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Joseph Rouzel  /  Sadique époque de Dany-Robert Dufour

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Texte à retrouver dans la Newsletter de le FEP à propos du livre de Dany-Robert Dufour, Sadique époque, Le Cherche Midi, 2025. Image « Le jardin des délices » de Jerôme Bosch, peint vers 1500.

« Ici la destruction, la violence, la haine ont pris tous les masques… Les voisins de la veille vous égorgent. Les amis de toujours vous poignardent. Les uns comme les autres n’ont plus ni compassion, ni réflexion, ni amour. L’horreur est partout. Le goût du sang les rend ivres. En qui, à quoi croire désormais ? ». Dans ce roman publié chez Flammarion en 2000, Andrée Chédid donne le ton d’un pays ravagé. On peut prendre ce roman, où tentent malgré tout de survivre quelques personnages, comme la métaphore de ce que le philosophe Dany-Robert Dufour explore dans son dernier opus. « C’est un ouvrage qui m’a demandé beaucoup de travail », précise-t-il.

Depuis bien longtemps Dany-Robert Dufour mène une quête. L’humus sur lequel il a grandi : un père anar et résistant espagnol (voir ses entretiens avec Thibault Isabel, Fils d’anar et philosophe), une mère italienne, tous les deux commerçants forains, le mène assez rapidement à un engagement militant. Après 68, bien avant Robert Linhart, il s’établit comme ouvrier d’embouteillage chez Vittel. Poursuivi pour ses activités militantes, il vit deux ans en clandestin et écope de deux ans de prison, ramenés ensuite à 8 mois de sursis. Il part enseigner durant trois ans à l’Université d’Alger. Il passe sa thèse en 1976. Puis suit une carrière universitaire : chargé de cours, enseignant-chercheur en sciences de l’éducation à Paris VIII, un doctorat d’État en 1980. Il poursuit son enseignement en philosophie jusqu’en 2015. Détaché au CNRS (2000-2004) dans une équipe de psychanalyse, directeur de programme au Collège international de philosophie… Bref, une vie bien remplie, un parcours, mais surtout une quête.

Une quête, donc : débusquer dans notre monde hypermoderne les forces agissantes, les patterns, les structures qui amènent tout doucement ce monde à… l’immonde. Pour ce faire dans ce dernier ouvrage qui constitue l’acmé de toute une œuvre, l’auteur, fort de son expérience de pensée comme philosophe, mais aussi renouant avec la veine anarchiste critique que lui a transmis son père reprend toute l’œuvre du marquis de Sade et montre comment celle-ci, non seulement annonce, mais imprime les schèmes de fabrication de notre modernité. Comment en est-on arrivé là ? L’ouvrage s’ouvre sur un triptyque célèbre, Le jardin des délices de Jerôme Bosch, peint vers 1500. Ce tableau servira de main courante dans l’ouvrage. Dany-Robert Dufour y voit se dessiner, notamment dans le panneau de droite (L’enfer), le sort tragique de l’Occident. Cela le conduit à se demander pourquoi et comment l’espèce humaine s’est retrouvée engagée dans une forme d’autodestruction systématique. Or, le programme est inscrit en toutes lettres chez Sade. « Je vais montrer que Sade est celui qui a révélé au cœur des Lumières cette sombre volonté de l’Homme d’en finir avec l’Homme. »

Après avoir repris les grands invariants de sa recherche (immaturité du petit d’homme, la culture comme seconde nature, le geste et la parole comme structure symboliques, le Tiers et les Grands Sujets comme références historiques…) il s’attache à démontrer la mise en œuvre systématique du programme sadien, le programme et tout le programme : l’humanité s’est dotée de forces de destruction jusque-là inconnues, la culture (ce qui permet aux hommes de se tenir éloigné du règne animal et de vivre ensemble, précise Freud dans Malaise dans la civilisation) s’est déglinguée, on assiste à une véritable Haine de la parole (comme le titre mon ami Claude Allione), enfin l’homme moderne entend en finir avec les deux points de butée qui font obstacle à son ubris : le sexe et la mort. J’ajouterai, car cela est sous-jacent à toute la démonstration, l’apport de Freud avec cet au-delà du principe de plaisir qu’est la pulsion de mort. La culture et tous les appareils de civilisation sont les moyens pour chaque sujet de lutte contre la pulsion de mort, autrement dit la jouissance de la destruction. Ce sont justement ces moyens de d’« hommestication » qui s’effondrent les uns après les autres.

Je ne priverai pas le lecteur de découvrir par lui-même tous les riches linéaments de la démonstration de Dany-Robert Dufour. Le cheminement est bien balisé. La « passion sadique » a irradié tous les niveaux de l’histoire occidentale. Des philosophes lui ont donné l’impulsion. Par exemple Bernard de Mandeville (1670-1733) (que l’auteur ressuscite dans son ouvrage précédent Baise ton prochain) qui promeut que « les vices privés produisent la vertu publique ». Porte ouverte au déferlement de jouissance sadique qui fait le cœur du capitalisme. Les « expérimentations » sadiques que déplie le « Divin Marquis » tout au long de son œuvre littéraire trouvent leur point de réalisation à grande échelle dans les régimes totalitaires, soviétiques et nazis, dont un certain nombre de dictateurs prennent le relais sur la planète (Poutine, Trump, Milei, King Jong-Un…), avec aujourd’hui une mondialisation du processus sous les auspices d’un Divin Marché (autre ouvrage de l’auteur) : tout ce qu’il y a sur terre est transformé en marchandise. D’où l’impératif terrible calqué sur Sade, qui anime le capitalisme prônant une libre circulation des biens et des pulsions : jouissez, c’est un ordre ! Autrement dit : soumettez-vous aux lois d’airain de la Nature, concept hypostasié en absolu chez Sade. On voit bien opérer le glissement : foin d’une Culture qui entrave une jouissance totalitaire.

La « passion sadique », entée sur la Nature tient en cinq axiomes, développés au fil d’un chapitre :

— La Nature jouit par la destruction violente.

— Je suis le produit de la Nature, donc je dois (impératif catégorique sur le modèle kantien) satisfaire à toutes ses exigences, donc le meurtre.

— Aucune loi morale ni aucune religion ne vaut face aux injonctions de la Nature auxquelles je suis tenu d’obéir.

— La science doit être enrôlée dans les processus de destruction voulus par la Nature.

— Puisqu’il faut en finir avec le genre humain, il faut aussi en finir avec la différence des sexes et tout ce qu’elle implique.

La démonstration — implacable — est étayée sur un certain nombre d’auteurs : Adorno et Horkheimer, Klossowski, Bataille, Blanchot, Foucault, Pasolini, Freud, Lacan… Il est impossible de résumer une telle entreprise qui avance avec rigueur et méthode. Parti de l’ouverture de Jerôme Bosch comme annonciateur de modernité et de son enfer, on aboutit au rouleau compresseur du sadisme qui ravage notre monde : un capitalisme généralisé qui repose sur « la haine de l’autre en guise de lien social », alimenté par la numérisation des échanges à travers les réseaux dits sociaux, l’addiction aux objets de la technoscience, la marchandisation de tout ce qu’il y a sur terre, bref un impératif de jouissance mauvaise à laquelle les individus se croyant libres se donnent corps et biens.

La conclusion de Dany-Robert est amère, et un brin dépressive : « L’obscurité croît. Et moi je ne crois plus à rien. Car rien ne pourra plus nous sauver. Pas même un dieu. » Ce sont les premiers mots de l’ouvrage. On a connu Dany-Robert Dufour un peu plus en forme, au point en tout cas de ne pas chercher à « désespérer Billancourt ». Évidemment, ne demandons pas au philosophe des solutions miracles pour en sortir, alors que son analyse le mène tout droit à constater une impasse. De ses travaux antérieurs, il me reste cependant ceci : détournons les moyens de la technoscience pour inventer un monde meilleur ; reconstruisons des collectifs, ces collectifs que Pierre Bourdieu repérait justement comme laminés par le capitalisme. Voilà pourquoi malgré la noirceur du propos, malgré sa « désespérance actuelle », Dany-Robert Dufour « persiste malgré tout à célébrer non la destruction, mais la vie ». Position de « gentleman », précise-t-il, disons, à la française, d’honnête homme, pris au sens de l’idéal moral qui nait en Europe au XVII siècle sous la plume des moralistes, et dont Nicolas Boileau écrit qu’il lui faut « savoir et converser et vivre ». Cette haute figure précède d’un siècle un certain… Donatien Alphonse François de Sade (1740-1814).

Alors : énergie du désespoir ? Ou bien syndrome de Zorba le Grec, que met en scène Nikos Kazantzakis, qui se met à danser alors qu’autour de lui tout s’écoule ?