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Sandrine Aumercier / Le fétiche freudien, résultat d’une activité psychique

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Texte publié et à retrouver sur le site GRUNDRISSE le 6 juin 2020. Illustration anonyme. Ce texte est une mise en forme partielle du séminaire «Psychanalyse et capitalisme» qui s’est tenu le 4 juin 2020 à la Psychoanalytische Bibliothek Berlin. C’est aussi un extrait de l’article «Fétichisme, sujet de la marchandise et sujet de l’inconscient» paru dans Jaggernaut n°3, 2020, p. 229-237.

Le fétichisme n’est pas à confondre avec une simple ignorance à laquelle la science et les Lumières pourraient remédier. Il faut aussi faire remarquer que cette conception suppose toujours quelqu’un, quelque part, qui sait mieux et qui pourra éclairer l’ignorant, ou bien un savoir qui surgirait spontanément des lois de l’histoire. Cette remarque essentielle peut être mise en parallèle avec le fait que ce n’est pas, en psychanalyse, la « prise de conscience » ni la quantité de savoir qui fait disparaître un symptôme. Quelqu’un peut avoir lu toute la bibliothèque freudienne sans avoir la moindre idée de ses processus inconscients. Une psychanalyse n’est pas une prise de conscience de quelque chose de préexistant qui serait là, entreposé dans un réservoir inconscient, et qu’il n’y aurait qu’à découvrir pour que tout rendre dans l’ordre. Sinon ce ne serait à coup sûr rien d’autre qu’un endoctrinement correspondant aux théories du psycha­nalyste, qui pourrait affirmer qu’il y a ceci et cela dans l’inconscient de son analysant… Une psychanalyse est considérée comme une expérience nouvelle qui permet de faire advenir des éléments dont le sujet n’est pas un décideur conscient. Les souvenirs remémorés ont pu avoir lieu dans le passé, mais l’appareil psychique leur a fait subir un destin (refoulement, déni, désaveu) qui les rend à jamais inaccessibles en tant que tels : ils représentent en ce sens une nouvelle construction. Contrairement à d’autres thérapies, la psychanalyse part du principe qu’on ne peut pas retrouver l’événement traumatique en tant que tel, car on n’a définitivement à faire qu’à ses représentants psychiques. Le trauma ne peut être que transposé sur une nouvelle scène, rejoué sous une forme nouvelle, au sens de l’actualité du transfert. On n’est pas à la recherche d’une origine et d’une explication, mais plutôt à la recherche de sa figuration nouvelle. Il y a un élément de symbolisation qui n’est ni une pure répétition du passé, ni non plus une élaboration sans rapport avec l’histoire subjective.

Or la raison pour laquelle le fétichisme ne peut être levé par une in­tervention d’ordre consciente tient à l’activité inconsciente mise en évidence par Freud. Le sujet n’est pas simplement soumis à une expérience désagréable, il est obligé de la métaboliser en quelque chose de propre qui nécessite une réponse active et qui puise de manière inconsciente dans la propre histoire. Cette réponse détermine une « formation de compromis » qui constitue une réponse symptomatique singulière. « La situation que nous décrivons, écrit Freud, montre que la perception demeure et qu’on a entrepris une action très énergique pour maintenir son déni[1] ». Le sujet est à la fois passivement livré à une expérience qui le dépite et à la fois activement impliqué dans la mise en place du déni grâce à une création originale. Il y a eu un déplacement d’intérêt qui focalise le fétichisme sur un objet apparemment sans rapport, mais l’action entreprise pour rendre possible cette construction implique toute la subjectivité. « Cet intérêt est encore extraordinairement accru parce que l’horreur de la castration s’est érigé un monument en créant ce substitut[2] ». La psychanalyse confronte le sujet avec cette sienne activité.

Toute cette problématique renvoie à celle appelée par Freud « problème du choix de la névrose ». La névrose est une formation singulière puisant dans des points de « fixation » intervenus dans le développement du sujet et qui ont, dit-il, créé des dispositions[3]. Celles-ci ne sont en aucun cas naturelles. Freud dit qu’on ne peut certes pas écarter un facteur constitutif qui pourrait justifier des variations individuelles, mais ce facteur est selon lui mineur dans l’explication de la névrose. C’est à partir des tendances tout à fait générales qui forment la condition pulsionnelle du sujet que se produisent dans son développement des moments de grippage auxquels la formation de névrose va s’accrocher après-coup : « Si tenté que l’on soit de ramener le problème du ˝choix de la névrose˝ à la vie pulsionnelle, on a assez de raisons d’échapper à cette tentation et il faut se dire qu’on retrouve dans toutes les névroses les mêmes pulsions réprimées comme porteuses de symptômes [Symptomträger][4]. »

Ce qui caractérise la névrose n’est pas la nature particulière d’une pulsion qui distinguerait un sujet d’un autre sujet — comme on le croit souvent — mais le destin singulier de la pulsion, c’est-à-dire l’histoire individuelle de la subjectivation de la pulsion sexuelle inséparable du contexte particulier de la répression familiale et culturelle où elle s’inscrit. Les pulsions en soi n’ont rien de ces monstres qu’on se plaît à dépeindre depuis plusieurs siècles, justifiant une répression continue qui participe plutôt à leur ensauvagement. La répression des pulsions, qui prend des formes socialement déterminées, s’exerce en fait dans la famille sur des tendances banales ; les monstres pulsionnels n’en sont que des produits que nous attribuons alors rétroactivement à la nature. La culture est ainsi sauvée de l’opération et c’est désormais la soi-disant nature qui doit être indéfiniment domptée. Lorsque Freud parle d’activité psychique inconsciente, il s’agit des démêlés du sujet avec des tendances contradictoires qui, du fait même de l’univers langagier, ne peuvent pas être saisies en tant que telles, mais seulement représentées. Elles sont d’emblée offertes à des processus de transformation signifiante. Pour cela même, elles sont à la fois déterminées par l’ordre social où elles s’enracinent et en même temps, il n’y a pas selon la psychanalyse de solution définitive, d’harmonie à retrouver avec une vie pulsionnelle précédant en quelque sorte la « corruption civilisée ». Ce serait purement et simplement défendre un retour fantasmé à la condition animale. La pulsion sexuelle (qui n’est pas non plus à comprendre au sens restreint de la sexualité génitale) est donc forcément problématique, la seule question étant de savoir comment et par quel symptôme elle se construit. Il ne faut pas comprendre le symptôme au sens restreint de la psychopathologie, mais sur le modèle d’une création symbolique ou artistique. Nous ne sommes évidemment pas condamnés par nature à la forme qu’a prise cette problématique dans l’économie capitaliste.

Freud fait du « refus de la féminité » la limite ultime de toute psychanalyse, qu’il appelle aussi « roc de la castration » et sous lequel il subsume la libido des deux sexes. Tous les sujets se positionnent selon lui par rapport au complexe de castration. Freud dégaine à cet endroit un argument biologique, qui manifestement ne le convainc pas lui-même, pour se sortir d’embarras[5]. Or c’est là qu’il pourrait poser la question de la valeur so­ciale du phallus ou de ce que Lacan appellera logique phallique. En effet, Freud n’explique pas pourquoi, sur le corps de la mère, c’est un pénis qui est attendu, et pourquoi tout le développement du garçon comme de la fille devrait être évalué à l’aune des fantasmes sur sa présence ou son absence. Il est manifeste que Freud a touché du doigt l’une des structures fondamentales de la modernité, même s’il ne la thématise pas, à savoir celle d’une puissance qui ne peut se traduire que dans les termes de la puissance phallique. Freud dit que l’inconscient ne connaît pas le masculin et le féminin, mais seulement l’actif et le passif, répartis entre les deux sexes (c’est la théorie de la bisexualité psychique). L’activité est socialement codifiée comme masculine.

Lacan récuse également un fondement biologique de la pulsion et ramène le phallus à une opposition signifiante qui traverse toute la structure subjective. Mais ceci n’explique toujours pas pourquoi le phallus (en tant que signifiant d’une présence/absence) devrait constituer le marquage fondamental de la position sexuée et lorsque Lacan s’essaye à dire pourquoi le phallus est le « signifiant privilégié[6] », la liste de raisons qu’il avance n’est pas convaincante et même hautement suspecte de tourner autour du pot : il entend nous justifier ce fait successivement par le réel de la copulation sexuelle, la dimension symbolique de ce terme, l’imaginaire vital qu’il renferme, pour en appeler finalement à l’expérience clinique, avant de renvoyer la balle à la théorie kleinienne ! Une chose est dite en passant : « Sans doute ne faut-il pas oublier que de cette fonction signifiante, l’organe qui en est revêtu, prend valeur de fétiche[7]. » Le pénis prend donc valeur de fétiche du fait de représenter la fonction signifiante sur le corps masculin. Il y a ici une réticence manifeste à aller chercher dans la constitution sociale une autre réponse possible à cette question, la référence finale de Lacan au logos des Anciens masquant plutôt mal cet évitement… Averti par les écrits féministes de son époque de la difficulté à justifier une telle centralité du phallus, Lacan refusera ensuite de subsumer entièrement le féminin sous la logique phallique (c’est ce qu’il appellera la logique du pas-tout : toutes les femmes seraient soumises au complexe de castration, mais elles ne le seraient pas entièrement). Cette élégante issue théorique ne résout pas davantage la question de savoir pourquoi il faut que tout sujet se positionne à partir du signifiant phallique, que ce soit en tant que tout-phallique ou pas-­tout phallique. Ceci ramène aussi à la conclusion de l’article de Freud sur le fétichisme : « On est finalement autorisé à déclarer que le prototype normal du fétiche, c’est le pénis de l’homme, tout comme le prototype de l’organe inférieur c’est le petit pénis réel de la femme, le clitoris[8]. » On ne peut nier qu’une telle construction repose sur le recueil rigoureux de l’expérience clinique ; il y manque pourtant une hypothèse sur sa détermination sociale.

Il reste que Freud a emprunté une direction nouvelle et bien précise. Il aurait tout à fait pu concevoir une théorie différente du fétichisme, par exemple comme effet de la sexualité infantile « perverse polymorphe » décrite en 1905, ce qui aurait pu prolonger la théorie de l’incohérence du fétiche. Alfred Binet a défendu avant lui une telle théorie du fétichisme dans l’amour, où il conçoit les passions fétichistes et les traits de fétichisme présents dans toute disposition amoureuse comme le fruit d’une association entre une sensation érotique et une expérience remontant à la petite enfance. Le fétichisme serait donc selon cette vue le résultat mécanique d’une association fortuite entre un état subjectif et un objet rencontré par hasard à ce moment-là [9] : on reconnaît ici une retombée des vieilles théories sur le fétichisme des peuples non civilisés attribuant soi-disant des qualités irrationnelles au premier objet qui leur tombe sous la main. La théorisation de Freud est évidemment beaucoup plus audacieuse puisqu’elle suppose un sujet qui s’empare activement d’une situation pour la rendre non pas seulement supportable, mais pour lui donner un substitut pleinement satisfaisant. La psychanalyse n’essentialise pas la passion du fétichiste, mais elle reconstitue la généalogie d’un tel choix d’objet, replacée dans un rapport primitif à l’Autre, ici une mère non castrée. Mais plus encore, l’observation clinique conduit Freud à postuler une affinité fondamentale entre le fétiche sexuel et le phallus dans son double caractère de présence et d’absence sur le corps de la mère. Si Freud aboutit ainsi à des conclusions que le féminisme lui reprochera au titre de phallocentrisme, il faut reconnaître qu’il est le premier à établir un rapprochement aussi direct entre le phallus et le fétiche, ce qui n’est pas sans anticiper l’idée que « la valeur, c’est le mâle[10] ». Il n’en assume pas la conséquence, raison pour laquelle il se replie sur une explication biologique qui clôt le débat. La question reste de savoir pourquoi diable le sujet doit-il obligatoirement se positionner vis-à-vis du complexe de castration ? Y a-t-il là une vérité universelle ou bien un constat qui vaut avant tout dans la forme de socialisation qui est celle de Freud ? La série qui va du pénis masculin à son absence chez la mère pour déboucher sur un fétiche substitutif fait pour finir l’objet d’un déni freudien lorsque ressurgit brusquement chez la femme un « petit pénis réel », à savoir qu’il y a bien quelque chose à l’endroit où on supposait qu’il n’y avait rien, mais ce quelque chose n’est encore qu’un modèle réduit du pénis masculin qui ne peut, selon ce modèle, que ramener la femme à une infériorité constitutive. Au lieu d’attribuer à Freud des conceptions sexistes d’un autre âge, remarquons qu’il théorise pour la première fois à son époque ce qui se passe autour de lui, prélevé sur l’observation clinique.

On est ici directement confronté à une logique qui bute sur ses propres limites, en tant qu’elle n’a pas de concept pour désigner ce qui serait au-delà d’elle-même. C’est une logique qui n’a pas de dehors. Et l’on sait que dès qu’on invente les concepts pour désigner un au-delà, c’est toujours sous la forme essentialisante de qualités dissociées et de moindre valeur. Dès lors qu’on est dans le registre de l’ontologie (à vouloir absolument dire ce qu’est le masculin ou le féminin), le phallus devient l’unique dénotation de la vie sexuelle, le reste étant défini négativement en fonction de lui, telle la maternité vue par Freud lui-même comme substitut phallique ou par les féministes différentialistes comme expérience ineffable et forteresse imprenable du féminin. Il serait intéressant d’historiciser — ce que ne fait pas Freud — la dimension phallique de la maternité : rejetée dans la sphère domestique, il ne lui reste peut-être rien d’autre à investir que l’expérience maternelle d’une manière qui mime la toute-puissance de la logique phallique.

Il serait cependant erroné de réduire Freud à cette simplification, lui qui justement ne cessait de douter de la pertinence de concevoir le féminin et le masculin comme une opposition conceptuelle[11]. Avant les autres il essaya d’échapper à cette impasse en ayant recours aux concepts de passivité et d’activité qu’il ne faisait pas correspondre terme à terme avec le masculin et le féminin, en précisant à la même occasion que la « proportion de masculinité et de féminité est, chez chaque individu, éminemment variable[12]. » Il n’y a rien à dire d’ontologique sur la différence sexuelle et cette simple préoccupation est éminemment moderne. Freud dit qu’on ne trouve rien qui étaye la différence des sexes dans l’inconscient. Cette différence ne peut pas être saisie à partir de deux entités abstraites qui seraient mises en relation a posteriori. Dans l’histoire du féminisme, le fait de vouloir dénoter les qualités féminines s’est fait au prix de l’érection ambivalente d’un monument à la « différence féminine » qui faisait finalement briller le phallus par son absence. Le refuge féminin contre l’hégémonie phallique n’en finit pas de proclamer l’éviction du phallus, éventuellement sous les auspices de la maternité, mais l’argument du phallocentrisme de Freud ne prend pas en compte ici la place de la maternité à l’intérieur du rapport-dissociation : il s’agit bien de fournir à la nation des travailleurs et de la chair à canon et il n’y a pas de raison que les femmes privées d’une reconnaissance publique ne se reportent pas sur le seul phallus qu’il leur reste dans un monde où c’est cela seul qui vaut : l’enfant idéalisé de l’entre­-soi domestique. C’est, du coup, comme si le féminisme ne pouvait échapper à la totalisation phallique bien qu’en se démenant contre elle (jusqu’à réclamer la reconnaissance monétaire du travail ménager). Ce n’est pas en promouvant le féminin, quelles que soient les « valeurs » qu’on met dans ce mot, qu’on le libère du rapport-dissociation. La valeur étant la seule organisatrice de la réalité sociale, tout ce qui existe ne peut qu’être mesuré à elle et la première erreur est de l’imputer à la catégorie « hommes » plutôt qu’à la forme patriarcale elle-même dont participent pleinement les sujets féminins, même féministes, queer ou lesbiens.

Sandrine Aumercier, juin 2020.

Ce texte est une mise en forme partielle du séminaire «Psychanalyse et capitalisme» qui s’est tenu le 4 juin 2020 à la Psychoanalytische Bibliothek Berlin. C’est aussi un extrait de l’article «Fétichisme, sujet de la marchandise et sujet de l’inconscient» paru dans Jaggernaut n° 3, 2020, p. 229-237.

[1] Sigmund Freud, « Le fétichisme », dans La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969 [1927], p. 134, souligné par nous.

[2] Ibid., p. 135.

[3] Voir Sigmund Freud, « La disposition à la névrose obsessionnelle », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973 [1913].

[4] Sigmund Freud, « L’homme aux rats », dans Cinq psychanalyses, Pans, PUF, 1954 [1909], p. 255, traduction modifiée.

[5] Sigmund Freud, « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », dans Résultats, idées, problèmesII, Paris, PUF, 1985 [1937], p. 268.

[6] Jacques Lacan, « La signification du phallus », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966 {195 p. 692.

[7] Ibid., p. 694

[8] Sigmund Freud, « Le fétichisme », op. cit., p. 138.

[9] Voir Roswitha Scholz, « La valeur, c’est le mâle », dans Le sexe du capitalisme, Albi, Crise & Critique, 2020.

[10] Voir Roswitha Scholz, « La valeur, c’est le mâle », dans Le sexe du capitalisme, Albi, Crise & Critique, 2020.

[11] Sigmund Freud, « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique des sexes », dans La vie sexuelle, Paris, PUF, 1999 [1925], p. 132.

[12] Sigmund Freud, « La féminité », dans Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984 [1933].