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Isabelle Buillit / Amour courtois et sublimation

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Texte paru dans L’Hebdo-Blog le 21 septembre 2025. Illustration La Belle Dame Sans Merci – Sir Frank Dicksee (1853 – 1928)

Au moyen âge, l’amour courtois donne naissance à un genre littéraire à part entière, où poèmes et chansons magnifient la relation qu’entretient le chevalier à la Dame, qui par ailleurs est celle du seigneur des environs. Lui vouant amour et admiration, le soupirant se propose d’être son serviteur. Sont aussi mises en avant des valeurs de loyauté, de courage et de respect. La rencontre charnelle est toujours repoussée, les corps tenus à distance. Le plaisir sexuel est dévalué, prohibé au profit des sentiments.

Changement d’objet

Au principe de l’amour courtois, il y a une satisfaction impossible du désir et une forme d’amour idéalisé, sans sexualité. Ce principe n’est pas sans rappeler la découverte de Freud : le sexuel ne se réduit pas aux relations physiques à proprement parler. La pulsion étant toujours déviante, son objet peut se substituer à un autre, dévoilant le principe de la sublimation.

La libido sexuelle est désexualisée, indique Lacan[1]. Si l’objet de la pulsion change, son intensité reste intacte. « Le prétendu objet de la sainte pulsion génitale, dont nous nous gargarisons, peut précisément être extrait de la pulsion sexuelle sans aucun inconvénient. Il peut être totalement inhibé, absent, sans que cette pulsion ne perde rien de sa capacité de satisfaction[2] ».

Idéalisation et tiers lésé

L’autre élément de la sublimation dans l’amour courtois est qu’elle élève l’objet, le survalorise. Dans « Contribution à la psychologie de la vie amoureuse[3] », Freud indique une impasse : étant donné l’interdit de l’inceste, le courant tendre et le courant sensuel sont séparés. Il rapporte ces cas d’hommes qui ne peuvent se satisfaire avec une femme qu’ils respectent. Leur satisfaction se réalise auprès de femmes de peu de vertu. Ici, la mère, initialement idéalisée, est remplacée par la prostituée. Ce rabaissement donne accès à la jouissance sexuelle. Au contraire, l’idéalisation y fait obstacle. Tel est le cas du chevalier et de sa Dame : les corps ne se rencontrent pas, tandis que les relations sexuelles sont réservées à des femmes de moindre condition. À ceci près que, pour le chevalier, l’idéalisation est un choix conscient. Freud décrit, lui, un choix inconscient de l’homme. Notons enfin que l’amour courtois inclut la condition du tiers lésé : le chevalier s’intéresse à la Dame parce qu’elle est celle d’un autre. Nous retrouvons ici la triangulation œdipienne. Mais pour que la sublimation opère, encore faut-il que la Dame soit inatteignable, d’un rang plus élevé que son courtisan. Elle se trouve alors ardemment désirée.

Présence du manque

L’absence de satisfaction sexuelle, élément essentiel de la sublimation, fait consister le manque. Dans l’acte sexuel, « on ne s’aperçoit pas de ce qui manque. Et c’est toute la différence qu’il y a avec la sublimation », indique Lacan. En récupérant l’objet, il y a ce paradoxe de la présence du manque — « c’est à l’aide de ce manque [que la sublimation] construit ce qui est son œuvre »[4].

[1] cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 133.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil & Le Champ freudien, 2023, p. 203-204.

[3] Freud, S., « Contribution à la psychologie de la vie amoureuse », La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 47-80.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasmeop.cit., p. 246-247.