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Agnès Giard / Drague : l’IA qui parlait à l’oreille des jouvenceaux

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Texte publié dans Libération sur le Blog Les 400 culs le 22/06/2024. Illustration de la rédaction.

Un nombre croissant de jeunes hommes seraient prêts à utiliser l’intelligence artificielle pour séduire en ligne. Problème : si les machines font du gringue à notre place, que devient la rencontre ? Le sociologue Vincenzo Susca, auteur de « Technomagie », analyse le phénomène.

En juin 2023, une enquête de la firme AttractionTruth établissait que 20 % des hommes âgés de 35 à 45 ans utilisaient déjà des IA pour écrire leur bio et pour envoyer des messages sur les sites de rencontre.

Sur les sites de rencontre, moins nombreuses que les hommes, les femmes hétérosexuelles sont favorisées : ayant l’embarras du choix, elles effectuent un tri sévère et n’ont parfois pas le temps de répondre aux messages. Beaucoup d’hommes s’en plaignent. Ils passent des heures à prendre contact, sans obtenir aucun retour. Certains n’hésitent donc plus à télécharger des applications conçues pour générer des phrases d’accroche et plus, si affinités. Ces services prolifèrent : FlirtBot, Love Lines, MGAI, HitchAI, Dating CoPilot, Date Night GPT, Reply Muse…

La plupart utilisent des intelligences artificielles (IA) présentées comme des «co-pilotes» ou des «coachs» en drague : elles baratinent sur commande. L’appli Winggg, par exemple, est un outil «qui aide les utilisateurs d’appli de rencontre à créer des messages charmeurs sur mesure. Il génère des réponses adaptées à toutes les situations et aide les hommes à se sentir plus confiants lorsqu’ils se lancent dans une conversation en ligne.» Cerise sur le gâteau : Winggg «propose une fonction permettant de rompre poliment avec une personne sans la “ghoster”».

Le charme discret du chatbot

Officiellement, l’appli se donne pour fonction d’améliorer les «compétences de communication». Dans les faits, elle peut parfaitement se substituer à l’homme et répondre à sa place lorsqu’il dialogue en ligne. Croyant parler à un humain, certaines utilisatrices de Tinder ou de Bumble tombent sous le charme… d’un chatbot, un agent conversationnel virtuel. Évidemment, c’est vexant. Faut-il pour autant s’en inquiéter ? «Il se peut que des femmes se sentent dupées, voire abusées. Mais bientôt, cela n’aura plus rien de choquant.» S’il faut en croire Vincenzo Susca, sociologue spécialiste de l’imaginaire et de la culture numérique, l’usage d’outils high-tech pour séduire est déjà entré dans les mœurs.

«Pour les gens nés avant 1980, âgés de 45 ans et plus, les IA, c’est de “la triche”. Pour les jeunes, en revanche, cela fait partie du “game”. Le jeu de la séduction (le game, selon leurs propres termes) implique l’artifice. Ils en ont bien conscience et s’en amusent avec légèreté», explique le chercheur à l’université Paul-Valéry de Montpellier. Dans son livre Technomagie, Extases, totems et enchantements dans la culture numérique (Liber, 2024), Vincenzo Susca défend la même théorie : les outils numériques permettent aux gens de se soustraire à «l’impératif d’être». Être soi-même, disponible, drôle, performant… C’est fatigant. Pourquoi ne pas laisser une machine effectuer le travail ?

«Ce qui me prenait dix minutes lui prend deux secondes»

Les témoignages d’usagers confirment cette analyse : «J’ai demandé à une IA de composer des messages dans le style de Leonardo DiCaprio. Ce qui me prenait dix minutes lui prend deux secondes.» Pour Paul, 30 ans, le gain de temps est précieux. Interviewé par le Dailymail en avril 2024, il raconte que cela lui permet de décrocher jusqu’à cinq rendez-vous par semaine. «Une fille m’a dit qu’elle trouvait cela immoral, qu’elle se sentait piégée. Je lui ai répondu qu’elle-même avait utilisé un logiciel pour retoucher ses photos de profil et que, par ailleurs, la plupart des garçons demandaient à leurs copains des idées de phrases rigolotes pour draguer.»

Vincenzo Susca confirme : «Dans l’imaginaire contemporain, l’usage d’une IA n’est plus perçu comme tromperie ou trahison, parce que les jeunes ont intégré le côté “fake” du monde réel. Pour nous, qui sommes plus âgés et donc sous l’influence des résidus idéologiques de l’humanisme, l’IA relève du trucage puisqu’elle remplace l’expression jugée “personnelle” de l’individu par un corpus de phrases préécrites. Mais au fond, nos phrases à nous sont-elles si “personnelles”?»

Badinage assisté par ordinateur

Les rituels de la séduction sont tellement codifiés qu’un peu de code (informatique) en plus n’y change peut-être pas grand-chose. Pour conquérir quelqu’un, il faut l’accrocher. Pour l’accrocher, il faut aussi l’amuser, jouer un rôle, porter un masque. Si votre match répond, bingo. Vous n’avez plus qu’à entamer le dialogue en mode «sérieux», «taquin» ou «fun», selon l’envie. Tout dépend de vos objectifs. Parmi les applis les plus populaires, Rizz (un terme d’argot pour dire « charisme ») offre au choix des centaines de répliques pour rompre la glace : «À part briser des cœurs, tu fais quoi dans la vie?», «Pourrais-tu me donner un verre d’eau? J’ai très soif tout à coup», «Je suis là pour toi. Quels étaient tes deux autres souhaits?» Bien qu’elles aient été produites par IA, ces phrases restent conformes aux normes culturelles qui régissent les aventures galantes.

Avant, pour emballer, on sortait des répliques de cinéma : «Tu as de beaux yeux, tu sais.» Maintenant, on se fait aider par des générateurs de conversation mutine ou romantique, au choix. «Le fait que notre culture soit devenue “digitale” ne marque pas la fin des échanges sexuels et amoureux», commente Vincenzo Susca. L’extraordinaire succès des applis de coaching en drague le confirme : en juin 2023, une enquête réalisée par la firme AttractionTruth établissait que 20 % des hommes âgés de 35 à 45 ans utilisaient déjà couramment des IA pour écrire leur bio en ligne et pour envoyer des messages aux utilisatrices et utilisateurs des sites de rencontre. 37 % d’entre eux affirmaient se sentir plus sûrs d’eux-mêmes grâce aux IA. Et 24 % estimaient avoir amélioré leurs techniques de flirt sur les messageries. En juin 2024, il y a fort à parier que le nombre d’inscrits aux interfaces de drague a doublé.

Loin de s’en inquiéter, Vincenzo Susca analyse leur succès comme le miroir d’un phénomène profond de déprise. Les utopies progressistes ne font plus rêver : «Jusqu’ici, la technologie évoquait l’idéal du progrès. Les outils high-tech étaient au service de l’humain, dans la conquête d’un futur radieux… On imaginait que les machines, travaillant à notre place, nous laisseraient libres et que grâce à elles nous pourrions ne nous occuper que de choses agréables : l’amour, l’art, la fête, le jeu… Mais il s’avère que les machines envahissent tous ces domaines aussi. L’art d’aimer est de moins en moins une qualité humaine.» Selon le chercheur, «les individus (mâles, notamment) se déprennent de leurs prérogatives : ils ne veulent plus être des “hommes forts”, qui décident de tout par eux-mêmes. Ils préfèrent être agis qu’agir… Ils se laissent contaminer par les machines. Ils s’ouvrent à elles, à leur altérité, pour se faire altérer. C’est cela la technomagie : quand la technologie nous dépasse et que les machines nous chuchotent des suggestions.»

Technomagie, Extases, totems et enchantements dans la culture numérique, de Vincenzo Susca, éditions Liber, mars 2024, 22 euros.