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Gérard AMIEL / à propos du livre d’Esther Tellermann « Toujours, l’artiste nous précède, Lacan, l’Art, et la littérature »

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Ce texte est une présentation datée du 16 mai 2025 par Gérard AMIEL du livre de notre collègue Esther Tellermann « Toujours, l’artiste nous précède, Lacan, l’Art, et la littérature ». Il a été publié sur le Site de l’ali où on peut le retrouver. Illustration : photogramme du film Une journée avec François Rouan, réalisation Jean-Louis Rinaldini. A visionner en bas de l’article.

Le dernier livre d’Esther Tellermann, est composé en partie d’articles plus anciens qui furent commandés par l’institution psychanalytique. Sur ces textes judicieusement agencés s’étaye une thèse importante dont nous suivons pas à pas la progression. L’ouvrage s’intitule, Toujours, l’artiste nous précède, Lacan, l’Art, et la littérature et il s’ouvre sur une citation de Lacan extraite de son séminaire, Le Moment de conclure : « Quoi qu’il en soit, même en ce qu’il en est de cette pratique — je parle de la pratique qui s’appelle l’analyse — c’est aussi bien de la poésie» qu’il s’agit. Cette déclaration massive représente un des axes directeurs de ce recueil.

Dès l’introduction de son ouvrage, la déclaration d’intention d’Esther Tellermann nous confie qu’elle a essayé de nouer sa réponse à ce qui faisait pour elle l’étoffe d’une vie — la poésie, non pas certes sa consistance, mais son tissage. Autant le dire tout de suite, le sentiment d’un risque absolu qui ressort de cette lecture n’est pas sans faire écho à la modalité de risque qui sout des élaborations de Lacan, toujours accompagnées de celles de Freud, mais pas sans les artistes et la littérature.

Le chapitre premier impressionne, quand il recense les nombreuses références faites par Lacan durant les années où il tient son séminaire, ou rédige ses Écrits ou Autres Écrits, montrant comment la psychanalyse apprend de la poésie, ce qui ne peut que faire question eu égard à une allégeance exclusive de certains au tout topologique, détaché de la chair brûlante de la clinique. Quelle clinique direz-vous ? Une clinique de la parole et de l’énonciation, pas celle des tableaux précieux de la psychiatrie, car pour paraphraser Lacan, « l’analysant parle. Il fait de la poésie, il fait de la poésie quand il y arrive — c’est peu fréquent — mais il est art». Position réaffirmée conjointement à ses recherches topologiques les plus poussées comme dans L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre : « Il n’y a que la poésie, vous ai-je dit, qui permette l’interprétation et c’est en cela que je n’arrive plus dans ma technique, à ce qu’elle tienne : je ne suis pas assez pouâte, je ne suis pas pouâte-assez!». Au-delà du Witz, s’entend une position éthique qui fonde la pratique analytique sur l’équivocité poétique du langage, tant en vue d’entendre juste que dans la tentative de faire acte dans le moment propice de l’interprétation. Et Esther Tellermann de rappeler « “Mon triste cœur bave à la poupe… […] Ça ne veut pas rien dire.”, écrit Rimbaud à propos du poème “Le Cœur supplicié “(…) et permet au lecteur une interprétation, un dire possible parce qu’il y a un trou dans la signification — de l’impossible — du réel».

Esther Tellermann nous fait saisir que si la littérature nous instruit sur l’inconscient structuré comme un langage et sur les formations qui lui sont propres : lapsus, actes manqués, oublis des noms, rêves, cauchemars, mots d’esprit, symptômes, c’est en offrant son travail à contre-courant du refoulement, pour ramener à la lumière le tissu langagier et en tant qu’il s’agit d’y révéler l’intelligence de la langue. C’est du désir dont elle est issue et dont elle traite à travers un jeu de lettres et de signifiants essentiellement centrés sur la métaphore, la métonymie, autour des grands thèmes qui tourmentent le parlêtre : la vie, les femmes, l’amour, la mort, etc. Or le désir est toujours une expérience éthique en ce qu’elle se pousse aux limites et interroge sur ce qui la cause. Tout écrivain digne de ce nom, dans un style, fait appréhender à travers son écriture, ce qui fait trou autour de quoi se déploie son art. La littérature est féconde pour l’analyse là où se détachant du champ de la communication et des ressorts dualistes imaginaires, elle nous enseigne sur la signification qui échappe toujours à une tentative immédiate de saisie, pour porter au plus loin du sens des mots, vers leur polyphonie, leur musique, leur chant, des phonèmes, éléments qui ne valent que par opposition dans leur différence pure dans un ensemble de dissemblance. L’analyste n’opère pas et n’opérera jamais à l’encontre des post freudiens, dans un champ de compréhension, mais en s’en écartant. La littérature comme l’analyse se frottent à la matérialité sonore de la lalangue par quoi se révèle la vérité de la parole qui est toujours du registre du mi-dire. La poésie, comme la parole de l’association libre, ne délivrent pas un sens, mais autorisent un champ d’interprétations. Ce temps, plus que de se réduire à une sorte de ré-appropriation subjective, est un temps encore plus décisif, celui d’une fondation ou d’une re- fondation même. Qu’est-ce qui opère en effet et peut produire un sujet qui n’est plus ce qu’il était ?

Le sujet qui écrit comme celui qui parle, divisé par le langage, peut sous certaines conditions se décentrer de son moi, de son roman autobiographique névrotique, ou de la stérilité de son narcissisme. C’est toujours d’un lieu Autre que l’on écrit ou que l’on parle rappelle Esther Tellermann : « Je est un autre», comme l’écrit Rimbaud, pour dire que le poète comme tout parlêtre, dit ce qu’il ignore dire, mais à la différence du commun, il le fait en avant-gardiste, c’est-à-dire avant les autres. Je cite Esther Tellermann : « Qui écrit si l’écriture nécessite cette refente du sujet où laisser parler en lui la lalangue et sa mémoire, y imprimant la subjectivité en l’invention, le surgissement d’un style?». Lacan ajoute : « Le fait d’avoir énoncé le mot d’inconscient, ça n’est rien de plus que de la poésie avec laquelle on fait de l’histoire. Mais l’histoire comme je le dis quelquefois, l’histoire, c’est l’hystérie.» Et encore Esther Tellermann de préciser : « La pratique de la cure n’a pas pour finalité de souder l’anamnèse à un destin. Elle ne délivre pas de vérité. En ce sens elle est poésie d’avoir pour matériau les formations de l’inconscient qui sont langage. Et les matériaux font avec l’impossible qu’est le réel, de le nouer au symbolique et à l’imaginaire». Toute chaîne signifiante en effet, suinte une signification qui n’est pas conséquence d’un lien univoque au signifié, grâce à la fonction de la barre qui y résiste, mais parce que toute musique au-delà d’évoquer l’humanité de la voix, fait aussi sens par effet phonématique.

Les trumains fictionnent leurs vérités qui ne sont jamais fait objectif ou policier, comme le rappelle le séminaire sur La Lettre volée, la vérité est un trou et oblige à un dire du sujet, énonciation plus qu’énoncé, qui n’est que mi-dire frappé par le défaut du sens, pas sans lien avec la chute de l’objet a du lieu de l’Autre, par quoi s’élève le désir. Message décisif et conjoint de la littérature et de l’analyse, qui ne nous épargne pas de la vie, autrement dit qui n’amende pas pour nous, l’incontournable Réel.

Esther Tellermann à partir de là, va examiner la structure dans pratiquement tous ses aspects et travailler ses points de référence, en insistant chaque fois pour montrer comment l’œuvre littéraire avance à son insu des points clefs avant qu’ils n’aient été articulés historiquement dans le corpus dogmatique de l’analyse.

Le chapitre 2 expose une lecture du Ravissement de Lol V Stein de Marguerite Duras, en tant qu’il dévoile une clinique de l’objet a. Je cite : « Le texte de Duras, lui, garde dans l’énigme que tisse une langue à la fois transparente et sans cesse faite de torsions, son incandescence d’être ce savoir — qui ne se sait pas — sur l’objet du désir incarcéré dans son art. Et c’est sous la forme de l’angoisse qu’est tenu le lecteur (…) où le conduit l’énigme qu’est Lol, ce trou dans le tissu des mots, ce silence dans le cri, cette pierre qui brûle sans se réduire en cendres, que cet objet semble surgir en son épiphanie». Nous repensons à ce propos inévitablement aux excellentes et touchantes pages écrites par Marcel Czermak dans Passion d’objet auxquelles font écho celle d’Esther Tellermann, comme si elles se répondaient en faisant fit du temps long qui les sépare : « Syncopes blanches du texte (…) regard suspendu (…) mots qui manquent (…)» anticipation sur ce que Lacan va situer comme sujet « entre le désir de l’Autre et l’objet a (..) Tel est l’art de Duras : venir à donner existence à cet objet, en ouvrant la langue à une béance qui la rend Autre».

Le chapitre 3 sur « “L’âme-à-tiers” de l’a cure analytique» nous dit qu’elle est la même que celle à l’œuvre dans la poésie. Cette rencontre entre l’analyse et le fait littéraire s’appuie en envisageant les effets d’après-coup de la chaîne signifiante, le point de capitonnage qui est bouclage d’une rétroaction, par quoi est scellé l’automatisme mental physiologique qui n’est que dénuement du fonctionnement de la concaténation des signifiants, en trois temps : avec une anticipation inaugurale avant de dire, puis une présence simultanée à ce qui est en train de s’énoncer, enfin un retour en rétrocontrôle sur ce qui a été dit, ensemble qui dans la psychose se vocalise

; le comble est qu’à toute cette mécanique, peut s’associer un délire commun, celui qui caractérise le moi. La matière langagière ouvre dans la poésie au trou, une absence radicale de réponse, ne laissant à portée que des voyelles, des consonnes, des allitérations et des assonances, source d’une vérité qui remet en cause le Savoir et le montage en épingle philosophique de la raison comme de l’Être. La poésie comme la psychanalyse dérobent la jouissance de l’objet pour en faire un pur manque et dans un corps à corps à la Lalangue, atteindre à ce que du rapport sexuel inscriptible, il n’y en ait pas pour le parlêtre.

Le chapitre 4, « Bruler la langue pour ne pas brûler», évoque le livre très intéressant de Gérard Pommier La poésie brûle dans lequel est stipulé qu’avec l’entrée dans la parole de l’enfant, dès les premiers mots prononcés s’invite la rime : « ma-ma », « man- man », « pa-pa », où la seconde syllabe comme redoublement de la première, arrache à la Chose freudienne comme complexe de jouissance maternelle incestueuse non bordée, c’est-à-dire foncièrement meurtrière. Le babil fait de lallations, de rythmes et de variations de tonalités est poétisation du cri dont l’archaïsme se retrouve dans les gémissements orgasmiques par lesquels, à travers la petite mort et la possibilité de génération du sexuel, se nouent indéfectiblement la vie à la mort. Un tel cri est au cœur de l’acte poétique alors que la prose en se poliçant le refoule. Le poète brûle le vocabulaire de la prose, ses inventions vont à contre sens de la communication et des usages, contre la syntaxe et les consensus de la grammaire. Esther Tellermann le souligne, toujours le vers poétique s’achève sur un vide qui rappelle celui au cœur de la parole. C’est dans le desêtre que s’invente cette langue. On ne s’étonnera plus de ce que Martin Heidegger ait pu écrire dans Acheminement vers la parole, que « Le parlé à l’état pur est Poème».

Esther Tellermann après nous avoir rappelé que la pulsion est la notion qui embrasse toute la psychanalyse puisque c’est son invention la plus centrale, met en avant qu’elle subvertit des siècles de clivage entre le corps et l’âme, pour au contraire affirmer qu’il y a interface entre le soma et la chaîne signifiante, la parole. Ainsi l’écriture poétique est-elle aussi événement corporel, souffle, respiration. Le texte d’un patient s’écoute comme celui d’un poème, à la lettre. Le poème peut faire effraction comme le surgissement des formations de l’inconscient, en déjouant le collage mortifère au sens et de ce fait, toute interprétation normative. Loin d’un langage de fioritures, décoratif et bavard, le poème véritable comme la parole authentique est lieu de trouvailles et d’inventions.

Dans le chapitre 5, « Catherine Millot, la logique de l’amour : une logique de l’altérité», Esther Tellermann entend explorer les abimes ordinaires qui font le fond commun du féminin comme de l’écriture. Toute œuvre s’y démontre comme appel dans la finitude et la solitude qui nous caractérise, au plus primaire, au plus ancien : amours infantiles, terreurs, pertes. S’y dévoile en chacun de nous la part étrangère et d’altérité, ce ne sont pas des synonymes. Créer interpelle ce qui relève du même registre que ce que mobilise le risque à dire, en osant construire sur les vestiges d’une tache aveugle, d’une radicale entame qui ne pourra jamais se résorber dans le Savoir. De ce lieu énigmatique, ne peut que surgir l’amour, comme au-delà de ce que la pulsion ne peut atteindre. Mais comme l’art et la psychanalyse le montrent parfois dramatiquement, l’amour ne fait pas Un, comme Lacan le rappelle dans sa note italienne, il peut être plus digne, s’affranchir un peu du narcissisme sans devoir se précipiter dans la néantisation mystique lorsque la visée court directement vers l’impossible. Alors à côté de l’amour que reste-t-il ? La vocation de l’écrivain est-elle donc d’aller jusqu’au sacrifice d’une vie en cette voie « d’abjection », comme l’analyste, qui tel un Saint, devrait apprendre à déchariter ? La force de cette communauté de questions entre art et analyse est ici frappante.

Le chapitre 6 est également décisif. Il radicalise les choses. « L’écriture littéraire : littérature ou lituraterre ?». Le fait littéraire est approché par Esther Tellermann, dans sa fonction de subversion de toute frontière, donc d’ouverture d’un littoral qui concerne le non rapport sexuel. Là où certains écrivains ont ancré cette position, s’opère également chez Lacan à partir de sa pratique de l’analyse, un passage de la littérature et du sublime qu’inévitablement elle charrie, à litturaterre, qui est une mutation de la conception de la lettre non plus identifiée à la lettre alphabétique. Mouvement de littera, vers litura, la rature, pour entériner une migration vers le Réel d’une trace illisible, imprononçable, rappelant l’équivoque de James Joyce : « a letter, a litter», d’une lettre à l’ordure. Ce déplacement ancre le rapport de la littérature au Réel, l’extrayant de l’Imaginaire spéculaire — le ressort des tensions entre personnages qui reposent sur le leurre de la relation aa », tout autant la fonction de représentation des caractères, la trame de fiction, etc — et l’imaginaire non spéculaire du sens. Un tel saut est fondamental, il détourne d’une certaine hégémonie du Un au profit de l’objet manquant qui organise la cause du désir. Esther Tellermann écrit : « Si la psychanalyse a à apprendre de la littérature, c’est donc à rester coite devant ce qui va devenir pratique de la lettre sans pour autant que cette pratique, nous semble-t-il, soit totalement détachée de l’objet voix — comme voix de l’Autre», rappelant également l’origine antique de la poésie déclamée. « La jouissance refoulée (…) dont une lettre serait la trace de ce qui fait trou dans le semblant, l’ordre des signifiants».

Les chapitres 7 « À propos de la sublimation », et 8 à propos de « Présentation et représentation », sont le prétexte à des développements de la plus haute teneur. On connait la subtilité avec laquelle Lacan rapproche la sublimation d’avec la perversion bien que des nuances décisives les tiennent séparées. Mais il est plus qu’utile de remettre au travail ces deux notions. La sublimation se situe à l’écart du refoulement organisé par le principe d’idéalité, puisqu’avec elle, il ne s’agit pas de renoncer à la charge sexuelle, mais seulement de se détourner de son but direct ou explicite. L’exemple majeur de Léonard de Vinci est d’autant plus démonstratif qu’il s’agissait d’un homme empêché par une inhibition généralisée dont le travail artistique et technique était difficile à conclure, au point que malgré le rêve de la queue du milan frappant sa bouche, évocation d’une homosexualité pour Freud, celle-ci semblait relever de l’impasse névrotique plutôt que de la perversion. On sait par ailleurs qu’à la fin de sa vie, son complexe symptomatique avait été grandement déplacé par sa longue élaboration dans la sublimation, ce qui n’est jamais le cas dans une perversion qui perdure intouchable et intouchée en parallèle des exploits éventuels de la sublimation. Évoquons la situation d’André Gide. Dans tous les cas, la sublimation convoque das Ding et ne saurait se confondre avec le sublime. La sublimation opère au champ de l’Autre. Suit alors un long développement entre les questions de l’intime et de l’extime, disons la part la plus proche et la moins accessible qui concentre une jouissance proprement intolérable. Zone de viduité et interdite, mais gardée par le principe de plaisir, c’est d’elle qu’émane en écho l’objet produit par la sublimation, faisant le fond transgressif de toute œuvre véritable. Esther Tellermann à la suite de Lacan l’illustre ce point par la question délicate de l’amour courtois.

L’œuvre ouvre à l’au-delà du principe de plaisir, à la pulsion de mort et à l’entre-deux morts. C’est ce de quoi, protègent précisément l’éthique et la loi morale. Esther Tellermann de préciser : « Dans la sublimation, ce que l’artiste vient faire surgir, c’est un vide que bordent les signifiants, un irreprésentable. C’est ce vide qu’il borde qui viendrait le satisfaire, et non, comme le pensait Freud, la valeur marchande de sa production. Cette production équivaut à la jouissance de la Chose, à cette horreur à nous-même inconnue», sans se confondre réellement avec elle. C’est en ce point que se situe l’acte de l’artiste, en ce lieu, nous dit Esther Tellermann : « conjoignant l’intime à une radicale extériorité, résidu du champ de l’Autre, intérieur à l’ensemble des signifiants mais comme insymbolisabe (…) le poème, le tableau, le roman, l’opéra, réintroduisant, au champ des signifiants, le signifiant qui en est exclu, signifiant de la jouissance absolue», tout aussi bien La femme en tant qu’impossible, le Beau qui vient produire notre extase. Le très bel exemple de Cézanne et de ses pommes est amplement travaillé. Le coup de pinceau répété dans le mouvement circulaire qui noue la temporalité d’un passé, d’un présent et d’un avenir, montre ce qu’il n’atteint pas, tel l’objet insaisissable que contourne le trajet de la pulsion. Le reste qui gît au-devant de la scène est ce qui de la pomme nous a toujours échappé au même titre que notre destin de finitude, mortel. L’œuvre fait barre sur les mirages du narcissisme et nous introduit au cœur de l’expérience humaine du désir, qui dicte une éthique si différente de la chrétienne.

Comment reconnaître dès lors une œuvre d’art demande à plusieurs reprises Esther Tellermann ? Lacan a ouvert la boîte de la représentation pour montrer que le Beau n’a pas grand-chose à faire avec le beau idéal, mais par un jeu de mirage, indique la place du désir en tant qu’il ne dépend jamais d’un objet objectif, mais vidé, comme l’est tout rapport à l’être de l’homme. Le peintre trouve d’un coup de pinceau cette place. Marcel Duchamp déplace par exemple la signification de l’objet arraché à son utilité. Heidegger dit Lacan à propos des vieux souliers de Van Gogh nous montre à travers leur abandon, la corruption de la vie et que le beau est ultime barrière contre la mort : « L’« expérience du beau» est « la vraie barrière qui arrête le sujet devant le champ innommable du désir radical pour autant qu’il est le champ de la destruction absolue, de la destruction au-delà de la putréfaction», ce que Lacan nomme « seconde mort». L’au-delà des vanités, témoigne d’un franchissement de la limite qui est aussi bénéfique car c’est là que l’homme fait l’expérience de son désir et de ce fait, convoque la nécessité d’une éthique. Cela est exemplifié dans les nombreuses œuvres d’art dont il est question dans ce chapitre.

Pour finir ce parcours très fort, la question résiduelle au chapitre 9 consiste à demander « Qu’est-ce qui fait tableau ?» On se souviendra qu’il s’agit là également d’une question vive de la clinique. En suivant l’émouvant témoignage de François Rouan,

« Ce qui “fait tableau, c’est finalement ce que le sensible saisit, dans ce qui fait image à l’intérieur, non pas celle que capte notre œil, mais plutôt l’image qui, presque à notre insu se forme à travers le sensible. C’est cet espace que j’appelle “tressage” — là où il y a quelque chose qui vient du dessous, de l’épaisseur du plan. Il y a eu un premier mouvement qui a été projeté sur la toile puis ce qui vient de l’épaisseur du plan, comme dirait Georges Didi-Hubermann, c’est ce qui me regarde»? Lacan qui a rencontré Rouan, de construire par la suite ses figures, point de convergence entre ses propres élaborations et celles de l’artiste. L’un comme l’autre nous fait saisir ce qu’il en est de la mise en place souhaitée du sujet dépendant du tressage correct des trois dit-mensions. Avec cette variante structurelle du nœud à trois ou à quatre. La peinture de François Rouan fait tresse à trois, pas à quatre comme l’écriture de Joyce. Ainsi, ce qui désormais fera tableau n’est plus monofocalité de la perspective classique, le point de fuite, où le regard se dépose et nous regarde, mais décentrement pur jusqu’au vertige, corps nu, plus seulement Un, imaginaire enveloppé du signifiant qui l’habille, mais Réel esseulé, déshabillé du langage. Le beau se manifeste de ne pas être principe de sublimité, mais approche de l’objet qui brutalise de ne se réduire en sa vérité, qu’à sa découpe.

L’Œuvre picturale décline la multiplicité complexe de ce qui fait trou. Lacan consacré à ce fait de structure, de nombreux développements à propos des Ambassadeurs de Holbein. Mais pour pousser encore plus loin, je cite : « Ce qui fait “tresse” chez Francois Rouan viendrait-il empêcher le “savoir masculin”, pour reprendre l’analyse dans Les non-dupes errent, ce savoir masculin qui tourne en rond…? Mais heureusement il y a une femme, dit Lacan “Je vous ai déjà dit que la femme (…) ça n’existe pas, mais une femme, ça peut se produire quand il y a nœud, ou plutôt tresse. Chose curieuse, la tresse, elle ne se produit que de ce qu’elle imite l’être parlant mâle, parce qu’elle peut l’imaginer, elle le voit strangulé par ces trois catégories qui l’étouffent. Il n’y a que lui à ne pas le savoir, jusque-là”». Pointe d’humour qui affleure. L’homme artiste, peut donc chercher, côté femme, le savoir inconscient, mettre le regard face à sa déposition qui révèle l’Autre, l’objet, la Chose, ce que barre le savoir masculin habituellement.

Dans le chapitre 10, Quelques réflexions sur la littérature un détour s’impose alors par la littérature érotique occidentale, laquelle ne peut s’abstraire de son rapport à l’interdit, y compris dans la pornographie qui découpe et grossit des parties corporelles réduites à leurs fonctions d’objets marchands. Comment situer la jouissance ? Bien qu’identifiée comme danger depuis l’Esquisse, après Freud elle est sans équivoque ramenée à ce qui excède le principe de plaisir et pour se différencier, entre un côté homme et un côté femme, c’est-à-dire une distribution hors corps ou hors langage pour tout parlêtre. Cette précision est l’occasion pour Esther Tellermann de différencier l’érotisme de la pornographie en ce que la première conserve la disparité des jouissances articulées pour un sujet divisé par le langage, là où la mécanique des corps pornographique consacre son effacement sous le coup de la présentification de l’objet qui aurait dû demeurer manquant. L’érotisme peut s’accommoder de la sublimation, pas la pornographie. Le pas supplémentaire qu’interroge Esther Tellermann est de se demander si la littérature érotique aurait cette spécificité de représenter le rapport sexuel impossiblement inscriptible. Serait-ce son tour de force là où la pornographie est incitation au retour à l’infantile de la pulsion partielle de la perversion polymorphe, ou à la perversion comme fixation chez l’adulte de l’objet à la pulsion.

Que montre Sade ? Il interroge la loi morale, car le Réel de la jouissance se dérobe toujours sauf à aller au meurtre ou à l’inceste, en réalisant le Un du rapport sexuel réussi. La révolution française n’a-t-elle pas inscrit dans son droit l’impératif de jouir absolument ? Mais Sade n’est pas pornographe, son œuvre est avant tout écriture et sa vie n’échappant pas à la castration a été un long enbastillement qui aura continué jusqu’à la fin, à interroger la Loi morale, ce que ne fait pas dans ses images la pornographie. De nombreux auteurs sont passés en revue pour rappeler que la littérature érotique est cette invention qui fait lien entre Beauté et objet, amour et violence, transgression et Loi, idéalité et ordure, discontinuité et harmonie de l’Autre, enfin érotisme et mort. Chez Bataille, l’érotisme transgresse certes, mais pas sans angoisse maintenant la liaison de l’humain au sacré, en tant que Loi divine, symbolique ou langagière. C’est-à-dire en laissant persister un bord à la jouissance qui nous fait humains. La littérature érotique est approche d’un impossible, par quoi la représentation s’évide de la concrétude de tout objet pour n’être que subsistance ultime de la béance fondamentale qui nous constitue. La pornographie n’est pas cela, mais démultiplication de l’obscène qui rime si bien avec les attentes du discours capitaliste faisant feu de tout bois.

Esther Tellermann va alors explorer plus avant l’apport sadien. Sade met en avant les critères kantiens pour fonder son anti-morale. Chapitre 11, « Kant avec Sade », liberté, égalité, fraternité pulsionnelle ? éclaire l’aporie du plaisir dans le mal comme Freud le repère dans sa seconde topique et la répétition. Il n’y a pas de souverain Bien qui se confonde à notre bien-être. La recherche du Bien est une gageure. Le désir ne vise pas un objet définissable du monde objectif, un petit bien, alors que pour la jouissance, oui. La loi morale est effet du signifiant comme acteur de la refonte du sujet entre énoncé et énonciation, lieu même de l’affirmation de l’impératif catégorique universel pour Kant et occasion pour Sade de poser son impensé. Avec Sade, la voix subjective s’énonce de la voix de l’Autre qui nous intime de jouir de notre prochain sans limite. Mais ce « toi en moi » hors de notre voix est aussi lieu de das Ding comme non atteignable Bien. La jouissance du Bien se situe au-delà du principe de plaisir et de la chaîne signifiante, où se domicilie également la question de la sublimation. La doctrine des droits de l’homme appartient à cette logique à condition que le contrat social s’étende à l’usage des corps. Pour le dire rapidement la position de Kant renonce à la jouissance, refoule la cause et son désir, ce que récuse la découverte freudienne de la pulsion. Dépasser l’interdît produit son accoutumance et oblige pour ne pas perdre l’acmé jouissive de redoubler les exactions, démontrant la servitude du libertin, prétendument libre. Où situer dès lors un terme ? L’évanouissement du sujet institue un coup d’arrêt ou alors quand c’est sa propre douleur que le tourmenteur atteint dans l’Autre au travers de sa victime. Je cite Esther Tellermann : « C’est dans sa propre disparition que Sade pourra atteindre le plaisir de l’homéostase. Disparition qu’il signe lui-même, désirant un fourré où s’enfouisse jusqu’à la mémoire de son nom, d’avoir dans sa vie comme dans son œuvre outrepassé les limites du principe de plaisir. Ainsi de rencontrer l’aporie de son impératif, de se heurter à la première mort, il faut à Sade l’invention d’une seconde mort», cet au-delà d’un fantasme, qui n’épuise pas notre recherche.

Le livre se conclut par un chapitre 12 intitulé : « Éthique de la psychanalyse et fin de cure». La fonction du désir y est réexaminée dans son rapport fondamental avec la mort, là où cette dernière se noue au sexe. La cure nous conduit aussi vers cet espace de l’entre deux morts mais autrement. Toute œuvre de sublimation permet de penser au-delà de l’aristotélisme et du kantisme la question du seuil, du littoral où nous nous trouvons dans un rapport énigmatique à la Chose, ce qui ne relève ni de l’Imaginaire, ni du Symbolique, mais du Réel. Ainsi avec Lacan, l’inconscient est définitivement débouté de l’impératif kantien et la visée de la cure ne saurait en aucune manière être le Bien. Elle relève de l’extraction au lieu de l’Autre d’une cause au désir qui ne nous sauve pas de notre condition humaine, mais nous introduit peut-être à un désir un peu plus averti et dont l’issue, d’être faits pour la mort, ne nous échappe plus. Entre amour plus digne et savoir y faire avec un symptôme qui ne contrevienne plus au désir, la finalité de la cure est précisément ce que vise aussi l’œuvre véritable…

Enfin, je conclurai en relisant la poste-face que j’ai rédigé pour cet ouvrage. Avec le livre d’Esther Tellermann, nous sommes invités à considérer le nécessaire nouage entre l’Art et la psychanalyse.

Que L’Artiste toujours nous précède selon la formule de Lacan est en effet une affirmation n’ayant pas seulement pour vertu de nous rappeler que certaines vérités auraient été saisies intuitivement par les écrivains, avant que d’être redécouvertes plus tard par la psychanalyse. Il faut aussi en entendre la force subversive, et ce dans ce qu’elle nous dit plus encore. Elle nous suggère en effet que dans le champ de la littérature, — les procédés, la pluralité des styles et des trouvailles — tout autant les motifs, les intérêts, les remises en question critiques des opinions admises, des sens conventionnels, voire les conséquences produites sur la vie de l’homme —, seraient à considérer avec sérieux et à reprendre tels quels dans un exercice rigoureux de la psychanalyse.

Le livre d’Esther Tellermann nous conduit pas à pas à travers un commentaire personnel et singulier des élaborations complexes de Lacan, et met en lumière la nécessité affirmée du rapport de la psychanalyse à la littérature, lequel a été dangereusement négligé. Comme un voyage qui nous ferait passer d’Homère à Duras, avec Lol V. Stein, au champ étendu de la poésie, puis vers Georges Bataille, Sade dans un souci qui permet an profane d’approcher ce qu’est la littérature en sa spécificité, tout en interrogant la sublimation et la représentation, ce periple nous autorise à opérer des liens avec la peinture, l’érotisme, mais aussi avec ce qui éclaire notre rapport à la jouissance et à la loi qui la limite.

Ainsi ce trajet affirme-t-il que toute pratique qui situe en son cœur la nécessité de la parole et du langage s’expose par leur fragilité même à de graves dérives, si les avancées de la Littérature et de l’Art, dans ce qu’ils ont de plus efficient, leur création de sens neufs au sein des sens admis, ne sont pas prises en compte.

Et ce d’autant plus, que la croyance dans le progrès qu’apporterait la domination de la science et de ses procédures, s’accroît sans tenir compte de son impuissance à produire un quelconque apaisement, tant de la souffrance humaine, que de l’avenir de l’humanité.

Qu’on la réduise à être la seule garante du vrai, et ce malgré la dénonciation par les plus grands scientifiques eux-mêmes des apories de leurs découvertes, ne résout pourtant pas ce qu’il y a en l’homme de plus essentiel : l’amour, le désir, la douleur d’exister. La passion amoureuse, la difficulté de vivre, l’angoisse de la mort n’ont guère trouvé de résolutions via les connaissances et technologies scientifiques nouvelles dont on ne peut qu’admirer cependant les prouesses. L’examen de l’histoire récente du mouvement analytique démontre que la tentation fut alors considérable d’essayer de faire entrer le corpus et le dogme dont la science relève, dans le forçage du tout topologique, au mépris des élaborations cliniques prenant en compte l’irrationalité de notre destin… Or le désir de l’analyste n’est que modeste désir d’articuler, appendu à une recherche sans cesse renouvelée, de découvrir, une énonciation inédite qui fasse événement. En ce sens le psychanalyste, son patient et l’écrivain se rejoignent.

Faut-il rappeler que la poésie d’Esther Tellermann, comme Ses interventions en tant qu’analyste, se situent exactement en Ce lieu ? Carrefour fécond s’il en est. Car la poésie, dans ses mécanismes propres, démontre, à l’œuvre, la validité de l’inconscient freudien. Ainsi l’intégralité du présent livre se construit-elle comme un tissage entre deux incommensurables, qui valent aussi pour chaque sujet en tant qu’ils le guident d’être refoulés.

Qu’est-ce à dire ? Si ce n’est la rencontre entre la lettre et le signifiant. Le signifiant dont le pouvoir ne tient qu’à la manière dont il assone, parfois de façon radicalement dissonante, mais certainement pas par sa signification ou son sens, car y prévaut toujours un imaginaire qui égare. Cependant que les lettres se combinent pour ressurgir au cœur des mots, et en infléchissent le cours prévisible, le distordent, comme c’est le cas pour le lapsus, le mot d’esprit. C’est grâce à de telles surprises qu’il est possible de supposer, à cette machinerie verbale automatique, un sujet, non pas celui académique qu’encense la psychologie, mais bien celui divisé par le langage, comme l’exige le sort humain commun qui échappe à la folie.

Ce livre n’est donc aucunement un exercice de psychanalyse appliqué à la littérature ou et encore moins de littérature appliquée à la psychanalyse, mais un travail qui, à partir de la littérature et de l’Art, prenant pour prétexte le savoir du créateur, s’affirme manifeste renouvelé pour une analyse soucieuse de la matière fondamentale qui fait le parlêtre. Prendre une telle position aujourd’hui s’avère être une ferme invitation à une réflexion nécessaire pour que la psychanalyse puisse se maintenir dans ce qu’elle a de plus efficient : traiter le symptôme tant individuel que collectif. Car son savoir est le seul qui soit à même de lire avec pertinence le fait contemporain, par-delà la violence ou la ségrégation.

Ce qui signifie également que ce savoir ne doit pas simplement conduire à la contemplation impuissante d’un désastre, mais offrir d’authentiques résolutions. Tel est le pari essentiel que soutient le présent ouvrage.

« Une journée avec François Rouan »

Réalisation Jean-Louis Rinaldini