Anaïs Boissière et Monica Perrusi / Maternités en exil : vers des nouveaux dispositifs pour tenir une écoute psychanalytique

Texte paru le 2 août 2024 et à retrouver sur le blog d’Olivier Douville. Également paru dans Psychologie Clinique,2022/53 « Enjeux de l’exil : ouvertures pour la clinique, défis pour la politique » « Enjeux de l’exil : ouvertures pour la clinique, défis pour la politique ». Illustration : oxymore web
Travailler au sein d’un hôpital qui accueille une population d’origines et d’ethnies diverses, représente une grande richesse pour l’ensemble de notre l’équipe. Cette variété de traditions, de cultures, de croyances, et d’habitudes vient bousculer à chaque instant nos connaissances et nous amène constamment à nous remettre en question dans nos pratiques.
L’Unité de Psychopathologie Périnatale de l’hôpital Delafontaine, en Seine-Saint Denis, accueille une population d’origines diverses, dans des situations sociales très précaires. Pour certaines familles, l’histoire de cette migration s’est faite dans une violence, dans un arrachement qui fait trauma. Exil, errance, exclusion, impermanence, précarité… un ensemble d’aspects intriqués, présents au sein de la maternité, aux racines du devenir parent. À cela s’ajoute la précarité, l’insécurité dans le pays d’accueil, souvent peu accueillant. Absence de logement, de revenus ou de soutien, état de solitude, quête de statut et de reconnaissance, voilà le quotidien des familles que nous rencontrons.
L’exil prive la personne, en tant que citoyen, d’occuper une place au sein de la société. Le signifiant exil peut ainsi être associé à la notion de perte, de séparation, de rupture et de déracinement. Il implique parfois une obligation de séjourner hors d’un lieu, loin des familles proches, sans possibilité d’y revenir : et dans ce sens, il s’agit d’emblée d’une « mort civique » de l’individu. Associé parfois à une période sans papiers, sans lieu de vie, en errance et de grande précarité.
Congo, Côte d’Ivoire, Haïti, Maghreb, Bengladesh, Congo-Kinshasa, ces femmes étaient en danger dans leur pays. S’agissait-il de femmes militantes, de femmes ou filles de militaire, ou de femmes abusées par des mariages imposés, des violences intrafamiliales ?
Leur positionnement face à l’exil est différent, qu’elles soient objets d’une histoire subie ou actrices d’une situation qu’elles ont refusée. Des sujets qui ont dû quitter leur famille, parfois laisser leurs enfants, leur patrie, leur culture, du jour au lendemain, dans une forme d’urgence sans s’apercevoir du basculement psychique qui sera vécu dans l’après-coup. Pour ces femmes que l’on rencontre, cet « après coup » se situe souvent au moment de la grossesse, moment de la transparence psychique : cet état psychique particulier où la barrière du refoulement est beaucoup moins forte et les fantasmes et affects sont plus accessibles à la conscience[1].
Notre Unité de Psychopathologie Périnatale (UPP), créée en 2006, se situe au sein de la maternité Angélique du Coudray en Seine Saint Denis. Elle est née du constat des professionnels de santé du secteur, des psychiatres et des psychanalystes qui voyaient dans ce département un véritable besoin de mettre en place un suivi psychologique plus global de ces femmes en prénatal et postnatal. Cette Maternité pratique actuellement environ 4500 accouchements par an. Elle accueille une population importante des sujets de l’immigration, dans une situation de précarité importante. En 2018, nous comptons par exemple, environ 400 mères qui sorties de la maternité avec leurs bébés ont dû chercher un sortant à l’hôtel du par le Samu social (115).
Face à ces réalités que sont celles de la précarité et de l’errance, nous avons dû adapter notre accompagnement de ces familles afin de pouvoir leur offrir un espace d’écoute.
La maternité : lieu d’accueil d’une parole et de subjectivité
Pour beaucoup de ces femmes, qui arrivent aux urgences peu de temps après avoir croisé la frontière, l’institution de l’hôpital sera le premier lieu d’adresse, et souvent le premier lieu de soins pluridisciplinaires : pour le corps, le psychisme, et le social. Lieu où il y a une reconnaissance de leur existence en tant que sujet, puisqu’une attention particulière est portée à leur corps, leur santé, leur histoire et leur bébé. Toute cette prise en charge tente de rétablir un sens dans cette la discontinuité de leur histoire, de rassembler le chaos et le désordre causés par la situation d’exil.
Le parcours du suivi médical de ces grossesses à l’hôpital opère ainsi du lien social. En position d’exclues parce que sans papiers, elles sont désormais, grâce à ce statut de patient à la maternité, insérées dans un groupe social de « devenir mère ». D’un côté, le suivi de grossesse signe une reconnaissance du bébé à venir et le besoin d’un suivi médical de ces femmes, temps de soins, parfois de diagnostic et de prise en charge de pathologies découvertes. Le suivi de grossesse « ouvre également des droits ». Ces femmes rencontrent des assistantes sociales pour la première fois, qui leur apportent des aides sociales : AME, CMU. Si elles sont sans domicile fixe, elles deviennent prioritaires pour être logées à l’hôtel par le 115.
De l’autre côté, le suivi de l’UPP : ces femmes sont le plus souvent adressées à notre service de liaison, non pas à cause d’une difficulté autour de la grossesse, mais parce que leur histoire ou leur condition de vie et la détresse associée est présente dans leurs discours au moment des premières consultations avec une sage — femme à la PMI de l’hôpital.
Quel travail possible avec ces femmes qui portent un enfant ? Travailler la question du traumatisme permettrait-il de prévenir les difficultés du lien mère-enfant ? De dégager l’enfant de la mélancolie maternelle ?
Face à ces effets du réel des traumatismes ou celui de la précarité, comment tenir la place neutre d’un analyste qui ne se situe que dans le champ du langage et des représentations psychiques ?
En effet, ces situations nous interpellent et nous sommes convoqués en tant que citoyen. Et lorsque nous sommes face au sujet, quand rien ne fait plus tiers, comment se situer dans un champ qui n’est ni celui du déni ni celui de la charité ? Comment travailler le transfert de celui qui écoute ?
Au carrefour entre l’accueil de la parole et l’aide en « urgence »
Nous avons constaté l’importance de ce temps et de ce premier lieu de rencontre.
L’exemple de Mme A., nous sert à élucider l’intensité de ces rencontres. Elle vient à son premier rendez-vous avec deux heures d’avance. Assise à l’accueil, elle attend silencieusement. C’est avec étonnement que je constate l’écart entre cette passivité et la force des mots de son discours terriblement traumatique qui s’initie dès le premier instant où elle s’assoit dans mon bureau. Urgence de parole, urgence du récit et de mettre du sens à l’histoire de cette grossesse et les raisons de son exil.
La Maternité, lieu de chute d’une histoire, lieu d’adresse possible, prise souvent à la place d’un Autre secourable. La mise en mots du récit et le travail d’écoute ouvrent une possibilité à ces femmes de se repositionner comme sujet de leur histoire. Elles peuvent ainsi reconstruire une narrativité où elles ne sont plus l’objet de ce qui leur arrive. Julia Kristeva[2] nous explique « que notre vérité n’est pas dans l’appartenance à une origine — bien qu’elle existe et qu’il faille la reconnaître — mais dans nos capacités à nous exiler, c’est-à-dire, de prendre distance vis-à-vis de l’origine ».
Dans ces parcours d’exil, d’errance, est-ce que nous pouvons leur servir de repère ? Elles sont reçues par la secrétaire, même si elles viennent sans rendez-vous, afin de prendre note de leur demande, d’inscrire leur passage pour en informer l’équipe. Cet espace transitionnel nous semble indispensable afin de permettre de différer les demandes, tout en offrant une place et une inscription de leur passage. Ainsi, c’est à l’UPP que revient Mme L., 5 mois après son accouchement, lorsqu’elle apprend sa rupture d’hébergement au 115. Elle revient là où elle a fait suivre sa grossesse, le lieu où elle a déposé son histoire. Un café, des gâteaux, un bureau pour poser ses valises pendant qu’elle se rend dans des structures d’urgence pour chercher un hébergement.
Avec de tels récits et histoires dramatiques, invraisemblables, et parfois d’une précarité insoutenable, il nous est par moments difficile de rester uniquement dans une position d’écoute.
Trop d’empathie ? Confrontation avec l’impensable ? Sidération ? Impuissance ?
Ces situations mettent à l’épreuve nos capacités de distanciation, nos ressentis. L’écoute de ces femmes nous engage dans notre contre-transfert et nous fait travailler la question de la neutralité, de la juste distance. Comme le dit le Dr Bentata au sujet du travail à l’UAPE : « Cet accueil s’associe à une non-neutralité et un accompagnement social et juridique fort. La neutralité bienveillante n’est pas de mise. C’est qu’elles ont besoin d’une pleine reconnaissance des drames qu’elles ont traversés, ainsi qu’un engagement psychique entier et quasi physique à leur côté »[3]. « Quasi physique » ? Il n’est d’ailleurs pas rare que nous soyons tellement mobilisées par ces éléments du réel qu’il nous est difficile de « tenir en place », de rester posées sur sa chaise pris par le besoin d’agir. Comme mobilisées par « des urgences », face à ces femmes qui n’ont pas le minimum vital, nous sommes convoquées à plusieurs places.
Face à ce « pas de » (pas de papiers, d’entourage, de reconnaissance, de ressources…) le psy de l’UPP est souvent confronté à un besoin d’être dans le faire : trouver à manger pour les patientes, faire des attestations pour le CAFDA, l’OFPRA… aller chercher des vêtements, partir à la recherche d’un biberon pour un bébé affamé en consultation, proposer un thé et des gâteaux à une mère qui n’a rien mangé avant sa séance de 14 h, servir un café en arrivant le matin à une femme enceinte qui a dormi dans la salle d’attente… comment sortir de ce réel si envahissant ?
Et pour ces femmes, comment venir parler à un psy, adresser une demande alors que les besoins primaires ne sont pas assurés ? Comment pouvoir aller au-delà de cette réalité tellement « effractante » qu’est celle de la précarité ?
Afin de nous distancier de ces demandes sociales et matérielles, et que l’espace de pensée ne soit pas envahi par des questions de précarité sociale, nous avons créé une association dans le cadre de l’UPP que nous avons appelée « Un Premier Pas ». Il s’agit d’offrir la possibilité à ces femmes de récupérer des vêtements pour leurs enfants qu’elles ramèneront plus tard en échange des vêtements plus grands. Ce mouvement de « troc » leur permet d’être dans une position active d’échange et non pas de dette vis-à-vis de l’association. Ainsi la puéricultrice ou secrétaire accueillante, prête des vêtements à ces femmes, prises souvent dans l’impossibilité d’anticiper et de penser l’arrivée de leur bébé. Cet espace d’échange pris en charge par d’autres collègues, dans une autre place, faisant ainsi fonction tierce, nous permet « un pas de côté » et de préserver l’espace de parole subjective, celui du désir, et non plus du besoin.
Comme dans le cas de Mme K. Elle est hospitalisée depuis 20 jours maintenant, en attente d’une place au sein d’une structure 115 soutenante. La secrétaire accueillante qui l’accompagne de la maternité aux groupes à la maison du bébé remarque que Madame porte toujours la même tenue. Elle lui propose de laver sa robe et de lui en apporter une autre. Cette femme qui avait été abusée, maltraitée et considérée comme une « malpropre » suite aux prostitutions forcées qu’elle a subies durant son parcours migratoire, dira en entretien « vous vous rendez compte, Mme Joëlle a proposé de laver mes vêtements sales, personne n’a jamais voulu de ce qui était sale ». Cette proposition lui permet un repositionnement en tant que sujet et de retrouver une dignité. Et aussi anodin que cet événement puisse paraître, il marque un véritable levier thérapeutique. Il a permis d’ouvrir un nouveau champ de son histoire où le traumatique n’est plus la marque centrale, où elle peut se remémorer des relations intersubjectives de qualité.
Dans ce contexte, les réunions, le travail multidisciplinaire, le travail conjoint avec les assistantes sociales ainsi que les rencontres interinstitutionnelles, et sûrement ce temps d’écriture, de reformulation de notre travail, permettent en quelque sorte de repenser nos pratiques, et de faire l’écart nécessaire pour retrouver du sujet. Travailler à l’hôpital avec de telles situations nous oblige à chercher un autre tempo. Un rythme soutenu, mais sans céder à l’urgence, pour tenter l’ouverture d’une autre temporalité, et ainsi de rendre accessible ce qui arrive au sujet. Le travail pluridisciplinaire permet également de diffracter le transfert qui est souvent massif. Je pense à Mme K., qui lors de l’accouchement veut donner mon le nom de famille d’une de nous deux à son enfant « Il portera votre homonyme, on fera partie de la même famille ». Au-delà du désir de s’inscrire dans une autre lignée, moins maltraitante, elle donne à voir aussi l’intensité de ce lien de transfert.
Mme S : Pouvoir tisser les fils d’une histoire en attendant Aminata
Nous rencontrons Mme S. lors de son hospitalisation en service de grossesse à haut risque pour diabète déséquilibré à 28 semaines SA.
Il est fréquent que le premier signe d’appel des situations extrêmes passe par le corps. Cela s’explique à la fois par les conditions de vie précaire (ne pas pouvoir s’alimenter correctement, tenir un régime diabétique), mais également parce que le lieu du réveil traumatique est bien souvent organique. La douleur n’ayant pas trouvé à se dire, à s’élaborer, elle continue à s’éprouver dans le corps.
Alors que je venais voir sa voisine, Mme S. me demande de la recevoir pour parler. Mme parle très peu français, mais elle dégage une grande tristesse, et me fait comprendre qu’elle a vécu des événements de vie très difficile. Je propose de repasser la voir avec un traducteur parlant sa langue maternelle, le Bambara.
Pour cette seconde rencontre avec le traducteur, Madame n’a presque pas de voix, chuchotant, immobile. Elle semble à bout de force, sans souffle de vie, effondrée dans le fauteuil, elle nous raconte, en pleurs, son parcours de vie traumatique. Je suis surprise par cette dissociation entre son absence de voix, et cette force de parvenir à mettre en mots son histoire terrible.
Pendant ce premier entretien, c’est comme si rien ne m’était adressé, le flot de paroles est continu, monocorde. Je ne ressens pas de lien transférentiel ni d’accroche. Et pourtant elle revient.
À l’hôpital, avec ces femmes, nous sommes souvent surpris de constater que cet espace de parole est très vite investi et qu’elles peuvent nous livrer dès le premier entretien, des traumatismes terribles vécus au pays. Alors que le trauma entraîne de l’effroi et l’effondrement du lien à l’autre, elles sont dans ce besoin de raconter, parfois dans une sorte d’urgence de parole.
Mme S est originaire de Côte d’Ivoire, arrivée depuis 3 semaines en France. Elle nous rapporte avoir été mariée de force à l’âge de 14 ans, avec un homme âgé de plus de 60 ans. Un mariage organisé par son oncle, après le décès de son père. Elle s’oppose à cette union et subit alors des violences de la part de sa famille. Elle nous explique que son mari disait « l’avoir acheté », et la traitait « comme un objet, une marchandise ». Le récit des violences physiques, des coups, des brûlures, des lacérations, est suivi d’un besoin de nous montrer les cicatrices, comme si ces traces visibles devaient faire foi de la violence vécue. Souvent séquestrée par cet homme, elle subissait des violences sexuelles et psychologiques importantes, qui ont duré une vingtaine d’années. Cet homme exerçait chez elle une emprise, c’était sa chose, il la mettait dans un état de terreur, d’humiliation, détruisant tout ce qu’elle avait, pour lui faire ressentir qu’elle n’était rien. Elle a essayé de s’enfuir à plusieurs reprises, mais il la retrouvait, payait les proches chez qui elle se cachait pour qu’ils la ramènent. Personne pour la secourir. Personne pour la protéger.
Le récit de ces tortures, de la tentative de destruction du sujet de la part de cet homme, entraîne un effondrement psychique. Elle pleure, sans pouvoir s’arrêter, ne pouvant pas parler tellement les sanglots l’agitent. De longs temps de silence qui signent l’indicible de l’horreur vécue. Je suis moi-même saisie par le sentiment de tristesse infini dans lequel me plonge Mme S. Cet effondrement physique, cette parole en murmure, me font penser, peut-être ressentir, l’anéantissement qu’elle a vécu. Les premiers entretiens sont également marqués par l’absence de mots sur la grossesse et sur l’arrivée du bébé : il n’y a pas d’espace psychique pour investir cet enfant à venir, tout n’est que douleur.
Madame refuse la mise en place d’un traitement médicamenteux. Reste la demande de parler. Les entretiens sont très réguliers. Nous la recevons en binôme avec le pédopsychiatre, et un traducteur, une à deux fois par semaine durant son hospitalisation.
Un travail en lien avec l’assistante sociale est effectué afin de l’accompagner dans ses recherches d’hébergement, et pour sa demande d’asile, qu’elle n’a pas encore effectué. Nous rédigeons un certificat pour soutenir cette démarche. Nous sommes dans cette position de faire, d’engagement humain, politique, indissociable du processus de soin. Nous parvenons à trouver un lieu stable d’hébergement à Montreuil, avec une équipe éducative étayante, avec laquelle nous travaillons. Je pense à ce moment-là à l’orienter dans une maternité plus proche. Est-ce notre difficulté à supporter et entendre la détresse, l’horreur de son récit, à faire face à notre sentiment d’impuissance ? Toutefois, elle se positionne et souhaite revenir nous voir, et fera chaque semaine 1 h 30 de transport pour venir à l’UPP.
Au fur et à mesure de ces venues, nous entendrons sa voix prendre place dans son discours, elle nous étonne par sa puissance. Elle rentre d’ailleurs dans une position de revendication, d’opposition, se plaignant de la voisine au CHRS. Elle nous demande parfois d’intervenir et d’appeler les éducateurs pour signaler cela, de la protéger, avant de pouvoir le faire par elle-même. Mme S. ne se laisse plus objectaliser, elle est sujet, et le revendique.
Au fil du temps, elle ne s’effondre plus en entretien, et commence à pouvoir parler d’autres choses que de son histoire traumatique. Elle parvient à parler de cette grossesse. Peu à peu, elle commence à investir ce bébé, la sentir bouger, se questionne sur son arrivée, pense au trousseau qu’elle pourra lui préparer. Cette grossesse n’est pas comme ses deux premières issues du viol de son mari. Elle est issue de l’amour, d’un homme qui l’a protégée, et l’a cachée pendant des mois, l’aidant à fuir son pays. Ce dont il dut payer le prix : il a été retrouvé par son mari et a été incarcéré, elle n’a plus des nouvelles depuis son départ, et en reste très inquiète.
Madame vient de Montreuil pour accoucher par césarienne d’une petite fille. Mme S. souhaite donner à son enfant le nom de cet homme qui l’a sauvée, et qu’elle attend. Monsieur n’étant pas en France, il ne peut pas reconnaître sa fille. Elle décide donc de lui donner en premier prénom, le nom de famille de monsieur, et deux autres prénoms, un originaire de Côté d’Ivoire et un autre français.
Le lendemain de la naissance, elle se rend à la préfecture pour faire enregistrer sa demande d’asile au titre d’une demande de protection subsidiaire pour sa fille, afin de la protéger de l’excision. Avec cette naissance, cette mère enfin peut débuter ses démarches et assurer une position sécure pour elle et son enfant en France : Aminata est celle qui va lui permettre d’accéder à un statut, d’accéder à une protection.
Madame est de nouveau très triste après la naissance. Sa chambre est très silencieuse, dans le noir, sa petite fille toujours collée contre elle, endormie. Elle verbalise ne pas comprendre pourquoi sa tristesse et ses pensées sont toujours là : elle pensait que sa fille allait chasser toute son histoire, qu’elle allait l’inscrire dans l’avenir, dans un renouveau.
Aminata dort la journée, mais les nuits sont très difficiles, elle pleure beaucoup, ne laissant pas de temps de repos pour sa mère. Madame est silencieuse durant les soins, répond à ses pleurs par les bras ou le sein, la masse avec le beurre de karité. Des rendez-vous quotidiens sont mis en place durant son hospitalisation, avec le pédopsychiatre, la puéricultrice, ou la psychologue. Il nous semble que cette présence régulière, continue, attendue chaque jour, fait fonction de holding pour cette mère, la sortant de l’errance et de l’incertitude, et également pour Aminata à qui on signifie les difficultés de sa maman et qu’on accompagne. Ces passages récurrents, où Mme ressent qu’elle et sa fille comptent, vont aider au tissage d’un véritable lien de transfert.
Nous parvenons à négocier une sortie le jour de Noël, afin qu’elle puisse être entourée des autres mères du CHRS et participer au dîner de fête, comme elle le demandait. Ce qui était important pour elle a été entendu, son désir compte.
Dans le cadre des consultations post-natales, Mme S. revient me voir avec sa fille chaque semaine. Elle ne souhaitait pas aller dans une unité de soin plus proche de son hébergement. Il n’est pas rare qu’à l’UPP on se retrouve en difficulté pour adresser ces patientes. Et au-delà de nos propres difficultés transférentielles à « refiler le bébé » (et la mère), il nous semblerait que la question du vécu traumatique, des traumatismes du lien, de l’errance, rend l’adresse à un autre difficile, voire impossible dans un premier temps.
À ce jour, madame semble aller mieux. Sa fille en revanche est très éteinte. Madame a le sentiment que sa fille ne la regarde pas, qu’elle refuse son sein. Elle parvient à lier ses refus à son état de tristesse et d’angoisse à ces moments-là, quand les souvenirs et l’insécurité de son passé, mais aussi de l’avenir lui reviennent. Pendant les entretiens, Aminata me fixe du regard, ne me quitte pas une seconde, les yeux grands ouverts, comme dans une attente de parole sur l’histoire de sa mère, mais également de demande de stimulation, de mouvements de vie, encore difficile pour sa maman. Ce bébé semble subir l’histoire et la détresse maternelle. Sa mère parvient peu à peu à s’interroger sur l’impact de ces propres conflits. C’est à ce moment-là, comme le soutient Selma Freinberg[4], que nous passons de la phase du « traitement d’urgence » centré sur l’état de détresse maternelle, à la phase de la thérapie mère-enfant où le bébé et les « fantômes de la mère » qui l’entourent sont au centre du traitement.
Quelle place pour ces bébés ?
Comme pour Mme S. d’autres mères nous montrent qu’elles sont tellement aux prises avec leur histoire traumatique que la place de l’enfant reste en suspens. Et pour le thérapeute, comment se positionner et faire émerger la subjectivité de l’enfant, quand la mère est dans un besoin de holding pour elle-même ?
Ces bébés sont souvent nés en silence, sans beaucoup de mots et de pensées « Il est là, je m’en occupe », « Il n’a rien demandé », « Il n’est pour rien dans cette histoire ». Autant d’expressions qui marquent une difficulté à projeter son existence.
Et pourtant, ce bébé semble garder son caractère précieux, d’enfant qui viendra changer le cours d’une existence marquée par des drames. Le désir d’enfant viendrait-il ici comme réparateur d’une béance, d’une carence du fait de la migration ? Certains auteurs défendent l’idée que l’exil serait déjà en soi un moyen de l’élaboration subjective : la maternité en serait-elle un autre ?
Certains prénoms d’enfants portent déjà la trace de l’espoir maternel : « Christ », « Grace » « Précieux », « Félicité », « Faveur », « Désiré », « Esperanza ». Cet enfant, né dans un pays de droits de l’homme, aura sûrement un autre « sort », il aura une meilleure vie que ses parents.
On retrouve les vœux et la place accordée à l’enfant qui vient de naître dont Freud nous explique dans son texte de 1914, dans « Pour introduire le narcissisme »[5]. Mais une fois né, le « His majesty the baby » est confronté au réel de l’épuisement psychique de ces femmes. Ces mères nous montrent cette impossibilité à être suffisamment disponibles pour leur enfant, malgré la place accordée par leur désir. Repérer et soutenir ce qu’il y avait de désir d’affranchissement dans leur périple, jusqu’au désir aujourd’hui d’élever leur enfant, même seules. Alors peut-être pourrons-nous les emmener à devenir actrices de leur vie. Comme le dit Claude Boukobza, ces prises en charge permettent à ces mères « d’exprimer leurs blessures, mais aussi de déployer leurs ressources psychiques et de rétablir leur capacité de rêverie maternelle[6] ».
Ce passage en maternité n’est qu’un espace-temps bien particulier dans la vie de ces femmes : un espace où une temporalité singulière s’impose. Et face à tant d’exils, aux psychologues d’être créatifs dans l’élaboration des nouveaux dispositifs permettant d’accueillir ces familles en devenir.
Ces femmes qui ont atterri à Saint-Denis ont encore du chemin à parcourir avec ce nouvel arrivé. Nous œuvrons pour que ce passage en Maternité soit pour elles et leurs bébés, la possibilité de se reconstruire un tant soit peu comme sujet, pouvoir penser et rêver cet enfant, avant de continuer ce périple dans d’autres institutions d’accueil qui soutiendront la rencontre avec cet enfant de la réalité.
[1] Bydlowski, Monique ; La dette de la vie : Itinéraire Psychanalytique de la Maternité, Paris : PUF, 2000.
[2] Kristeva, Julia, Au risque de la pensée, Ed aube : 2001.
[3] Hervé BENTATA, « Trois femmes blessées », in Clinique du trauma, Paris : ERES, 2014, p. 116.
[4] Fraiberg, Selma ; Fantômes dans la chambre de l’enfant : Paris, PUF, 1989.
[5] Freud, S. (1914), « Pour introduire le narcissisme », in La vie sexuelle, Paris : PUF, 1969.
[6] Claude BOUKOBZA ; « Bébés précaires, comment les accueillir ? » In Clinique Psychanalytique de l’exclusion, Paris : Dunod, 2012, p.