Joseph ROUZEL / Psychanalyse corps présent

Texte publié et à retrouver sur le site l’@psychanalyse paru le 15 octobre 2020. « J’ai ramassé ici mes notes. Mais je m’appuie aussi sur mes réflexions menées par temps d’« écho vide »… ça vient de paraître aux Éditions Le Retrait sous le titre Corona, Psychanalyse. Petit manuel de survie. Joseph Rouzel.
Illustration Miracle en Alabama (The Miracle Worker) film américain d’Arthur Penn sorti en 1962. Il est inspiré de l’histoire d’Helen Keller 12 ans relatée dans son autobiographie Sourde, muette, aveugle : histoire de ma vie (The Story of My Life) (1903) et de son éducatrice Anne Sullivan éducatrice aux méthodes révolutionnaires. Elle a l’intuition que les fonctions intellectuelles d’Helen sont intactes et va utiliser les sens dont elle dispose, toucher, goût, odorat, pour l’« éveiller ».
Le corps, tel qu’on l’entend en psychanalyse, peut-il être présent au téléphone ou en visio ? Dans quel état ? À quelles manipulations techniques est soumis le corps (voix et image) qui transite par le téléphone ou la vidéo ? Qu’en reste-t-il une fois passé à la moulinette de la technique ? Quelles incidences sur la subjectivité contemporaine ?
« Le corps, ça devrait vous épater plus. » Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Le Seuil, 1975, p. 99.
Sur Zoom, Skype, WhatsApp, ou par téléphone… les thérapies en ligne sont en pleine expansion. Elles sont même devenues le seul moyen de poursuivre une thérapie lors du pic de l’épidémie de Covid-19 et du confinement. Pourquoi un tel engouement ?
Quelle est leur singularité au regard des traitements classiques ? Quels sont les leviers d’action du thérapeute ?
Modifications du cadre, effets affectifs liés à la distance, passion de la découverte, créativité, mais aussi angoisses et conflits éveillés par ce mode d’intimité avec autrui… toute la cure se transforme avec la communication virtuelle.
Bien plus que des outils intermédiaires qui facilitent la communication, elles sont des médiations thérapeutiques à l’instar du dessin, du jouet, du jeu d’enfant, de l’écriture, susceptibles d’apporter mobilisation, dynamique et éléments originaux à l’analyse. Une animation nouvelle est insufflée, la symbolisation mobilisée, l’inconscient s’y exprime largement. Assiste-t-on aux prémices d’une nouvelle ère et d’une transformation durable de la relation thérapeutique ?
Peu de temps auparavant, j’avais aussi reçu la présentation signée de Jean-Jacques Moscovitz, d’un séminaire de l’Association Psychanalyse actuelle 2020-2021. J’en livre quelques extraits qui m’ont frappé.
Les incidences du contemporain dans les processus de subjectivation
« La séance Covid à distance, appelons-la téléphonia par rapport à celle, préférée, la présentia. Le Covid ne provoque pas un changement radical dans un tournant irréversible de la psychanalyse, mais simplement de l’adaptation à la situation que tout le monde connaît. La psychanalyse par son origine même fondée sur le langage et le sexuel freudien permet que le corps soit présent dans les échanges des présents, il est évoqué, réclamé, récusé, il est là en séance, par téléphone ou pas.
La psychanalyse ne ressort pas amoindrie, mais toujours vivante et toujours proche de faire scandale pour le simple citoyen qui n’accepte pas l’existence de l’inconscient et de ses effets sur la subjectivité contemporaine.
Comme praticiens, nous tenons bon, et c’est tout à fait impressionnant que cela puisse avoir lieu aussi bien, tout le monde en conviendra — sauf certains psychanalystes probablement phobiques de la psychanalyse elle-même, rassurés par la présence corporelle de leurs analysants plutôt que d’en écouter les signifiants qui structurent leur discours. La séance aux smartphones ou en scaphandre soulève la question de la phobie c’est-à-dire du carrefour nosographique psychiatrico— psychanalytique : névroses, perversions, psychoses, et quelques autres syndromes. Rien de nouveau donc sinon d’être averti tel le phobique que le surplace du temps guette, mais ce temps est aussi bien intérieur au dedans de soi, comme toujours. Et rien n’empêche justement de l’écouter en séance individuelle, ou en Zoom dans des petits colloques d’analystes comme cela se fait de plus en plus. »
Je réagis :
- Pourquoi y aurait-il lieu de s’adapter ? C’est la ritournelle de tous les pouvoirs. Lisons ou relisons Barbara Stiegler, digne fille de son père Bernard qui vient de nous quitter, Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif (Gallimard, 2019) D’où vient ce sentiment diffus, de plus en plus oppressant et de mieux en mieux partagé, d’un retard généralisé, lui-même renforcé par l’injonction permanente à s’adapter au rythme des mutations d’un monde complexe ? Comment expliquer cette colonisation progressive du champ économique, social et politique par le lexique biologique de l’évolution ? La généalogie de cet impératif nous conduit dans les années 1930 aux sources d’une pensée politique, puissante et structurée, qui propose un récit très articulé sur le retard de l’espèce humaine par rapport à son environnement et sur son avenir. Elle a reçu le nom de « néolibéralisme »: néo, car, contrairement à l’ancien qui comptait sur la libre régulation du Marché pour stabiliser l’ordre des choses, le nouveau en appelle aux artifices de l’État (droit, éducation, protection sociale) afin de transformer l’espèce humaine et construire ainsi artificiellement le marché : une biopolitique en quelque sorte. Il ne fait aucun doute pour Walter Lippmann, théoricien américain de ce nouveau libéralisme, que les masses sont rivées à la stabilité de l’état social (la stase, en termes biologiques), face aux flux qui les bousculent. Seul un gouvernement d’experts peut tracer la voie de l’évolution des sociétés engoncées dans le conservatisme des statuts. Lippmann se heurte alors à John Dewey, grande figure du pragmatisme américain, qui, à partir d’un même constat, appelle à mobiliser l’intelligence collective des publics, à multiplier les initiatives démocratiques, à inventer par le bas l’avenir collectif. Un débat sur une autre interprétation possible du sens de la vie et de ses évolutions au cours duquel nous sommes plus que jamais. (Résumé de l’ouvrage)
- Le corps, tel qu’on l’entend en psychanalyse, peut-il être présent au téléphone ou en visio ? Dans quel état ? À quelles manipulations techniques est soumis le corps (voix et image) qui transite par le téléphone ou la vidéo ? Qu’en reste-t-il une fois passé à la moulinette de la technique ? Quelles incidences sur la subjectivité contemporaine ?
- En quoi serait-ce phobique de refuser cet oukase du Marché ? Je réclame pour certaines opérations précises telles que la cure analytique de me passer des machines. Pas par phobie, car j’en fais usage dans d’autres domaines, mais parce que l’outil est totalement inapproprié à l’objectif. Non seulement inapproprié, mais je vais essayer de montrer que les transformations du corps par les machines en dénaturent l’essence même comme siège d’un sujet. Dans son texte « Psychanalyse et médecine » Freud avance que : « La situation analytique n’admet pas de tiers. » C’est vrai pour une personne qui voudrait assister aux séances, c’est vrai à fortiori pour les machines que l’on interpose. « Nous regrettons de ne pouvoir les rendre témoins d’une cure analytique », précise-t-il.
Psychanalyste, corps présent
« … les gens ont plus ou moins grande gueule. Il conviendrait même quelquefois d’en tenir compte, dans la sélection des analystes. » Lacan, Séminaire XI, p. 156.
Grande gueule… l’expression m’a mené par le bout du nez tout droit à ces « grandes gueules » que j’ai vues à Venise : les bouches de dénonciations, également appelées : bocca di leone. (Je m’appuie sur ce qu’en présente Wikipédia) Il en subsiste quelques unes. Il s’agissait de sortes de boites aux lettres faites pour recevoir les dénonciations, que les procurateurs prenaient plus ou moins en compte.
(Venice) Bocca di Leone in the Doge’s Palace
« Dénonciations secrètes contre toute personne qui dissimule des faveurs ou des services, ou qui cherche à cacher ses vrais revenus ».
Juste un petit billet glissé discrètement dans la bouche entrouverte… et vous pouviez vous retrouver aux fers ? Un rival, un jaloux, voire un ignorant, pouvait-il ainsi décider du sort d’une vie ? Bien sûr que non.
Les dénonciations devaient être signées, voire appuyées de témoignages. On ne dénonçait pas à tort et à travers. Gare aux auteurs de dénonciations mensongères !!!
Cette pratique était d’usage courant et permettait une surveillance policière de tous à tout moment. Bien sûr qu’on ne pouvait pas dénoncer anonymement ni sans éléments pour étayer ses affirmations ou ses suspicions. Et bien sûr, lorsque la dénonciation était prise en compte, une enquête était diligentée pour vérifier les faits.
On est donc loin de ce qui nous répugne un peu de nos jours, une dénonciation des citoyens entre eux, qui peuvent cacher de simples règlements de comptes personnels.
On peut se demander si Internet ne présente pas un revival de ces bocca di leone, bouche-oreille-œil de dénonciation. Où est la confidentialité ? Qu’en est-il d’un corps parlant saisi dans son environnement coutumier, au domicile du patient : le chat qui saute, le môme qui gueule, la tapisserie qui jure… Là où le cabinet assure une neutralité et un déplacement, voilà le patient rabattu sur son quotidien, alors qu’on essaie de l’en extraire. Le lieu de la cure est une enclave dans l’espace de vie du sujet. Un trou. Anywhere out of the world, nous susurre Charles Baudelaire dans Le spleen de Paris. Un hors du monde qui met hors de soi !
Dans la bocca di leone entre la parole du dénonciateur et l’oreille intervient le pouvoir politique. Les systèmes audio et vidéo ont aussi cette fonction. N’importe qui peut les espionner. Ce « tiers », comme le désigne Freud, est soumis aux aléas du piratage. Même si le risque est faible, même si ce tiers machinique est potentiel, cependant il existe. Il capte le transfert et produit une dérive du transfert soumis à la machine.
Toujours à propos de « grande gueule », François Tosquelles dans un film réalisé pour FR3 affirme à propos de sa posture d’analyste : « Le patient est à moitié endormi, je suis à moitié endormi. Je prends ses paroles dans mon ventre (mimique gloutonne, gourmande, comme quelqu’un qui se régale) et de temps en temps, je lui sors… une petite interprétation. »
François Dolto un jour a dit : « Les patients viennent travailler dans mon silence. »
Valère Novarina : « Tous les grands acteurs sont des femmes… Ils jouent avec tous leurs trous, avec tout l’intérieur de leur corps troué, pas avec leur bout tendu. Ils ne parlent pas du bout des lèvres, toute la parole leur sort du trou du corps. Tous les acteurs savent ça. Et qu’on veut les en empêcher. D’être des femmes et d’vaginer… On est acteur parce qu’on ne s’habitue pas à vivre dans le corps imposé, dans le sexe imposé. »
À l’instar de l’acteur, l’analyste offre son corps à l’opération de la cure. L’analyste prête son corps, les trous de son corps, sa bouche-oreille, son ventre, son silence.
« Le corps est un trou. Et puis au-dehors il a l’image. Et avec cette image, il fait le monde. », (Jacques Lacan). Alors nous y sommes, nous avons affaire à l’image et l’image vidéo obture le trou du corps. Notons que cela a été une première pour notre association dite l’@psychanalyse : faire, par le truchement d’Internet, avec l’image qui fait le monde. Un monde qui serait sans trou… Un tout. Voir un toutout, clébard du marché des biens ! Nous avons hésité. Puis il a bien fallu s’y coller. L’argument court partout, tel le furet du bois joli : il faut maintenir le lien de parole. Or que reste-t-il de la parole vive lorsqu’elle est trafiquée dans les arcanes de la machine ?
En ces temps épiques opaques, un petit virus de rien du tout, à la limite du vivant, est heureusement (sic !) venu nous réveiller. Il a troué notre corps, nos pensées, le vivre ensemble. Puis du dehors nous nous sommes confinés au-dedans, cloîtrés, enfermés dans un tout sans faille… Mais il faut retrouver le dehors, un dehors qui est rencontre des corps et rencontre des trous, là où ça crée. Pour passer du tout au tRou, il suffit d’y mettre un peu… d’R ! En attendant, du dedans, aux confins, nous avons essayé de maintenir avec le séminaire les trouées que permet la langue, malgré tout. D’où une séance en ligne, comme à… la pêche. La seule et unique. C’est Jacques Cabassut qui s’y est collé. Et il en est sorti exténué. Le paradoxe c’est que le lien social que nous essayions de maintenir s’est réduit alors à… chacun devant son ordinateur. Et le fil ténu qui nous lie, la voix et l’image, objets détachés du corps, est passé à la moulinette du numérique. Alors qu’est-ce qu’il en reste du corps qui est un trou ? Quelque chose d’essentiel passe à la trappe.
Le corps présent, c’est le corps réel, c’est le corps vivant, celui de la chair avec sa pulsation de jouissance. Hoc est enim corpus meum[1]. Mystère d’un corps parlant, qui se jouit, mystère de l’inconscient. Un corps qui ne relève nullement de la science dite naturelle. Corps-jouissance de Thérèse d’Avila, Jean de La Croix, Hadewijch D’Anvers, Marguerite Duras, Arthur Rimbaud… Corps trafiqué par l’appareillage à la lettre. La boite-à-l’être. Corps butant sur la limite du corps de l’autre. « Plaider corps présent… » : expression traditionnelle par laquelle à l’audience, l’avocat qui souhaite en informer le tribunal devant lequel il plaide, lui fait connaître que son client est dans la salle, en chai e en os. Le sujet est fait présent par son corps, à la fois comme offrande et comme présentation. Essaim d’images et de paroles qui tiennent au corps. Pour prendre la mesure de l’incidence d’un dire sur un corps, il faut être là. Et le Dasein, se le bouffer jusqu’à la garde ! Il ne suffit pas de parler pour que se produise un acte analytique. Il faut que le corps soit présent pour que l’interprétation issue du non-sens le frappe. « Nous y mettons notre peau, c’est-à-dire ce qu’il peut y avoir de plus efficace et aussi loin qu’on y aille, de notre présence réelle » (Jacques Lacan).
Alors à l’issue de ce séminaire en visio nous avons dit : plus jamais ! Même si pour le besoin de la cause, comme le cartel franco-brésilien, nous sommes dans l’obligation d’en passer par là.
Le corps en psychanalyse
Le corps est un concept traditionnellement opposé à celui de psychisme. C’est la voie binaire inaugurée par Aristote, contre les présocratiques… Les présocratiques (Empédocle d’Agrigente, Héraclite d’Éphèse, etc.) avaient développé des représentations où pouvait se déployer la dialectique des contraires. Aristote en édictant un « principe de non-contradiction » (A ne peut égaler non A) met fin à ce dynamisme et enferme, comme François Jullien a pu en faire la démonstration, dans un dualisme réducteur, la pensée occidentale pour plusieurs siècles (corps/esprit ; individu/société…) Il faut attendre Freud pour que cette dialectique des contraires s’ouvre à nouveau : pas de contradiction dans l’inconscient. Ce dualisme s’est donc trouvé complètement subverti avec, d’une part, l’introduction par Sigmund Freud des concepts de conversion hystérique et de pulsion, et d’autre part, l’élaboration par Jacques Lacan des concepts d’image spéculaire, de corps réel, de corps symbolique, de corps des signifiants et d’objet a.
Dans sa rencontre avec les hystériques, Freud découvre que leur corps peut-être parasité par des représentations inconscientes refoulées. C’est ce qu’il désigne comme « conversion hystérique ». Le corps parle. L’inconscient colonise des organes, des morceaux de corps pour faire entendre le refoulé. Ainsi de cette femme atteinte de paralysie chronique dont Freud découvre, à l’écouter, que son discours est truffé de répétitions du mot Kreuz. Elle raconte que comme bonne catholique, il lui fait porter sa croix (Kreuz), elle passe donc beaucoup de temps à « faire le bien » des pauvres. S’ils n’avaient pas existé, elle les aurait inventés pour… en jouir. Cela pose fondamentalement la question des ressorts inconscients de ce qu’on nomme l’humanitaire ! Un jour Freud interprète : mais comment se nomme cette partie du corps dont vous êtes paralysée ? Kreuz, les vertèbres sacrées en français. La parole libère le refoulement. Elle s’occupe un peu moins des pauvres et un peu mieux d’elle-même et de sa famille. Les choses reviennent dans l’ordre.
L’année 1905 est l’année de ces deux découvertes : les représentations refoulées parlent dans le corps ; la pulsion. Les symptômes hystériques sont alors conçus comme des sortes de hiéroglyphes, de rébus. Encore faut-il que l’hystérique trouve à qui parler pour déchiffre le message ! Cette même année, Freud invente dans Les trois essais sur la théorie de la sexualité le concept de « pulsion ».
« Les pulsions, précise Lacan, c’est l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire. (Séminaire XXII. Le Sinthome, p. 17) ». Là où la pulsion, branchée sur la jouissance de la vie, est appareillée à la charge symbolique. Là où la pensée se fait pesée. L’humanisation se produit de la rencontre entre la « jouissance de la vie » (hapax de Lacan dans La Troisième) et l’appareil-à-parler, spracheapparat, terme inventé par Freud pour cerner les difficultés de langage de certains enfants. Il apparait en 1891 dans sa monographie sur les aphasies. (Contribution à la conception des aphasies, Paris, PUF, 2009.) Freud en 1905 dans Les Trois essais… désigne pour la première fois cet assemblage du terme du Trieb, « … concept limite entre le somatique et le psychique… mesure de l’exigence de travail qui est imposé au psychique en conséquence de sa liaison au corporel ». En ce point limite d’articulation/désarticulation entre la chair et le langage. Point de ligature, encore célébré de nos jours dans la tradition juive lors de la fête de l’Akedat (ligature d’Isaac).
La ligature d’Isaac (hébreu ִיְצַחקֵ ﬠֲקַדת, Akedát Yitzhák ou קיָדהﬠֲֵ
ذﺑAkedah ; arabe ﺢ
Dhabih), aussi connu sous le nom de sacrifice d’Isaac ou sacrifice d’Abraham, est un épisode biblique de la Genèse, dans lequel Dieu demande à Abraham de lui offrir son fils Isaac en holocauste sur le Mont Moriah. L’événement, rappelé quotidiennement dans la liturgie juive, est commémoré lors du Nouvel An juif, et du 10 au 13 dhou al-hijja dans le calendrier musulman, où il est à l’origine de la principale fête islamique : l’Aïd al-Adha. Enfin, il est fixé symboliquement le 25 mars (correspondant à la fête de l’Annonciation) dans la tradition chrétienne occidentale. Certains rabbins dans leurs commentaires racontent qu’Abraham, montant avec son fils sur la montagne du sacrifice, s’arrête. Isaac alors lui demande de le ficeler solidement, de le ligaturer. Les larmes du père, ajoutent les rabbins, coulaient dans les yeux du fils. Cet épisode est repris par Pierre Legendre dans l’introduction à Le crime du caporal Lortie. Legendre y décrit le corps humain comme la chair vivante ligaturée par la parole. Mais il y a bien un sacrifice nécessaire. Au fils Isaac l’ange substitue un bélier qui s’était pris les cornes dans un buisson. Le meurtre qui inaugure le passage à l’humain est symbolique. « Ainsi le symbole se manifeste d’abord comme meurtre de la chose, et cette mort constitue dans le sujet l’éternisation de son désir. » Jacques Lacan,
« Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Seuil, 1966.
Souvenons-nous du Prologue de l’Évangile de Saint-Jean. Je traduis le grec à ma façon, pour appuyer mon propos (sections 1 et 14, que j’associe) :
Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος… Καὶ ὁ λόγος σὰρξ ἐγένετο…
« Au début il y avait la parole… Et la parole a pris corps. »
Au début… Là où ça commence et là où ça commande, précise Hannah Arendt.
La parole a pris corps… Plus précisément : la parole a engendré de la chair, du corps, voire de la viande(σὰρξ). C’est donc du corps réel qui est produit.
De son côté, Lacan a abordé le corps dans les trois registres fondamentaux de son enseignement : le réel, l’imaginaire et le symbolique.
Prenons l’exemple d’un enfant de 7/8 mois devant le miroir, ou tout objet
« réfléchissant » son image. L’image spéculaire unifie (en suivant les lois de l’optique) ses sensations d’un corps morcelé, en miettes. Puis il y a son père ou sa mère qui lui dit : tu as vu, c’est toi dans le miroir ! Voilà le nouage borroméen inaugural : le réel du corps morcelé, l’imaginaire unificateur de l’image au miroir, le symbolique de la nomination produisant des distinctions. Ce stade du miroir inaugure le nouage princeps, que bien plus tard Lacan complètera d’un quatrième nœud, le Nom-du- Père qui peut revêtir plusieurs variantes. (Voir le séminaire sur Joyce, Le Sinthome)
Cependant pour Lacan, le corps imaginaire, c’est aussi le sac troué des objets a, bouts de corps imaginairement perdus : le sein, les fèces, la voix et le regard. À ces quatre objets, qui n’existent pas, mais insistent, il faut ajouter le phallus en tant que pure négativité, c’est-à-dire rien, ce à quoi finalement se résument les objets a. C’est ce manque fondamental qui mobilise le désir. D’où l’expression de Lacan à propos des objets a de « cause du désir » ou « plus-de-jouir ». Cette recherche incessante produit l’érogénéisation des orifices corporels où loge la pulsion (la bouche, l’anus, l’œil et l’oreille, mais aussi de certains appendices comme le mamelon, le clitoris, le pénis).
À propos du corps symbolique, Lacan produit le concept de « corps des signifiants ». C’est l’ensemble des signifiants conscients, refoulés ou forclos, constitué par les paroles venues de l’Autre (et d’abord le premier Autre maternel). « Hamac du langage » précise-t-il. Paroles qui peuvent avoir été dites avant la naissance de l’enfant. Ils constituent une véritable constellation signifiante, mais tout aussi aliénante du sujet.
L’inconscient en est tramé. L’enfant est parlé. Le corps des signifiants renvoie d’abord à l’identité (nom, prénom, place dans la généalogie, sexe, milieu socio- culturel, déterminants génétiques, etc.). Ces signifiants premiers se gravent à même la chair du petit d’homme, dans un véritable traumatisme qui pénètre et fait effraction. D’où l’expression promue par Lacan de « troumatisme ». La résistance symptomatique de l’enfant (infans, qui ne parle pas) à l’effraction de la langue maternelle (la lalangue), prenant appui sur ces mêmes inscriptions qu’il s’approprie et détourne à son usage, lui permet de prendre corps comme sujet. Ces premiers éléments langagiers, que l’on peut en suivant Lacan désigner comme « lettres », font impression (au sens typographique). Il peut s’agir de mots, de syllabes, de lettres, de traces. Le corps est un vivant palimpseste dont il reste à réveiller les traces d’écriture. Véritable blason, emblème et armoiries du sujet. Le symptôme ainsi constitué en est la signature.
Chez Lacan, le réel, c’est à la fois l’impossible et ce qui revient toujours, tel le culbuto de notre enfance, à la même place. Le réel du corps est constitué par tout ce qui du corps échappe aux tentatives d’imaginarisation et de symbolisation. C’est donc un impossible à dire que borne et borde… le possible à dire. La jouissance affecte la chair et la mortifie du fait de son immersion dans la matière langagière.
Réel, Symbolique, Imaginaire, coinçant au centre l’objet a.
Rond réel : la chair, l’organisme. Rond symbolique : le corps des signifiants. Rond imaginaire : le corps image…
Corps et technique.
En ces temps de restriction sanitaire, deux objets détachés du corps déferlent, séparés de leur substrat vivant, coupés du corps par les appareils de la modernité : téléphone, Internet, etc. La voix et le regard. Objets désincarnés, virtualisés. Deux objets a dégagés par Lacan. Deux objets, causes du désir et plus-de-jouir. Ces objets, non spécularisables, ont été revêtus de l’habit des objets du Marché des biens. Les GAFAM ont fait une OPA sur les objets a. Lieu du manque et passage du réel. Lieu d’une jouissance irréductible qui alimente les arcanes d’un Divin Marché (Dany- Robert Dufour) prônant la libre circulation des biens et des pulsions. Réseaux ou zéro sociaux ? Et c’est bien « sur cette place de plus-de-jouir que se branche toute jouissance ». (Jacques Lacan) Deux objets détachés du corps, objets a captés par le Marché, filtrés par les appareils numériques, passés à la moulinette d’opérations binaires (0,1) extrêmement rapides (entre 1 et 3 Gigahertz), produisent des avatars. Des clones hologrammatiques animés de voix et image. « S’il est un des fruits les plus tangibles, que vous pouvez maintenant toucher tous les jours, de ce qu’il en est des progrès de la science, c’est que les objets a cavalent partout, isolés, tous seuls et toujours prêts à vous saisir au premier tournant. » (Jacques Lacan) Là, il n’y a pas à dire, pour être saisis, nous sommes saisis…
Cette prolifération des images intervient dans un contexte d’œil absolu (Gérard Wajcman). « Voir est une arme du pouvoir. Depuis la vidéosurveillance jusqu’à l’imagerie médicale en passant par les satellites qui balayent la planète, d’innombrables dispositifs s’acharnent à nous rendre intégralement visibles. On cherche à tout voir, jusqu’à la transparence. On surveillait jadis les criminels, aujourd’hui on surveille surtout les innocents. Mais au-delà de la surveillance, ce regard global infiltre tous les domaines de nos vies, de la naissance à la mort. L’idéologie de la transparence menace nos existences, l’espace privé de nos maisons et l’intérieur de nos corps, dissolvant un peu plus chaque jour notre part d’intime et de secret. La science et la technique ont bricolé un dieu omnivoyant électronique, un nouvel Argos doté de millions d’yeux qui ne dorment jamais. Plus que dans une civilisation de l’image, nous sommes entrés désormais dans une civilisation du regard. »[2]
Pollution visuelle, pollution sonore. Saturation des images et des voix. Ce qui ouvre la porte chez nos contemporains à des formes hallucinatoires nouvelles. En témoignent par exemple les Entendeurs de sons (Hearing voices movement) apparus aux Pays-Bas en 1987.
Là où Freud sort la médecine classique d’une clinique du regard et de l’observation, pour s’ouvrir à une clinique de la parole et du transfert, on assiste donc à une véritable régression. Retour à l’hypnose et au corps morcelé par les effets de la technologie.
Où passe le corps soumis à des manipulations numériques ? (Je remercie mon fils Erwan, ingénieur en informatique, pour ces précisions)
Tout d’abord le son et l’image sont capturés par des capteurs (caméra pour l’image, micro pour le son).
- Ces capteurs fournissent un signal numérique brut à base de 0 et 1correspondant à l’information qu’ils ont capté.
- Ces signaux bruts sont ensuite compressés pour prendre moins de place. Cette compression nécessite de nombreux calculs qui sont effectués par le microprocesseur de l’ordinateur qui fonctionne autour de 2GHz, cela dépend des ordinateurs (2 GHz signifie 2 milliards de cycles par seconde).
- Ces signaux sont ensuite envoyés par Skype, Zoom (ou autre application de visioconférence) par internet via le protocole TCP/IP
- À la réception de l’autre côté, c’est l’opération inverse : le signal est décompressé (par le microprocesseur), puis envoyé à l’écran pour reformer une image et par les haut-parleurs pour reconstituer le son
Nature des images et du son : tronqués. Un jour ma petite fille passe devant la télé alors qu’avec ma femme nous regardions le journal. « Il lui manque la moitié au bonhomme ! », dit elle en désignait l’écran.
Image amputée, son écrêté. À propos de la propagation du son : un mouvement quelconque produit dans l’air une variation de la pression atmosphérique environnante qui fait entrer le corps en vibration. Ces vibrations sont transformées en ondes qui se propagent dans l’air jusqu’aux oreilles d’un interlocuteur. Cette onde frappe les tympans, est traduite par le cerveau, perçue et décryptée en tant que « son » (parole, bruit, musique, etc.) Il y a cependant une différence de taille entre ce son
« naturel » (dit analogique) et le son trafiqué par le numérique. À la différence de l’analogique, le son numérique n’est pas obtenu par reproduction copiée de l’onde sonore, mais par numérisation. Ce procédé permet à l’ordinateur d’enregistrer du son à partir d’une matrice binaire. L’ordinateur ne peut assimiler une infinité de valeurs. En fait, il ne peut en reproduire que deux : le 0 et le 1. Mais ces deux seules valeurs sont totalement insuffisantes pour restituer l’infinité de points existant sur une onde sonore. Basses et hautes fréquences sont soit éliminées, soit transformées (limite de Shannon-Nyquist). Le son numérique est amputé des modulations subtiles du vivant.
On assiste alors à la production d’avatars et de golems. Un golem (hébreu : לגום , « embryon », « informe » ou « inachevé ») est, dans la mystique puis la mythologie juive, un être artificiel, généralement humanoïde, fait d’argile, incapable de parole et dépourvu de libre arbitre, façonné afin d’assister ou défendre son créateur. Déjà mentionné dans la littérature talmudique, il acquiert une popularité considérable dans le folklore juif d’Europe centrale, où il est associé à la figure du Maharal de Prague et aux accusations de meurtre rituel envers les Juifs. Dans l’une des versions les plus populaires de sa légende, reprise par certains contes chrétiens, il naît de la terre glaise après que quatre sages, figurant les quatre éléments, ont pourvu sa matière informe de leurs attributs ; sur son front figure le mot emet (ת, « vérité », Aleph, mem, tav) qui devient, lorsque sa première lettre est effacée, met ( , « mort »), faisant retourner l’homme artificiel à la poussière. (Extrait de Wikipedia)
Le travail emblématique du regretté Bernard Stiegler permet de repérer finement ce qu’il en est de la transformation du vivant du corps par les appareils numériques. Il oppose technè (la technique) et épistémè (l’esprit). Les technè sont des pharmaka : remède et poison. Tout objet technique est ainsi « pharmacologique » : à la fois poison et remède. Toute technologie est donc porteuse du meilleur comme du pire. À partir de cette vision, Stiegler a mené une série de recherches, avec l’association Ars Industrialis. Il en dégage les effets des nouvelles technologies sur la société, les comportements, la sensibilité. De plus leur utilisation s’inscrit dans un contexte de marchandisation généralisée, de « populisme industriel », de « capitalisme culturel et cognitif » qui conduit tout droit à « une baisse de la valeur de l’esprit » (expression que Stiegler emprunte à Paul Valéry) et « une crétinisation des esprits ». Déjà en son temps, Socrate reprochait aux sophistes qui copiaient ses paroles de les tuer. Cependant face à ces dérives et catastrophes, dans un souci de « réenchanter le monde », à travers sa pratique de la philosophie, axée sur les technologies numériques, Stiegler cherche à combattre leur toxicité, en se les appropriant, car selon lui il ne s’agit pas de « rejeter les techniques, mais les critiquer et les transformer ». Il n’y a donc pas lieu de se convertir à la religion Amish, ni de retourner à l’éclairage à la bougie. Par contre il s’agit de poser des limites à l’ubris démesurée du monde contemporain.
J’ai entendu un jour Denis Vasse, psychanalyste, médecin et jésuite, juste avant de démarrer une conférence, répondre sèchement à une dame qui lui demandait si elle pouvait l’enregistrer sur un magnétophone : « Vous faites ce que vous voulez, mais vous n’enregistrerez que des cadavres ! ».
Analyse corps présent.
« La psychanalyse est une pratique de bavardage… Le bavardage met la parole au rang de baver ou de postillonner. Elle la réduit à la sorte d’éclaboussement qui en résulte. » (Jacques Lacan le 13 novembre 1977. Séminaire Le moment de conclure, inédit).
Il me souvient d’avoir écrit, dans la foulée de cette leçon inaugurale de Lacan dans son séminaire de cette année-là que « la psychanalyse est une pratique de bave hors d’âge »… Ce texte est paru, alors que je fréquentais encore l’ECF, dans la Lettre mensuelle.
Postillon, postillonner… en ces temps de Covid ne nous sont pas signifiants indifférents. C’est en leur nom que nous sommes bâillonnés. Le postillon est à l’origine un cocher de la poste, relais de chevaux. Puis il prend une couleur métaphorique, c’est une goutte de salive lancée en avant, comme le postillon est installé à l’avant de l’attelage qu’il conduit. Le postillon qu’on lance en avant est donc le… cocher de la parole ! La parole en constitue l’attelage.
L’analyste intervient par sa parole, dans les anfractuosités de l’équivoque, mais aussi son silence, à partir de son corps donc, sur le corps réel du patient, son corps de jouissance, un corps qui se jouit de lui-même. Comme le distingue Francis Ponge il s’appuie plus sur ce qui fait « reson », que sur ce qui fait raison ; ce qui résonne dans le corps, plus que sur ce qui raisonne ! « Pour Ponge, en effet, il est vain de vouloir exprimer par le langage verbal ce que l’artiste a exprimé par son tableau. Devant les toiles de Fautrier consacrées aux otages des Allemands exécutés en 1941, il veut traduire par la “réson” le fait qu’il y a dans l’expérience de la torture quelque chose d’impossible à dire ; il veut montrer que la pâte picturale ne représente pas la chair des personnages, mais qu’elle en est un équivalent, tout comme l’écriture tente d’équivaloir aux non-dits du tableau les plus taraudants. »(Daniel Laroche, « La psychanalyse à l’écoute de la poésie ».)
L’analyste travaille donc au niveau où ça fait résonance. En ce lieu d’une jouissance obscure qui touche au réel, exclue du sens. Jouissance du symptôme, comme événement de corps. Or corps et jouissance s’excluent, de structure. Le corps né de l’appareillage symbolique à la chair vivante (sarx, en grec ancien), dans une véritable incorporation du langage, pâtit du signifiant et est inapte à la jouissance comme telle. Qu’est-ce que la présence si ce n’est celle étonnante et mystérieuse d’un corps parlant ? « Le réel, dirai-je, c’est le mystère du corps parlant, c’est le mystère de l’inconscient. » (Lacan, Séminaire XX, p.118)
L’usage des nœuds par Lacan à la fin de son enseignement oriente l’opération analytique, pour « serrer, coincer, faire couiner la jouissance ». (Idem p. 101) On peut légitimement se demander si le passage par les appareils numériques ne modifie pas radicalement cette perspective. On assisterait à une tentative de faire rapport dans l’espace-temps, là où la séance a pour vocation de faire coupure et d’introduire le patient, in vivo, « à même son corps » (expression de Freud dans sa Préface à Aichhorn), au non-rapport sexuel ou textuel. « Relation fantasmatique » ?
Alors « … la question est posée : la psychanalyse reste-t-elle une relation dialectique où le non-agir de l’analyste guide le discours du sujet vers la réalisation de sa vérité, ou se réduira-t-elle à une relation fantasmatique où “deux abîmes se frôlent” sans se toucher jusqu’à épuisement de la gamme des régressions imaginaires… » (« Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, p. 307-308.)
Cette expression étrange le « non-agir », Lacan la tire de la philosophie chinoise qu’il étudiait à l’époque aux Langues O et avec François Cheng qui le guidait dans la découverte des philosophes chinois. Wu-wei en chinois. Mais la traduction parait faible et oriente vers une sorte de langueur, de retrait ou d’absence, qui emporte un faux-sens. Mon ami Guy Massat, ancien moine zen, élève de Taizen Deshimaru, et psychanalyste, qui vient de disparaitre, a proposé une nouvelle traduction du Dao Dé Jing. Wu-wei ne veut pas dire « non-agir », mais « agir du rien », « énergie du rien », « le rien en action », précise Massat. C’est ce que met en scène le 60 ème poème de Laozi,
« Savoir-faire frire des petits poissons. »[3]
Le rien en action
C’est comme faire frire des petits poissons. Aucun côté ne doit être privilégié
La face ou le dos le dessus ou le dessous. À feu vif ou à feu doux
Tous les côtés sont tour à tour et à propos. Rôtis retournés revenus
Jusqu’à la cuisson parfaite.
Erlebnis (expérience) est ce vécu du rien. Où dans nos machines passent les objets a, ces images sans images, ces voix sans voix ?
Ces passe sans porte. Compilée par le moine chinois Wumen Huikai (1183-1260), la Passe sans porte réunit 48 koans des maîtres les plus appréciés du bouddhisme Chan. Les koans sont des énigmes sur lesquelles le disciple se concentre jusqu’à parvenir à l’éveil. Ici, ils sont constitués des plus belles histoires d’éveil de maîtres Chan et des dialogues édifiants avec leur disciple. Incisifs et déstabilisants, souvent paradoxaux et ironiques, ils ont pour but de faire disparaître tout point d’appui, de déloger le disciple des habitudes duelles de la pensée afin qu’il accède à la compréhension des principes fondamentaux du bouddhisme : tout est non-dualité, tout n’est que production de l’esprit, il y a non-obstruction entre l’Absolu et le monde des phénomènes. (Points-Seuil, 2014). Lacan dans le Séminaire I ne fait-il pas référence au maître zen pour guider l’interprétation ?
La première occurrence d’une mention au bouddhisme se trouve être tout à fait inaugurale, puisqu’elle correspond à la première phrase du premier Séminaire publié de Lacan, consacré aux écrits techniques de Freud, qui débute ainsi, le 18 novembre 1953 : « Le maître interrompt le silence par n’importe quoi, un sarcasme, un coup de pied. C’est ainsi que procède dans la recherche du sens un maître bouddhiste, selon la technique zen. Il appartient aux élèves eux-mêmes de chercher la réponse à leurs propres questions. Le maître n’enseigne pas ex cathedra une science toute faite, il apporte la réponse quand les élèves sont sur le point de la trouver. » (Nathalie
Charraud, « Lacan et le bouddhisme Chan », La Cause freudienne, 2011/3, n° 79, p.122—126). Allez-y donner un coup de pied… par Internet !
Cette « action du rien » du psychanalyste (pensons au discours de l’analyste [DA] tel que l’expose Lacan dans L’Envers de la psychanalyse qui pose l’objet a en position d’agent) ne peut opérer qu’à partir de son propre corps, un corps qu’il reçoit en héritage et que sa propre cure lui apprit à apprivoiser. 10 juin 1980 : « Le corps ne fait apparition dans le réel que comme malentendu. Soyons ici radicaux : votre corps est le fruit d’une lignée dont une bonne part de vos malheurs tient à ce que déjà elle nageait dans le malentendu tant qu’elle pouvait. Elle nageait pour la simple raison qu’elle parlêtrait à qui mieux mieux. C’est ce qu’elle vous a transmis en vous donnant la vie, comme on dit. C’est de ça que vous héritez. » (Jacques Lacan, « Dissolution », « Le malentendu », Ornicar ? N° 22-23, Lyse, 1981 p. 12.
[1] Ceci est mon corps. Formule rituelle du prêtre au moment de l’eucharistie. Cette transsubstantiation symbolique transforme un morceau d’hostie en corps du Christ.
[2] Gérard Wajcman, L’œil absolu, Denoël, 2010.
[3] Lao-Tseu (Laozi), Dao Dé Jing, Traduction de Guy Massat et Arthur Rivas, L’Harmattan, 2016.