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Bibiana MORALES / Virginia Woolf entre la maladie et l’écriture

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Texte publié et à retrouver sur le site YETU.  Illustration Nicole Kidman incarne Virginia Woolf dans The Hours le film de Stephen Daldry basé sur le roman éponyme de Michael Cunningham , lauréat du prix Pulitzer en 1999.

« Ai-je le pouvoir de rendre la véritable réalité ? Ou écris-je des essais sur moi-même[1] ? » est la question que se pose Virginia Woolf. Elle interroge ce lien inextricable entre sa maladie et l’écriture de ses romans, qui parfois sont très proches de ses « visions » et du réel de l’hallucination. Comment se servir de la folie pour faire de l’art ? En tant que romancière, elle voulait transmettre du sens esthétique et non du délire. C’est dans les moments de maladie qu’elle trouvait la naissance et la suite de ses romans, donnés par ses visions. Sa création consistait à faire passer ce qu’elle avait de plus particulier, sa folie, dans une fiction accessible au lecteur. Virginia Woolf croyait à l’écriture comme thérapie. Écrire était pour elle faire passer le mal par écrit. Mais son écriture ne la protégeait pas des effets mortifères de chacune de ses crises, et elle ne l’a pas empêchée non plus de se suicider. Chaque livre et surtout chaque publication l’amenaient au franchissement de ses limites. L’écrivain allait au-delà d’elle-même en signant, avec sa création, son entrée dans la psychose. Lacan appelle ce franchissement « le drame subjectif du savant[2] ». Il est le coût subjectif de l’invention où l’inventeur est victime des limites par la création. Quelle est la création de Virginia Woolf ? Si l’écriture fonctionnait comme suppléance pour Virginia Woolf, paradoxalement elle conduisait aussi à une impasse.

La maladie accompagne la production de ses romans avec des symptômes qui vont jusqu’à l’arrêt de son écriture. Ainsi, l’insomnie, l’incapacité d’écrire, la fatigue excessive, l’agitation sont nommées par l’écrivain « les états d’âme de la création ». Ses états arrivent au début et à la fin de chaque ouvrage. Le moment de la publication fait approcher l’écrivain du vide mélancolique. La correction des épreuves pour l’édition la confronte à la lecture de sa propre écriture, un point insupportable pour Virginia Woolf, qui ne se lisait pas elle-même. C’est le moment où l’artiste est face à son invention et à l’affranchissement de sa propre structure. C’est la mort réelle du père qui pousse Virginia Woolf à la création. D’ailleurs, son premier écrit à être imprimé est un récit sur la vie de son père, Leslie Stephen[3]. Son père était bien un biographe reconnu, mais non un créateur. Occuper la place de créateur d’une œuvre impliquait pour Virginia Woolf le franchissement de la place du père et de sa propre structure. La publication de son premier livre l’amène à la psychose. Son premier livre est écrit et réécrit pendant sept années. Sept versions différentes sont brûlées par l’écrivain. Après cette crise, Virginia Woolf sait clairement que sa création peut de nouveau l’amener « au bord du précipice ». Son écriture suit donc une méthode, une mesure en partie imposée par son médecin et en partie choisie par l’écrivain. Tel le traitement prescrit à Septimus Warren Smith dans son roman Mrs Dalloway[4] : un peu de bromure, et du repos ; pas d’agitation, pas de livres et, comme Virginia Woolf le dira elle-même dans sa correspondance, pas d’écriture. L’élaboration progressive du sinthome est presque interdite. Ainsi, sa méthode d’écriture, pour se protéger de la folie, devient celle d’un roman « lourd » de conséquences pour l’écrivain, suivi d’une « plaisanterie ». Cela nous montre donc une séparation dans l’écriture de son œuvre. Le roman qu’elle nomme « une plaisanterie » devient une œuvre réparatrice, un support qui protège de la folie et permet la continuation de l’écriture. Le roman « lourd » ou roman de « visions » (qui devient un chef-d’œuvre) est suivi d’un roman qui protège de la folie, qui l’empêche de suivre ses visions, un roman de « faits ». Parfois, ce texte réparateur devient le support pour l’écriture d’un autre. Virginia Woolf donne ainsi deux fonctions à l’écriture : elle stabilise et elle déstabilise. Une écriture qui fait nœud entre le réel, le symbolique et l’imaginaire, et une écriture qui les libère. Ce n’est pas un plaisir, pour elle, d’écrire une œuvre réparatrice, c’est plutôt une obligation. Les romans que Virginia Woolf prend plaisir à écrire sont ses romans de « visions », qui ont pour conséquence une décompensation de sa psychose.

C’est la maladie dite « mystique » par Virginia Woolf qui l’amène à trouver ces sujets d’écriture. Mais si son inspiration survient au moment de la maladie, l’écriture, elle, au contraire, vient après. Il faut sortir de ses « états d’esprit » pour se remettre à écrire. C’est non pas l’écriture qui s’impose, mais la scène.

Dans la progression de son œuvre, à partir de son roman Les vagues, son grand chef-d’œuvre se situe un changement ; le livre qui au début de son œuvre a une fonction de réparateur ou de support pour l’écriture devient séparateur. C’est l’imposition des scènes de son prochain livre qui l’amène à finir pour continuer un autre. La fin est trouvée dans la mesure où les scènes du roman s’imposent et attendent d’être écrites. Il n’y a non pas de point final entre la finalisation d’un livre et le début du suivant, mais une continuité de l’écriture sans capitonnage, car la signification est donnée par l’écriture du livre suivant, et ainsi de suite. C’est une évidence d’un trop-plein de signification qui échappe au sujet. Virginia Woolf se sert d’une double écriture pour trouver un sens qui par sa plénitude se dérobe.

Avec son avant-dernier texte, Les années[5], Virginia Woolf veut écrire la vérité des choses, une vérité qui se sert de la fiction et où la réalité et la fiction ne sont plus différenciables ; l’une efface l’autre. Elle veut inventer un nouveau genre littéraire : le roman-essai, genre hybride entre histoire et fiction en effaçant les limites de l’une et de l’autre. Ce livre est en lui-même le résultat d’une écriture qui double vérité et fiction. Une façon de réunir là ses romans de faits et ses romans de vision. C’est un affranchissement des limites de sa propre création. Comme son premier texte, celui-ci déclenche sa psychose. Ce livre devient une écriture « interminable » au point où elle doit écrire un autre livre pour pouvoir y mettre fin.

La maladie dans l’œuvre

Quels sont le réel et la vérité chez Virginia Woolf ? Une question qu’elle ne cessera pas d’aborder dans ses romans, à partir de l’idéal mortifère de la transparence totale. Il n’est de vrai que ce qui a un sens, mais le réel, au contraire de la vérité, est impensable. La mort est le fondement du réel. Une mort telle une vague, qui traverse toute la vie et l’œuvre de Virginia Woolf. « De quelles périphrases faut-il se servir pour désigner la mort[6] ? » Une question qui touche à ce qui revient toujours, à « ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire » pour Virginia Woolf : l’impossible élaboration du deuil. Sa vie est marquée par la mort de sa mère, de son père, de sa sœur Stella et de son frère Thoby, ce qui fait de tous ses objets aimés un seul objet : « […] toutes les morts ne sont qu’une seule mort[7] ». Un objet qui finalement se révèle être celui du désir. Au-delà de l’impossible élaboration du deuil se trouve la mort de l’objet.

« La vague » est le signifiant avec lequel Virginia Woolf fait passer par l’écriture l’impensable. Ce signifiant nomme l’instant où la maladie arrive comme une vague qui se lève et qui retombe de nouveau. C’est le moment où l’inspiration arrive pour le sujet. Avec Bernard, le personnage inspiré de son roman Les vagues, Virginia Woolf nous dit : « Mais voici qu’un rythme bien connu commence à palpiter en moi : les mots dormants, les mots immobiles, se soulèvent, courbant leurs crêtes, et retombent, et se redressent encore, de nouveau, et toujours[8]. » Comme une vague le signifiant bouge, se soulève, s’impose. Le signifiant qui s’impose dans le réel de la vision inspire l’écriture de ses romans et prend une valeur mystique pour Virginia Woolf. L’écrivain appelle ces moments de vision des « moments d’être », des instants d’illumination qui donnent naissance à ses romans. Ses visions sont pleines de signification qu’elle cherche à trouver. Une quête de sens dans ses romans qui finalement n’est autre que le sens de la maladie. Virginia Woolf nous conduit à une fiction qui fait passer la maladie par l’écriture. Elle conduit le lecteur au monde de la folie sans faire de son texte l’écriture d’un délire, au point d’écrire le moment même du déclenchement, de l’envahissement hallucinatoire et du suicide. Septimus Warren Smith, son personnage mélancolique de Mrs Dalloway, sert à l’écrivain à mettre face à face folie et raison.

La question sur la fonction de la maladie dans l’œuvre se pose. La maladie a une place d’inspiration « mystique », mais aussi « fait trou » dans les moments d’écriture de l’œuvre. Elle a donc deux fonctions : celle de pousse à la création et celle de limite à l’écriture. Entre les deux, le corps tient lieu d’intersection. L’écriture prend corps avec la finalisation du texte. Elle existe telle qu’un corps, un corps fait de lettres. Le livre se forme avec « la maladie mystique ». La maladie introduit une jouissance du corps non mortifié par le signifiant, mais marqué par la lettre. Les romans « trottent dans sa tête », lui font « battre le cœur », lui « renferment le cerveau ». Une écriture qui touche au corps, pour ensuite passer en continuité sur la page du texte.

Dans son texte De la maladie[9], Virginia Woolf fait un éloge de la maladie comme d’un moment qui œuvre un espace de création. C’est un lieu « hors la loi », qui sort le sujet du discours commun. Le malade peut donc avoir accès à une vérité, ignorée par lui quand il participe à la « mascarade de la normalité ». La maladie per- met de faire exception, elle est « le confessionnal suprême », les mots résonnent et livrent leur signification. Le signifiant acquiert donc une autre signification, que le malade ou l’inspiré peut percevoir. « Lorsque nous sommes malades, les mots semblent doués d’une qualité mystique. Notre compréhension excède la signification littérale […]. Lorsque nous sommes en bonne santé, la signification l’emporte sur le son. L’intelligence agit en maître vis-à-vis des sens[10]. » Pour parler de la maladie, il faut inventer une nouvelle langue, « plus primitive », « plus crue ». Il faut inventer pour décrire la souffrance. C’est là justement la valeur de l’œuvre de Virginia Woolf en tant qu’écrivain. Elle introduit la maladie dans la littérature. À la différence de Joyce, elle n’invente pas une nouvelle langue, car elle reste trop attachée au sens. Mais elle intro-duit la maladie dans la fiction et avec elle le corps. « […] il nous semble soudain pour le moins étonnant que la maladie ne figure pas à côté de l’amour, de la lutte et de la jalousie parmi les thèmes majeurs de la littérature. Il devrait exister, nous disons-nous, des romans consacrés à la typhoïde, des odes à la pneumonie et des poèmes lyriques à la rage des dents. Or il n’en est rien[11] ».

Un corps fait de la lettre

L’acte d’écrire dépend de la castration. L’écriture confronte le sujet à la question de la perte subie dans le corps et à sa propre représentation. Une représentation impossible dans la psychose, et encore moins dans la mélancolie. Un corps évanescent qui par l’écriture se marque. Avec « la maladie mystique », Virginia Woolf trace son corps avec des symptômes particuliers qui précèdent le début et la fin de chaque texte. La lettre est un bord, une marque, un trait. L’instant de la vision apparaît comme une lumière, un reflet que le sujet s’approprie par l’écriture. Une écriture qui contourne, qui trace et qui retrace le corps non regardé par l’Autre. L’écriture vient de la place de l’Autre symbolique, puis sert au sujet à se faire ses propres traits dans l’œuvre. L’écriture vient tracer le vide et suppléer à ce que l’opération du Nom-du-Père n’a pas fait : opérer une perte sur le corps. Cependant, la perte qu’opère l’écriture n’est pas symbolique. Dans Orlando, l’écrivain nous dit : « Car il semblerait — son cas le prouvait — qu’on écrive non pas avec les doigts, mais avec la personne tout entière. Le nerf qui contrôle la plume s’enroule autour de chaque fibre de notre être, il nous taraude le cœur, il nous perce le foie[12]. »

L’écriture se fait donc dans la chair et avec la chair, ainsi le produit est-il un morceau du corps. Avec Orlando, Virginia Woolf donne une esquisse de son état au moment de la finalisation de ses livres. Elle reprend la vie avec son écrit. Le moment de la « vision », ou moment d’inspiration mystique, est un temps mort pour l’écriture, la maladie vient donc pour rappeler le corps à la vie et à l’écriture ; ainsi le moment de la production du texte est-il celui où son écrit prend existence. L’écrit et son auteur font un même être. Un être hybride fabriqué de lettres et de chair, duquel l’écrivain, son créateur, ne peut pas se séparer. Un être qui par la lettre se fait immortel. Un corps de lettres. Virginia Woolf a-t-elle construit un sinthome avec son écriture ? Si c’est le cas, pourquoi l’écriture n’a-t-elle pas fonctionné comme protection contre le suicide ? Peut-être est-ce parce que son écriture et son corps sont en continuité. Car celle-ci détruit l’un pour sauver l’autre. Son suicide est un acte paradoxal où Virginia Woolf se détruit pour se sauver de la folie et de l’impossibilité d’écrire.

La problématique mélancolique se présente comme l’impossibilité de s’appro— prier un reflet qui puisse donner forme au corps. Le corps s’esquisse dans le regard de l’Autre. C’est le sens du stade du miroir, le moment où le sujet s’approprie le corps à partir du reflet dans l’Autre. La mélancolie est une question qui touche à l’imaginaire et en conséquence au réel. L’image structure le corps réel, qui devient corps imaginaire et la première représentation corporelle matrice du moi. L’Autre qui n’a pas servi de miroir au sujet laisse le sujet face à un réel sans voile et sans écran. Via la fiction, l’Autre donne une image, un moi. Pour l’écrivain, la fiction sert à se faire une place dans le récit du texte. Ses créations deviennent ses « enfants d’esprit », une façon de parler d’elle-même. Avec sa fiction, l’auteur cherche une identification qui passe par ses personnages. C’est une fiction qui à la fin de chaque livre disparaît et laisse l’écrivain sans identification. « La vie est sèche comme un os[13] » sans ses personnages. C’est dans la fiction que la vie a de la chair. Virginia Woolf utilise sa création pour se construire d’un côté une identification imaginaire, un moi qui passe par le reflet créé par elle-même dans ses personnages, et de l’autre une identité qui marque le corps avec les symptômes de la mélancolie. Elle fait parler cette « matière mutique » qui est sa maladie pour en faire un corps de lettres. Elle transmet la souffrance que « son corps inflige à son esprit », sa mélancolie, « ce mal d’écrire » dont souffre Orlando dès son enfance. Dans cette maladie de l’écriture le corps et la lettre sont intriqués tel l’hybride qu’elle essaie de créer avec son œuvre, un mélange entre l’écrivain et la femme mélancolique.

Avec Joyce, Lacan[14] montre comment l’art devient une suppléance au dénouement du réel, du symbolique et de l’imaginaire. Joyce laisse tomber son corps comme la pelure d’un fruit et c’est son art de l’écriture qui prend place d’ego, il répare le dénouement de l’imaginaire au réel et au symbolique. Pour Virginia Woolf, le corps malade est sa condition d’écriture. « L’être vivant en nous doit se contenter de regarder à travers cette vitre, salie ou flatteuse, mais il ne peut, ne serait-ce qu’un instant, être détaché du corps comme l’étui d’un couteau ou la cosse d’un petit pois[15]. » Cependant, il est possible d’interroger la production d’un ego dans l’œuvre de Virginia Woolf. Son art n’est pas un répondant à sa position sexuelle, mais au contraire l’écriture est au prix de sa position sexuelle. Son œuvre est une façon de laisser une trace au-delà du corps vivant. Orlando y trouve une voie pour gagner l’immortalité, pour « donner à son nom un éclat immortel[16] », à la différence de ses ancêtres qui n’étaient pour lui que des ossements dépourvus de chair. La lettre donne à l’écrivain un corps, mais non une identité sexuelle.

[1] Quentin Bell, Virginia Woolf, livre II, Paris, Stock, 1973, p. 160.

[2] Jacques Lacan, « La science et la vérité », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 870.

[3] Virginia Woolf écrit en 1906 avec Frédéric Maitland l’édition autorisée de Vie et correspondance de Leslie Stephen.

[4] Virginia Woolf, Mrs Dalloway, Romans et nouvelles, Paris, Stock, 1974, p. 200.

[5] Virginia Woolf, Les années, Paris, Mercure de France, 2004.

[6] Virginia Woolf, Les vagues, Romans et nouvelles, Paris, Stock, 1974. p. 969.

[7] Ibid., p. 881.

[8] Ibid., p. 819.

[9] Virginia Woolf, De la maladie, Paris, Payot et Rivages, 2007.

[10] Ibid., p. 49-50.

[11] Ibid., p. 24.

[12] Virginia Woolf, Orlando, Romans et nouvelles, Paris, Stock, 1974, p. 706.

[13] Virginia Woolf, Romans et nouvelles, Paris, Stock, 1974, p. 673.

[14] Jacques Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005.

[15] Virginia Woolf, De la maladie, op. cit., p. 26.

[16] Virginia Woolf, Orlando, Romans et nouvelles, op. cit., p. 609.