Contributions

Daniel Cassini / L’idiot de village

90views

Texte paru dans les actes du séminaire de l’AEFL  n° 15, années 2009/2010. Illustration Tosa Mitsuoki.

« La poésie ça fait quelque chose », lance Lacan dans « L’acte analytique ».

Dans ses « Pandectes », August Kober écrit : « Le poète est au monde ce que l’idiot est à son village : une erreur de la société. » À l’inverse, mais pas forcément, Isodore Ducasse, comte de Lautréamont à ses moments éperdus, que je convoquerai ici avec d’autres grands témoins : écrivains et poètes, déclare dans « Poésies II », que plus personne ou presque n’est fichu de lire et relire : « La mission de la poésie est difficile. » « Un poète doit être plus utile qu’aucun citoyen de sa tribu » et surtout « La poésie doit avoir pour but la vérité pratique. »

Pareillement, en m’autorisant d’un détournement du même Ducasse, inventeur de, je cite l’Internationale Situationniste, « l’intégration de productions actuelles ou passées des arts dans une construction supérieure du milieu », je soutiendrai que « la psychanalyse doit avoir pour but la vérité pratique ».

Se pose alors la question de savoir ce qu’est la « vérité pratique ». Cette « vérité pratique » serait en somme la vérification de la construction théorique par d’autres moyens — serait en fait la théorie même, car « la théorie n’est pas, comme, notre emploi du mot l’implique, l’abstraction de la praxis, ni sa référence générale, ni le modèle de ce qui serait son application. À son apparition, elle est cette praxis même. Elle est elle-même, la theoria, l’exercice du pouvoir, to pragma, la grande affaire » indique Lacan dans « le Transfert ».

Alors, la « vérité pratique » dans le champ analytique ?

C’est, au terme d’une analyse, non seulement, ce qui est déjà « très — beaucoup », « savoir y faire avec son symptôme » comme l’indique la formule consacrée, c’est — à — dire son mode de jouissance singulier ; mais plus globalement savoir y faire avec ce beau symptôme qu’est la vie : ici Ducasse s’oppose magnifiquement à Cioran et à son amertume nihiliste : « Je ne connais pas d’autre grâce que celle d’être né. Un esprit impartial la trouve complète ».

Beau symptôme qu’est la vie, dans lequel pourtant nombre de parlêtres sont empêtrés, empêchés, embarrassés, perclus qu’ils sont de passions tristes et de grands et petits renoncements.

C’est dégager la puissance de singularisation du sujet, sa désaliénation, sa différence absolue, pour le faire advenir au statut de jouisseur d’existence. Le jouisseur selon Clément Rosset « se reconnaît précisément à ce qu’il ne demande jamais autre chose que ce qui existe pour lui ici et maintenant », lumineuse proposition du philosophe de « la force majeure » et d’un réel, plus proche certes de l’enseignement d’un swami Prajnanpad, premier maître indien à s’être intéressé à Freud, que de celui d’un Lacan — mais quand même.

Cette vérité pratique de l’analyse, il est possible de l’aborder par différents biais. Elle consiste, à terme, à être en capacité de ne plus faire partie du « Club des amis de la mort », vaste et macabre congrégation, et à prendre la mesure de ce qu’affirment, malgré leur éloignement dans le temps, tant Saint Augustin que Valère Novarina dans « Le théâtre des paroles ».

« La mort que l’âme doit vaincre n’est pas tant l’unique mort qui met fin à la vie, que la mort que l’âme éprouve sans cesse durant qu’elle vit dans le temps ».

Novarina : « Personne ne meurt. Mais la mort est en nous, de notre vivant : nous la rencontrons tous les jours, elle est à combattre à chaque instant — et non un jour plus tard à l’hôpital, dans une lutte fatale perdue d’avance… La mort n’arrive jamais plus tard : elle est ici et maintenant, dans les parties mortes de notre vie. Je suis comme vous j’aurai passé dans la mort une partie de ma vie. »

Que peut donc, qu’est donc la fameuse psychanalyse — infâmeuse pour certains ! — pour que l’analysant accède à sa vérité pratique. En un rapide détour vers l’orient, disons qu’elle se reconnaît en partie dans l’une des définitions du bouddha : « Un bâton à fouiller la merde ».

La psychanalyse, celle qui nous intéresse ici, qui a produit un ébranlement durable de toutes les catégories mentales et psychiques, qui a changé l’économie de la jouissance des analysants qui s’y sont risqués, au prix d’une solitude féconde et d’une fin de non — recevoir aux discours des maîtres et centimaîtres dont est truffé le social, s’honore de se tisser de 3 termes qui s’opposent pied à pied à ceux dont se prévalent les amis de la mort. Et lorsque je dis « se prévalent », je rappellerai ici cet autre aphorisme de Ducasse « Nous sommes libres de faire le bien. Nous ne sommes pas libres de faire le mal. »

Éros, Logos, Éthos, voilà les piliers de la sagesse, de la subversion, de la radicalité, du scandale, de l’inadmissible analytique. Opposés à cette trinité nous trouvons dans un face à face tendu : Thanatos, Mutos et Pathos, contres lesquels l’analyse est engagée dans une joute sans fin avec ses armes dérisoires — désiroires : amener la parole à la parole en tant que parole : « On peut redonner vie à la parole » rappelle, Rabbi Nahan de Braslav. Dont acte, analytique.

Holderlin enfin : « C’est la parole qui engendre la pensée, car elle est plus grande que l’esprit humain qui n’est que l’esclave de la parole et tant que la parole ne suffira pas à elle seule pour engendrer la pensée, l’esprit dans l’homme n’aura pas encore atteint sa perfection. »

Il est notable que dans ce qu’il est convenu d’appeler le dernier enseignement de Lacan, Lacan tout en se défendant lui-même de ne pas être assez « pouâte » s’en vient à privilégier la poésie plutôt que la logique à laquelle il avait consacré beaucoup de développements, de mathèmes, de formules, de schémas. Poésie qui joue sur le sens toujours équivoque du signifiant, sur le double jeu du signifiant — agent double du discours — sur sa duplicité ; sur sa triplicité même, peut-on avancer en se référant à James Joyce qui — miséricordieux — emploie ce terme pour nous aider à aborder aux rivages abrupts, austères de Finnegans Wake, sur lesquels nombre de ses rares lecteurs ont vu la barque de leur lecture se briser. N’aborde pas les pages démultipliées, infinitisées du grand œuvre de Joyce qui veut — à moins d’en avoir un grand désir et une appétence imaginaire modeste, car ce n’est pas dans ce registre là que Joyce trouve sa jouissance.

Dans une belle formule, Franz Kafka, nous met lui aussi sur la voie qui affirme que « les poètes tentent de greffer aux hommes d’autres yeux et de transformer le réel. »

– Ridicule, impossible, railleront les machos du langage, pour qui un mot est un mot comme pour d’autres un sou est un sou.

– Justement, rétorqueront les analystes qui laissent une place à l’impossible.

Quant au possible « laisse-le à ceux qui l’aiment » martèle Georges Bataille dont s’est autorisé, sans le crier sur les toits, Lacan. La fréquentation de ce « très grand satyre », Bataille, comme l’appelait, admiratif quelque part, André Breton, apparaissant toujours pour quelques belles âmes comme une inconvenance majeure, quand l’auteur du « Bleu du ciel » s’est risqué, sa vie dissipée durant, à affronter « la mort à l’œuvre ». Isodore Ducasse, encore lui, rappelant cependant à point nommé ceci : « Il faut savoir arracher des beautés littéraires jusque dans le sein de la mort, mais ces beautés n’appartiendront pas à la mort. »

Exemple tiré de l’Archangélique :

 

« Je te trouve dans l’étoile

je te trouve dans la mort

tu es le gel de ma bouche

tu as l’odeur d’une morte

 

tes seins s’ouvrent comme la bière

et me rient de l’au-delà

tes deux longues cuisses délirent

ton ventre est nu comme un râle

 

tu es belle comme la peur

tu es folle comme une morte »

 

Une dernière remarque enfin, qui m’est venue en Italie, sous le regard des étoiles, dans une église ouverte au vertige de la nuit, à l’issue de la projection de « l’Autre Vincent » d’après « Van Gogh ou le suicidé de la société » d’Antonin Artaud.

Les dernières lignes écrites par ce génial graphomane qu’était Artaud, la veille de sa mort, sont : « cet éternel envoûté, etc. ». Ce signifiant qui traverse son œuvre, Artaud, à de nombreuses reprises, l’a payé, à Rodez notamment, de toute une série d’électrochocs offerts par la maison psychiatrie et parce que Gaston Ferdière, son médecin, considérait, malgré toute la bienveillance qu’il avait pour Artaud — bienveillance « crétinisante » pour les lettristes, que ce dernier délirait et qu’il était donc justiciable de la sismothérapie en complément de l’art-thérapie.

Je soutiens qu’Artaud ne délirait pas en employant le terme « envoûté — envoûtement », mais nous enseignait. À ce titre, je pense que l’analyse peut être pour certains sujets l’occasion d’un « désenvoûtement » par rapport à la domination irrésistible et mortifère qu’exercent sur eux certains signifiants, quand d’autres, qu’ils inventeront peut — être dans leur analyse leur permettront de conjurer le mauvais sort jeté sur eux, parfois bien avant leur naissance ou dès le berceau, par un Autre et des autres malveillants.

 

Penser la clinique analytique, c’est rappeler, tout d’abord, à travers quelques stations d’écriture, ce qu’elle n’est pas et à quoi à tort, parfois — souvent, on assimile la rupture freudienne qui pose l’hypothèse de l’inconscient — un savoir qui s’articule de lalangue pour Lacan — et d’une libido psychique à vérifier dans chaque cure et dans le cadre d’un social où le discours du capitaliste voudrait faire passer la psychanalyse sous les fourches caudines de la valeur marchande — compter, évaluer sinon rien ! et de l’utilité avec l’intériorisation psychique du modèle du marché — et vive la servitude volontaire chère à La Boétie et vive le mirage où le consommateur somnambule — éberlué ne trouve pas ce qu’il désire, mais désire ce qu’il trouve — tout et n’importe quoi — et que d’autres ont soigneusement trouvé pour lui.

Tout en précisant qu’il était impossible dans la plus pure des analyses d’éliminer tous les effets de suggestion Freud écrit : « La méthode psychanalytique se distingue de tous les procédés de suggestion, de persuasion et autres en ce qu’elle ne veut réfréner chez le patient aucun phénomène psychique par voie d’autorité », et cela, pouvons-nous ajouter, pour arriver à une modification subjective sans que pour autant on puisse se comprendre mieux et produire une nouvelle objectivité.

La psychanalyse se distingue de toute psychothérapie qui inscrit le symptôme exposé par l’analysant dans une grille de lecture où il prend sens et où se vérifie chez le parlêtre cette passion du sens — mise à rude épreuve par certains poètes — Ghérasim Luca par exemple et son écriture anti-œdipienne et son langage hors la loi.

Mais ne nous leurrons pas, notre passion du sens (comme notre besoin de consolation), est impossible à rassasier. Et cette demande de sens est celle d’un univers totalitaire alors que l’analyse suspend le jugement de l’analysant et fait apparaître la relativité de toute signification en tant que représentation du monde d’une subjectivité allongée un certain temps sur un divan. Que l’Inter de Milan soit la meilleure équipe d’Europe, qu’Allah soit grand, que ma femme soit une emmerdeuse, ma mère une sainte et mon père un pauvre type n’encage que celui qui y croit.

Il y a certes une intersection entre psychanalyse et psychothérapie, une zone commune, car toutes les deux admettent l’existence d’une réalité psychique, mais la psychothérapie, sous ses différentes formes — son nom est légion aux USA — fait en quelque sorte un usage restreint des effets analytiques. Pour Freud, vous le savez, l’analyste ne cherche ni à ajouter ni à introduire un état nouveau, mais au contraire à enlever, à extirper quelque chose. Avec la suggestion, nous sommes dans le cadre de ce qu’il est convenu d’appeler « via di porre », dans la psychanalyse dans le cadre d’un « via di levare ». À cet égard, on peut d’ailleurs remarquer que l’œuvre de Lacan, pourtant conséquente, volumineuse (la somme des séminaires, plus les autres écrits et conférences) procède, lorsqu’on la survole et qu’on prend la mesure du tout dernier enseignement du psychanalyste, bien plus d’un « via di levare », d’une dénudation, d’un non — savoir, que d’un « via di porre » et d’un toujours plus de sapience. À charge pour les analystes d’élucubrer à leur tour sur la débilité mentale, ce qu’ont remarquablement fait Roland Meyer et Jean — Louis Rinaldini il y a quinze jours…

Au départ, oui, psychanalyse et psychothérapie accueillent la même demande portée par le symptôme avec comme seul moyen la parole pour résoudre l’intolérable du symptôme dont le secret réside dans la castration et la pulsion avec une différence cependant à établir entre le symptôme où s’articule la demande, le ça ne va pas, et le fantasme où se soutient le désir et l’être de jouissance du sujet.

Dans la psychothérapie il y a un Autre qui dit ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire, ce qui est bon et bien, et mieux, et à qui le sujet en souffrance va obéir, s’identifier par introjection. Il y a alors un assujettissement à l’autre, avec la mise en place d’une relation imaginaire encadrée par une articulation symbolique, et si la connaissance moïque vise la maîtrise, le savoir analytique est du côté du sujet et de la destitution subjective.

Dans sa clinique, l’analyste se doit de refuser les pouvoirs de l’identification, les pouvoirs du maître et, c’est crucial, le désir de l’analyste se doit de suppléer le désir d’être le maître qui lui sait d’autorité ce que l’autre est, ce qu’il lui faut, quelle est la voie à suivre pour sa guérison — versant du sens, du bon sens — contre gay — savoir, savoir y faire avec le réel hors sens.

Révéler l’inconscient ou le faire taire, il faut choisir sa ligne de conduite. L’analyste contribue à mettre au jour de la parole le désir du sujet à travers ce qui insiste parfois lourdement, douloureusement, symptomatiquement dans l’existence. C’est là l’objet de la cure, son idéal moral, sans souverain bien, avec à la rigueur un souverain rien, dont on fait quelque chose :

« À celui-ci, circoncis le mot.

À celui-ci inscris le Rien

Vivant au cœur.

À celui-ci, écarte les deux

Doigts difformes pour une

Parole de salut.

À celui-ci ».

Paul Celan

 

L’éthos de la psychanalyse, évoqué plus haut, se soutient du statut éthique de l’inconscient et de l’éthique du désir qui est l’éthique freudienne. À la différence des psychothérapies, l’analyste n’attend aucune jouissance de sa rencontre avec l’analysant ni ne prétend à un quelconque savoir sur les raisons du symptôme, ni n’entend imposer quoi que ce soit qui serait le bien de l’analysé. Il serait même indifférent si ce terme n’était pas connoté négativement — il est même indifférent — et en considérant que le risque majeur couru dans la psychothérapie est de colmater le réel en renforçant l’imaginaire avec du symbolique alors que la conduite de la cure se doit, pour autant que faire se peut, mener le sujet vers ce qu’il est de réel au — delà de son fantasme.

Dans les « Fainéants de la vallée fertile » d’Albert Cossery, deux fellahs, deux paysans, sont à la tombée du jour dans un champ. Tout là-bas, ils voient une forme noire se déplacer sur la terre labourée.

– Tiens, un mouton noir, dit le premier paysan.

–  Qu’est-ce qu’il fait là à cette heure ?

– Ce n’est pas un mouton, c’est un corbeau, dit le second.

–  Mais voyons, c’est un mouton, regarde, il marche.

–  Je te dis que c’est un corbeau. Il a des ailes.

–  Non, des pattes, c’est un mouton.

– Un corbeau

–  Un mouton

Le ton monte entre les deux amis jusqu’à ce que la forme noire s’envole lourdement en poussant un croassement sinistre.

– Tu vois bien que c’est un corbeau, triomphe le deuxième fellah.

– NON, c’est un mouton !

– Croa, croa. Moa, moa !

Dans sa lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny Rimbaud insiste sur « la signification fausse du moi ».

Le clinicien, s’il est analyste, n’est pas thérapeute, ou au — delà de la thérapie ; il se refuse à faire l’Autre, il n’a rien à prescrire, c’est de sa pauvreté, de sa fragilité, qu’il tient sa ressource et sa capacité de surprendre et d’être surpris par ce qui, à un certain moment de la cure, un instant, aura été.

En thérapie, c’est le thérapeute qui produit le savoir et le transmet comme utile, comme outile, pour le patient. Il s’agit d’un savoir ready-made à la différence du hors sens du signifiant maître au détour d’une formation — d’une fourberie de l’inconscient, d’une interprétation qui fait des vagues, qui divague, qui divangue, qui opère sur l’équivoque signifiante, qui fait coupure, force majeure de l’analyse et de sa clinique, et vise l’objet plus de jouir.

Rappelons au passage que les formules de Lacan du fantasme S divisé poinçon a et de la pulsion S divisé poinçon D, se lisent sujet divisé coupure de a et sujet divisé coupure de la demande. À ce titre, il convient de penser la clinique du sujet divisé, du sujet comme coupure. Ajoutons simplement que la topologie des transformations par coupure de Lacan pose que la coupure est la bande de Moebius et que la bande de Moebius est le sujet divisé.

À partir d’une situation inquiétante de son quotidien, certes, un analysant évoque durant de nombreuses séances une angoisse de mort térébrante qui le taraude jour et nuit sans aucun répit, le faisant « suer d’angoisse » selon ses dires mêmes. Au lieu d’apporter un démenti compassionnel quant au fondement de cette angoisse ravageante de mort, parfaitement irréaliste, parfaitement irrationnelle en regard du matériel apporté en séance, l’analyste durant tout ce temps n’aura rien dit. Et c’est ce silence, ce rien dit, qui en résonnant aura permis à l’analysant de faire s’écrouler les murailles de cette angoisse de mort — de castration, entendez — de la traverser comme l’on traverse un cercle de feu ou un jeu de lames en mouvement. Un mot et tout est perdu. Un mot et tout est sauvé, écrit André Breton. Un silence. Le tranchant d’un silence, opération souveraine. Sur les armes de la petite ville de Racalmuto, en Sicile, bourgade natale de Léonardo Sciascia figure une inscription : Dans le silence je me fortifiai.

 

Penser la clinique qui opère sur des dysfonctionnements psychiques c’est rappeler l’importance qu’occupe le désir de l’analyste au cœur même de la dynamique du transfert, axe de l’analyse.

C’est à Lacan que revient le mérite d’avoir sorti le transfert du carcan imaginaire dans lequel il était inscrit et enkysté depuis Freud et ses suiveurs, avec la révélation d’un savoir qui est toujours savoir de l’Autre et avec le sujet supposé savoir qui est un ternaire entre les 2 sujets en présence, analyste et analysant. Lacan a dégagé l’affirmation du lien, de la rencontre du désir de l’analyste qui ne se soutient d’aucun savoir avec le désir de l’analysant. Si le transfert est le lieu de l’interprétation et la répétition le moteur de la cure, l’incidence du désir de l’analyste est fondamentale en ce que ce dernier doit désirer que la cure se poursuivre en refusant la jouissance qui lui est proposée par l’analysant. Celui-ci est assujetti au désir de l’analyste et il désire le tromper de cet assujettissement en se faisant aimer de lui, en proposant cette fausseté essentielle qu’est l’amour. Dans le cadre d’une clinique du réel, le désir de l’analyste en position de x vise à obtenir la différence maximale, à maintenir la distance entre le point I d’où le sujet se voit aimable et ce qui vient boucher la béance que constitue la division ou l’aliénation inaugurale du sujet.

Si le terme de l’analyse manifeste des effets thérapeutiques, l’analyste se doit de suspendre le souci thérapeutique et se garder du désir de comprendre qui est plutôt du côté de l’incompétence de l’analyste, de « sa maladie infantile » pour parler comme Lénine à propos du « gauchisme ». À droite sur l’échiquier politique, il me plaît ici de rappeler le mot inestimable de Joseph De Maistre : « Celui qui ne comprend rien comprend mieux que celui qui comprend mal ». Qu’on se le dise et ne reste pas oublié… !

Amener la révélation du noyau pathologique, à savoir la révélation du fantasme et de l’objet que le sujet est selon la place qu’il occupe dans son fantasme fondamental ; voilà à quoi s’emploie celui qui a fait l’expérience de l’inconscient, en est averti — un homme averti de l’inconscient en vaut trois — et offre son écoute à l’analysant pour un repérage de l’objet a, comme point d’où le sujet se voyait causé comme manque et pour une levée de l’identification du sujet à cet objet comme réponse au manque de l’autre et où le sujet prenait appui. Avec le repérage de l’objet a prend fin la tromperie par où le transfert s’exerçait dans le sens de la fermeture de l’inconscient ; avec l’interprétation, fulguration, ouverture — éclair où soudain aura pulsé l’inconscient avant que le paysage un instant dévoilé retourne à sa nuit moïque.

 

Penser la clinique ne doit pas faire oublier que cette clinique s’adresse à des hommes et à des femmes. Cette différence de position — l’anatomie n’est certes pas le destin, comme le pensait Freud — exige d’être considérée même si l’inconscient ne connaît pas le masculin et le féminin et si ces termes n’ont pas de sens pour lui. « Il n’y a que deux langues qui resteront quand toutes les autres disparaîtront — Dites leurs noms ! La masculienne et féminide. — Je ne connais pas ces langues », débattent Morbi et Jean Séparé deux des 2587 personnages du « Drame de la vie » de Valère Novarina.

Dans sa deuxième partie, un aphorisme d’Oscar Wilde pourrait rendre vain — ou confirmer finalement, à vous de juger — ce que je vais développer maintenant : « Les femmes sont faites pour être aimées, pas comprises. »

En dépit de ou avec Wilde, je vous propose un apologue de mon cru — apologue, ça fait chic, ça fait lacanien. Je précise qu’il s’agit d’un apologue qui tire sa substance d’une observation du quotidien le plus quotidien d’une famille — ce n’est pas un sophisme.

Appelons cet apologue « l’apologue des tranches de jambon » ou bien « la discorde des tranches de jambon ». Ou bien encore, dans un registre moins charcutier et en hommage à Artur « Blind Willie » Reynolds « Outside woman blues. »

Dans cette famille de 4 personnes dont 2 enfants d’une dizaine d’années au moment de l’observation qui s’est faite sur une assez longue période, le père ou la mère ou les deux s’en vont une fois par semaine faire des courses. Parmi les marchandises entassées dans leur caddie, notez la présence de tranches de jambon. Quatre, six, huit tranches, peu importe, sont consommées par cette famille hebdomadairement. De quelle façon ? C’est là, mesdames et messieurs, que l’apologue prend sa source, tire sa substance. Lorsque le père de famille, sa femme absente pour une raison ou une autre, se trouve chargé de préparer un repas pour lui et ses 2 garçons, appelons les Sylvain et Olivier, la tentation du plat appelé purée — jambon revient régulièrement, en alternance avec l’autre grand classique — le steak — frites. Ce plat est apprécié par les enfants, il ne nécessite pratiquement aucune préparation — va donc pour une purée — jambon. À côté de la purée en sachet — seule une vraie maman est capable de préparer une vraie purée passée à la moulinette — le père dispose dans son assiette et celle de ses 2 fils une tranche de jambon — parfois 2 si l’appétit d’Olivier et de Sylvain est suffisamment grand. Au terme du repas, chaque convive a avalé la totalité, j’insiste là — dessus, de sa ou de ses tranches de jambon, et, sans le savoir, affirmé ce qui caractérise la position masculine que s’en va mettre à mal la mère de famille de retour au domicile conjugal. Celle-ci, à son tour, va se préparer quelque chose à manger, tiens, du jambon par exemple. Là où, rappelez — vous, les hommes de la famille ont mangé leur(s) tranche(s) de jambon, madame va agir différemment ce qui ne sera pas sans provoquer d’épouvantables mouvements de mauvaise humeur de la part d’Olivier et de Sylvain qui ne supportent pas de voir leur mère agir de la façon hérétique que je m’en vais exposer maintenant. Âmes et hommes sensibles s’abstenir. Quant au père de famille, 5 ans de psychothérapie analytique, 10 ans d’analyse et 3 ans de contrôle, lui auront permis d’endurer à peu près sereinement la manière de procéder de son épouse, non sans éprouver, soyons juste, une très légère irritation — mais pas de quoi entamer une nouvelle tranche… d’analyse tout de même ! Que fait donc la mère de famille pour déclencher de la sorte la colère des jeunes mâles de la maison. En admettant qu’il reste dans le frigo 3 ou 4 tranches de jambon, cette femme va, en toute duplicité, prélever sur la première tranche de jambon une bande de viande de porc représentant, mettons, un quart de la surface de la tranche, mais — et là se situe le scandale — ce prélèvement va être effectué simultanément sur l’ensemble des tranches de jambon restantes.

Nous avons donc à l’issue de la découpe féminine, 3 ou 4 tranches de jambon, entamées, ouvertes, béantes et au travers desquelles se manifeste de façon exemplaire la singularité de la position féminine, son autreté, difficilement acceptable pour les petits messieurs du foyer qui ne manquent jamais d’interpeller leur mère sur cet accroc à la totalité dans laquelle, pour eux, doit se soutenir une tranche de jambon qui se respecte — telle une monade isolée, enclose sur elle-même.

Si la vérité pour Freud se tient dans les détails, dans les « rognures d’ongles », dans les « rebuts de la vie mentale » pour Lacan, la dissymétrie irréductible homme — femme se tient dans cet agir désinvolte par lequel une femme attente à l’intégrité d’un empilement de tranches de jambon. Une femme n’est pas toute dans la tranche de jambon, elle échappe au primat du tout phallique, elle n’est pas toute contrainte par l’un universalisant de la tranche de jambon ; en cela pour reprendre la formule de Lacan : « Elle possède un peu plus d’aération dans ses jouissances. »

Là où une femme laisse les hommes affronter des tranches de jambon, entamées certes, mais disposant encore, chacune, de bords, l’on peut penser qu’il y aurait eu chez un psychotique qu’hébergerait la famille un morcellement jouissif et sans limites. En butte à la jouissance d’un autre malveillant, le psychotique en position d’objet, aurait pu vivre la crainte horrible d’être morcelé, fragmenté corporellement, haché menu comme une tranche de jambon destinée à être mélangée à de la purée, en sachet qui plus est — funeste destin ! triste festin !

En somme, ce que nous montre, nous enseigne cet apologue c’est la logique dissymétrique, hétérogène des positions homme — femme, telle qu’elle opère dans l’inconscient et qui exige l’invention d’un savoir y faire avec le gouffre qui existe entre l’un et l’autre sexe.

Rainer Maria Rilke, à sa manière, le dit mieux que moi, mais c’était un idiot de village :

« Lorsqu’on a pris conscience de la distance infinie qu’il y a entre 2 êtres humains quels qu’ils soient, une vie côte à côte peut être possible. Il faudra que les 2 partenaires deviennent capables d’aimer la distance qui les sépare et grâce à laquelle chacun des deux aperçoit l’autre entier découpé sur le ciel. »

Cette distance n’est pas sans conséquence sur la conduite d’une cure et sur l’accueil fait aux névroses classiques l’hystérie et la névrose obsessionnelle. Je n’évoquerai pas ici le fonctionnement psychique des « nouveaux analysants » chez qui encore plus que celle de la réalisation de leur désir, la question de la jouissance est impérative et prévalente — vite un objet pour satisfaire la pulsion ! —, articulée à ce que Jean Pierre Lebrun appelle la mèreversion. Pour ces sujets souffrant de troubles de la symbolisation, il s’agit avant tout et à minima de restaurer la trame psychique et à faire advenir la fonction symbolique défaillante, vacuité de l’Autre, à travers ce que Lebrun appelle l’interlocution.

Penser la clinique pour arriver à une modification des rapports qu’un sujet entretient avec le symptôme qui l’identifie et qui articule sa jouissance amène à évoquer rapidement ici la femme hystérique qui avance avec sa subjectivité doloriste, plaintive et contestataire. On est loin d’un rire gratuit et de ce qu’écrit Rimbaud dans « Veillées » : « C’est l’aimée ni tourmentante ni tourmentée. L’aimée. »

Bien plutôt, se joue une dialectique identificatoire marquée par l’ambivalence, le père étant à la fois un objet investi de façon positive et négative, objet déchu impuissant exigeant d’être soutenu. Ou bien, à l’opposé, si la femme s’identifie à la plainte d’une mère insatisfaite — Y’a pas d’hom » — rappelez-vous le célèbre : « Tu n’es pas un homme » que lance au visage de Michel Piccoli, Brigitte Bardot dans le Mépris de Jean-Luc Godard, l’hystérique apparaît comme une victime du père, avec une inversion soudaine, selon les circonstances, des investissements identificatoires. Dans les 2 cas, le désir de l’hystérique est soumis au désir de l’autre pouvant prendre en charge le désir paternel insatisfait par rapport à sa femme et pouvant avoir à réparer l’insatisfaction paternelle. À travers ses symptômes, l’hystérique peut tendre vers un idéal de perfection qui lui permet de rester toujours insatisfaite, cette insatisfaction lui évitant la réalisation imaginaire de l’inceste pour l’y mieux maintenir.

Sur le versant obsessionnel, il convient de noter l’ambivalence spécifique que ce sujet, homme à la mère par excellence, entretient vis — à — vis de la loi du père avec le désir inconscient de la transgression — se marque ici la tentative de l’obsessionnel d’être pervers sans y parvenir avec multiplication de défenses stéréotypées, de formations réactionnelles qui le caractérisent et à travers des mécanismes tels que l’isolation par exemple.

Difficulté également pour l’obsessionnel de s’inscrire dans l’association libre au profit de récits et de rationalisations qui démontrent son incapacité à lâcher une position de contrôle et de maîtrise du dire pour en neutraliser le transfert. Une interprétation juste jouant sur les énoncés dénégatifs et portant par-là sur les contenus refoulés semble faire vaciller, mais pas s’effondrer pour autant une position névrotique. Les mécanismes de défense de l’obsessionnel, ses « fortifications à la Vauban » pour reprendre Lacan, sont tels qu’ils peuvent paradoxalement jouer à fond pour renforcer la névrose, araser cette interprétation qui trahit le sujet et l’ajouter comme un trophée, comme une merdaille de savoir de plus, épinglée au revers du complet impeccable de l’obsessionnel, grand résistant s’il en est, engagé dans un combat qu’il mène contre lui — même en toute lucidité.

Soyez assurés que l’obsessionnel ne souscrira pas à l’exhortation d’André Breton dans Littérature : « Lâchez tout, Lâchez votre femme, votre maîtresse, Lâchez la proie pour l’ombre, etc. » Un autre mécanisme qui apparaît dans la clinique est celui de l’annulation rétroactive qui consiste à faire comme si des pensées, des actes, des situations n’étaient jamais advenus. Comme Freud l’a montré, ce mécanisme de défense marque l’apparition archaïque et conflictuelle entre l’amour et la haine pour un même objet d’investissement. Il s’agit de fuir le désir, de l’annuler, de le rendre impossible. L’obsessionnel est engagé dans la question de la jouissance de l’autre où il s’agit de colmater, neutraliser le désir, de faire en sorte que rien ne doive et ne puisse jamais manquer, puisque c’est le manque qui constitue le désir et le relance, l’objet étant confiné à la place du mort. Si le désir est le désir de l’autre, pour autant que l’autre ne désire pas, l’obsessionnel ne désire pas non plus, à ce titre l’autre ne doit pas demander puisque s’il demande c’est qu’il désire. L’autre de l’obsessionnel ne doit manquer de rien d’où la stratégie, le tombeau climatisé dans lequel peut se trouver enfermé l’autre qui ne doit pas jouir sans autorisation.

Si « la clinique c’est le réel comme impossible à supporter », Lacan, après de nombreuses autres disciplines s’est intéressé à l’écriture poétique chinoise à travers les rapports amicaux qu’il a entretenus avec François Cheng. En 77, alors qu’il avait souligné que « le poète précède le psychanalyste », il déclare à propos du livre de Cheng : « Si vous êtes psychanalyste, vous verrez que c’est le forçage par où un psychanalyste peut faire sonner autre chose que du sens. Le sens c’est ce qui résonne à l’aide du signifiant. Mais ce qui résonne ne va pas loin, c’est plutôt mou. Le sens, ça tamponne. Mais à l’aide de l’écriture poétique, vous pouvez avoir la dimension de ce qui pourrait être l’interprétation analytique. »

Ce qui est en jeu dans l’analyse, c’est le sujet de l’inconscient de l’analysant engagé dans sa relation avec l’Autre du transfert. Dans la poésie, il s’agit d’un sujet qui sait y faire avec son inconscient quand bien même serait — il névrosé, mais dont l’usage qu’il fait du signifiant se situe au niveau de la substance jouissante. D’un bord, nous avons le réel de lalangue, de l’entre – deux langues qui ne cesse pas de s’écrire, de l’autre, le sens qui est de l’imaginaire pris dans le symbolique. Si Lacan se dit pas assez « pouâte », le poète est pour lui un « débile mental » capable tout’hont’bévue de produire un signifiant nouveau qui n’aurait comme le réel aucune espèce de sens, qui allierait effet de sens et effet de trou, qui ne serait pas pris dans un savoir préalable.

Dans la parole poétique, comme lieu de liberté et de résistance à toutes les barbaries — celle de Paul Celan, « Ô tu creuses et je creuse, je me creuse jusqu’à toi » ou de Mallarmé « aboli bibelot d’inanité sonore », pour ne citer qu’eux — c’est le manque de toute langue, le S(A/) qui creuse le désir, le fait fructifier en engageant le sujet et son énonciation — son style. À la différence par exemple de la parole médiatique (le médialecte comme l’appelle Gérard Genette) bouchée, obturée, qui, suffisante et insignifiante, colmate et empêche tout surgissement du mystère, de toute jouissance dans une volonté exclusive — démente — de communication liée à une croyance à un absolu du sens et où le langage est réduit dans sa capacité polysémique quand il s’agit d’évoquer et de révoquer toute clôture. Entendre une fois de trop le discours du porte — parole de l’Élysée, « notable quantité d’importance nulle » (Lautréamont), et s’exiler aussitôt après et pour toujours dans le désert de Gobi, aurait pu écrire Cioran dans son « Précis de décomposition ».

Dans le désir et son interprétation, Lacan précisait : « On voit bien dans la poésie combien le rapport poétique au désir s’accorde mal de la peinture de l’objet. »

Cette causerie s’est ouverte sur une maxime d’Isodore Ducasse, elle s’achèvera sur un autre poète considérable dont le ne plus parler, le silence, selon Heidegger, est un avoir dit : Rimbaud.

« Une saison en enfer » — « To enter heaven, travel hell » écrit Joyce — donne à lire cette dernière phrase : « Et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps. » De notre bord à nous, contre « l’enfernisation » qui fait dire à Borges dans l’un de ses poèmes : « J’ai commis le pire des péchés qu’un homme puisse commettre. Je n’ai pas été heureux » et pour « emparadiser » l’existence selon le néologisme de Dante à la fin de la Divine Comédie — gageons que l’analyse contribue parfois à ce qu’un analysant puisse soutenir et se soutenir de cet énoncé : « Et il me sera loisible de posséder un bout de réel dans une âme et un corps » ; en rappelant que pour Maître Eckart « Mon corps est plus dans mon âme que mon âme dans mon corps. »

Artaud l’appelle, « Monsieur coït satisfait » et « Madame érotique orgasme » : Si le véritable secret d’une analyse, avec sa part d’incurable et à travers une infinité de réponses singulières, c’est advenir au fait qu’il n’y a pas de rapport sexuel inscriptible, ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire et fait trou dans le réel ; ce qui supplée au rapport sexuel c’est l’amour : « L’amour qui meut le soleil et les étoiles », grandiose conclusion, dernier vers du poème de Dante — l’amour comme traversée de l’imaginaire spéculaire, le narcissisme, comme éthique du bien dire, comme sublimation de la jouissance.

Ainsi, dans la glorieuse incertitude des séances, la cure vous invite à donner votre lalangue au chat analytique pour devenir peut être, un par un, une par une, celui ou celle qui s’autorisera à dire : Rimbaud encore et toujours : « Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé, un musicien même qui ai trouvé quelque chose comme la clé de l’amour » et dont les quelques autres dont il ou elle se sera autorisé répondront : « Il est l’amour, mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue, et l’éternité : machine aimée des qualités fatales. »

Ici, pardonnez-lui ses fautes, s’achève cette contribution à l’expérience psychanalytique, à sa clinique et à sa po-éthique, ici s’achève ce dit-lettante qui n’en peut maistre — et c’est tant mieux, car, sur la ligne de risque, c’est bien ainsi que j’entends que vous l’entendiez my dear.