relique d’un saint homme débarqué au début de la chrétienté du côté de Cassis et massacré par les habitants du secteur, des païens fornicateurs et cruels. Dépecé en cent morceaux, comme le jeune et séduisant chinois livré au travail du bourreau et dont le supplice fut commenté par Bataille, le saint aurait vu certaines parties de son corps recueillies par des justes et conservées dans des bains aromatiques subtils dont la tradition remonte jusqu’à la Haute-Égypte. En assurant que cette concrétion de chair trônant sur son bureau n’était autre qu’un des cent morceaux du saint homme, Jules réussit à tempérer son épouse et même à s’en faire une alliée. Désormais, il ne se passe pas de jour que sa femme n’époussette soigneusement la châsse, ne laissant ce soin pieux à personne d’autre qu’elle.
La suite n’a rien que de très banal. Comme des millions de Français des villes et des campagnes, Jules X fut mobilisé. Il partit sur le front gonflé à bloc et certain de revenir très vite. Là-bas il y fit la connaissance de Jacques Vaché auquel, un soir, il confia le secret de la jambe de Rimbaud. Pourquoi Vaché ? L’intéressé n’est pas en mesure de le préciser à Breton. Peut être parce que dans ce jeune homme frondeur et délicat, son interlocuteur reconnut-il une manière de poète, un homme d’exception en tous cas. Quelques semaines après, lors d’une attaque précédée par un pilonnage ennemi démentiel, Jules X disparut, pfuit ! volatilisé par un obus. Enseveli vivant, son sort ne fut guère plus enviable. C’est un être sans raison ni passé qui sera découvert trois jours après la boucherie. La suite, le délire, la jambe de Rimbaud en échange d’une illusoire liberté, Breton la connaît. En dévoilant à son ami l’intégralité de ce qu’il sait sur la jambe de Rimbaud, Vaché n’imagine pas l’influence que cette confidence va avoir pour André Breton et pour son avenir d’écrivain et de poète. Si Breton a pu écrire que Vaché était surréaliste en lui, nous nous autoriserons pareillement à soutenir que la jambe de Rimbaud est poétique-agissante en Breton. À aucun moment, Breton ne met en doute les propos de Vaché. Il y aurait pourtant de quoi, tellement postuler l’existence de la jambe de Rimbaud semble relever d’une pure affabulation ou d’une mauvaise plaisanterie.
Dès sa prochaine permission, Breton s’en va, tel un croisé de la poésie, à la recherche de la jambe de Rimbaud. Il ne lui a pas été difficile, sachant désormais le nom du pauvre malade, d’obtenir son adresse. Sous le prétexte, fondé, de donner des nouvelles de son époux à madame Eugénie X, Breton, sanglé dans son plus bel uniforme, se présente un matin d’automne à son domicile. Reçu dans la riche demeure occupée par le couple et leurs enfants, Breton se rend très vite compte que la femme de Jules X n’accueille pas avec un enthousiasme débordant la nouvelle selon laquelle son mari porté disparu est vivant. Lorsque Breton précise à la femme que son époux est certes bien portant physiquement, mais qu’il est gravement traumatisé et sans doute de façon irréversible, il perçoit le soulagement de la bougresse. Breton, connaissant la profession de Jules X ne peut s’empêcher de penser à quelque jeune fringant clerc de notaire, parce que, parce que c’est dans l’ordre des choses n’est-ce pas ? Il n’en laisse évidemment rien paraître, mais déclare en mentant tranquillement que le malade ne cesse de réclamer l’objet qui se trouve sur son bureau dans une vitrine. Tout aussi tranquillement, madame X répond à Breton que cet objet qui n’est autre que la relique d’un saint a été confié par ses soins au curé de la paroisse afin qu’il figure là où, comme toute relique qui se respecte, il aurait dû se trouver depuis longtemps et contribuer par son influence positive à soutenir les vaillants pious-pious — qui défendent la France contre la barbarie d’outre-Rhin. Prenant congé de la femme qui lui demande de bien veiller sur son mari et de la tenir informée des progrès qu’il pourrait faire, et qu’elle lui enverra un colis très bientôt et qu’elle priera pour lui, etc. Breton malgré sa répulsion, se rend immédiatement à l’église sainte Rita à laquelle a été donnée la jambe de Rimbaud. Mis en présence de l’abbé Granon en charge de la paroisse, Breton récite une nouvelle fois sans ciller son mensonge en insistant pour que lui soit remise la jambe du saint homme. Breton a du mal à prononcer ces deux derniers mots, mais il sait qu’il lui faut en passer par là pour voir enfin de ses yeux voir la jambe de Rimbaud.
L’abbé, un homme affable et franc, déclare à Breton que l’objet qui lui a été remis par madame Eugénie X – une bien brave femme d’ailleurs- comme étant la centième partie d’un saint martyrisé il y a douze siècles et depuis vingt cinq ans possession de la famille X s’est vu refuser le droit d’accès à l’église en raison de son origine somme toute suspecte, douteuse, même si, précise l’abbé, il n’est pas question de mettre en doute la bonne foi de madame X, une excellente paroissienne au demeurant et généreuse et dévouée. L’objet a d’abord été remisé dans la sacristie, puis ne sachant qu’en faire l’abbé a décidé de s’en séparer. Il l’a cédé contre une somme modique à un brocanteur dont il donne les coordonnées à Breton en s’excusant de ne pouvoir faire plus. Breton, on s’en doute, court chez le brocanteur dans une petite rue de la vieille ville de Marseille. Là il apprend de la bouche du marchand que la jambe et la vitrine ont été revendues à un autre brocanteur qui fait les marchés en Haute-Provence. À partir de là tout devient flou. Breton perd-il ou ne perd-il pas la trace de la jambe de Rimbaud ? Chacun, qui lit encore, sait l’intérêt soutenu que Breton portait aux « puces » où il se rendait régulièrement en compagnie d’amis devenus eux aussi célèbres et d’où il ramenait des objets à fonctionnement surréaliste tels qu’on peut en voir photographiés par Brassaï ou Man Ray dans l’Amour fou. En regard de ce qui précède, il semblerait que le but véritable de Breton parcourant inlassablement les marchés aux puces ait été de mettre la main dessus – si l’on peut dire- l’insaisissable jambe de Rimbaud. Avant sa brouille avec Artaud, Breton estimant que le mômo était digne de connaître la seule vérité qui vaille, lui avait parlé – le renseignement est fiable – de la jambe de Rimbaud et de son peu ordinaire parcours. Chez Artaud, c’est très facile à repérer, la jambe de Rimbaud devient la canne de Saint Patrick. À cet insolent tour de passe — passe d’Artaud il convient d’ajouter pour finir, cette « fourberie drôle » de Breton qui peut n’avoir pas été sans conséquence sur le destin de Jacques Vaché lui-même. Il existe en effet une lettre inédite de Breton à Vaché, retrouvée récemment dans une vieille malle, et dans laquelle Breton écrit fin décembre 1918 à son ami qu’il a enfin retrouvé la jambe de Rimbaud. Mais, ajoute-t-il, après mûre réflexion il a décidé de remettre ce trésor inestimable aux plus hautes autorités de la nation afin que cette jambe valant pour le poète tout entier entre en grande pompe au Panthéon, là où se doit d’aboutir et enfin reposer la jambe du plus génial, du plus déconcertant aussi des poètes. Il s’agit probablement d’une facétie, telle que Breton autant que Vaché aimaient à en faire à leurs amis. Comment imaginer un seul instant que Breton ayant récupéré, on ne sait trop comment, la jambe de Rimbaud (assimilable dans ce cas au « Secret de poésie abandonné » mentionné par Vaché dans sa nouvelle « Le sanglant symbole »), s’en aille la céder à la France dont il critiquait par ailleurs férocement les institutions.
Toujours est-il que quelques jours après avoir reçu cette missive, Jacques Vaché absorbait une énorme quantité de suc de pavot, autrement dit d’opium et en mourait. Si l’on ne peut sérieusement alléguer qu’il existe un rapport de cause à effet entre la lettre de Breton et la mort de Vaché, l’on peut en revanche affirmer sans hésitation, et ce sera là notre conclusion, que la jambe de Rimbaud, qui n’aura pas su en faire le deuil toujours sera en peine. La chair de l’homme, ça se parle. La chair de l’homme, ça s’écrit. Posté au-dedans de Breton, l’être de guère, Jacques Vaché y est moins va-t’en guerre cependant, qu’éclaireur indocile réfractaire à tout embrigadement.
« Le nombre des subtils est décidément très infime », écrit, en date du 19 décembre 1918, le jeune soldat aux cheveux roux à monsieur André Breton.
Ici, l’auteur arrête son histoire, pardonnez-lui sa part de vérité menteuse. Well !
Sources:
Les lettres de guerre, Jacques Vaché. Gallimard
L’amour fou, André Breton. Gallimard